Au Cul-de-Morr, Piero vidait des godets plus vite qu'un truand vidait les bourses des passants sur le marché de Sartosa. Les breuvages, infects, refusaient catégoriquement ce se laisser ingurgiter, rendant nécessaire de les boire d'un trait, avant que leur cocktail de saveurs infectes ait le temps de s'installer sur les papilles. Certains habitués du coin ne devait d'ailleurs plus pouvoir sentir les goûts à force d'avoir enchaîné les godets au vu de la facilité avec laquelle les liquides formant un arc-en-ciel de brun et de jaune pisse coulaient dans leur gorge.
Rien d'autre à signaler que ce que Piero avait compris en poussant la porte de la piaule insalubre: la taverne rassemblait la lie de Trantio, les déshérités, les chiens, les malaimés. Toutefois, ses connaissances des bas-fonds avisaient le bandit au grand cœur à ne pas se méprendre sur la nature de ceux qu'il voyait. Les adeptes de Shallya ou de Ranald, pétris des meilleurs intentions, se feraient un devoir de les absoudre de leurs erreurs. Les premiers pleureraient sur les conditions de vie terribles des enfants qui deviendraient les monstres de demain, sur la décadence de la société, sur la perméabilité des hommes aux Ténèbres. Les seconds fustigeraient les riches, les nobles, les véritables truands qui, selon eux, paradaient dans les manoirs en vêtements de soie et pas dans les rues en chemises percées. Ils avaient partiellement raison, ils avaient partiellement tort.
Car autant que la vie nous forge, nos choix nous définissent. Reproche-t-on au fer d'être de mauvaise qualité quand la lame éclate sous le choc ou blâme-t-on le forgeron incompétent? Fustigeons-nous la pierre fourbe quand l'édifice s'effondre ou renvoyons-nous le maître d'œuvre qui n'a pas sur travailler avec? A ce même titre, fallait-il se tourner contre les conditions d'existence avilissantes du nouveau-né ou contre l'homme qu'il deviendrait? A qui s'en plaindre d'ailleurs?
Les dieux civilisés étaient trop haut, et Rhya indifférente.
Au final ils restaient à critiquer, ces criminels et malandrins. Personne ne leur avait demandé d'égorger pour trois pièces à l'effigie d'un prince disparu, personne n'avait exigé d'eux qu'ils violent des serveuses apeurées, personne n'avait requis qu'ils pillent des commerces. Ces dangers publics devraient être surveillés, par la force si nécessaire. Le sabre de Piero rougirait peut-être encore de sang cette nuit et les âmes de gens que personne ne regretterait rejoindraient peut-être Morr par son cul.
-"C'te richou là, il mourra d'un accident."
-"Qui t'la dis?"[/b
-"L'Ale! C'est l'Ale qui a le coup. Demain, pendant le spectacle..."
Les silhouettes qui parlaient appartenaient à deux hommes dans un cercle de quatre. Des travailleurs des carrières au teint blanchi par le marbre extrait à la sueur des mains et aux bras brisés par des décennies de travaux de force. La puanteur suave de la sueur, intolérable à tout nez ayant connu plus d'un bain annuel durant toute sa vie, aurait fait frémir un gobelin. Ils se partageaient le contenu d'une énorme cruche aux effluves de fromage de brebis trop fait. Vêtus de noir et de gris, ils donnaient l'apparence de fantômes, de spectre condamnés à errer pour l'éternité autour de la table ronde où ils avaient pris place. Se sentant écouté, l'un d'entre eux fit signe à ses compagnons de parler plus faiblement et Piero ne put rien entendre de plus. Cette information en poche, il franchit la porte pour l'ouvrir sur un gaillard costaud et tatoué d'une lame enflammée sur le bras droit. Un "protecteur" des dames, en vérité un guetteur chargé de renvoyer à la boue les clients trop pénibles. Se forçant à sourire, il laissa passer le bandit sous couverture avant de lui lancer:
-"Hésitez pas à revenir demain soir! On a la Compagnie du Rat Noir qui passe nous chanter la chanson et nous montrer des femmes!"
Le noir le plus absolu étreignait Trantio. Les rues, silencieuses, ne s'agitaient que pour étouffer le pas feutré des voleurs de nuit et celui, martial, des patrouilles mercenaires. Le chemin à la Rosa Blanca serait quelque peu long mais sans agitation majeure. Peut-être pourrait-il en profiter pour commencer un de ces plans qu'on lui avait appris, dans les Irranas?