Pourtant, même si Nola ne parvenait pas à intimider ou à rendre poli ce sbire, elle devait avoir gratté quelque chose — on ne savait trop quoi — car le voilà qui fit un signe de l’index, hautain, l’invitant à approcher. Il y avait de quoi le gifler pour une telle insulte, encore qu’il n’eût pas poussé le délire à claquer des doigts. C’est lorsque l’Amazone s’approcha (Par jeu ? Parce qu’elle s’en foutait ?) qu’il se courba un peu dans son siège pour lui murmurer quelque chose tout bas.
« J’ai un troisième conseil pour votre vie à Remas… »
Ah oui, elle avait oublié cette connerie.
Quand il l’avait débarquée du bateau, alors qu’elle était en haillons, couverte de crasse et de sueur, et qu’elle avait jeté son regard sur cette magnifique ville pour la toute première fois, avec son ton condescendant, il lui avait murmuré un « premier conseil » sur les mœurs de Remas, qui était une phrase du style, « On n’est que ce que l’on accepte de montrer aux autres ». Après quoi il lui avait trouvé un lit confortable, un bain chaud, et des vêtements propres.
Six mois plus tard, durant un entraînement au sein du manoir Telli, l’un des hommes d’armes de signore Marco avait lancé une moquerie vache et paillarde — fatiguée de trois heures de lutte frustrante, ça avait achevé de lui faire bouillir le sang, et elle avait tenté un coup de couteau pour venger l’affront : le bras de Loredan, surgissant de nulle part, peut-être des enfers, l’avait retenue net. Et voilà qu’avec son même ton d’enfoiré doucement méprisant, il avait balancé son « deuxième » conseil : « Les sanguins sont admirés. Mais les gagnant mangent la vengeance froide. »
Il aimait s’entendre parler, ce salopard. Et il semblait particulièrement apprécier d’endosser le rôle du mentor, alors qu’il n’avait, au fond, pas grand-chose à lui apprendre. Alors, allons-y, quelle bêtise suffisante et condescendante allait-il siffler entre ses dents ?
Loredan tira un peu sur son manteau, et par un mouvement de hanche, il dévoila un objet qu’on ne s’attendait pas à voir sur un bonhomme précieux et bien habillé comme lui : le manche d’une dague. Et pas un stylet de noble prêt à se faire agresser dans la rue par un sicaire, comme il y en avait beaucoup en Tilée : une dague à pommeau large, une arme de soldat. Couvrant son poignard avec son manteau, peut-être pour que le duo de la Calimala derrière ne le découvre point, il tira sur la lame pour mieux la présenter à Nola.
« Ne menacez jamais un homme avec du bon temps. »
C’était une grosse dague à dents, avec une inscription en écriture Classique dessus. Aucune idée d’à quoi ça faisait référence, et ça ne renseigna pas plus Nola sur la faction ou l’appartenance de Loredan, du moins s’il en avait une. Mais il y avait une certitude : c’était une arme de guerre entre ses mains. Alors, était-il vraiment un imbécile complet qui s’inventait une vie, ou bien y avait-il autre chose derrière son apparence de vieux monsieur élégant ?
Quelques instants plus tard, quelqu’un entra dans la grande pièce d’attente.
C’était Veronica Venier, la secrétaire de Marco Telli. Nola ne savait presque rien d’elle, même si elle était tout le temps aux côtés de son maître partout où il allait dans le palais. Elle était belle, et elle portait des vêtements masculins, ce qui la faisait pas mal trancher avec le reste du personnel de la mesnie, mais elle n’avait jamais parlé de façon personnelle avec l’Amazone.
En la voyant, Loredan rangea vite sa dague et se releva tout droit avec un grand sourire. Mais à sa surprise, voilà que Veronica leva la main pour l’intimer qu’il n’était pas nécessaire de se gêner. Avec une petite voix très douce, elle indiqua :
« Ne vous dérangez pas tout de suite, signore Loredan. Maestro Telli souhaite parler quelques minutes à notre gladiatrice avant que vous n’entriez. »
Cela, par contre, c’était… Original. Telli parlait parfois avec Nola, il lui arrivait de la recevoir pour parler de ses performances à l’entraînement, d’endroits où il souhaitait qu’elle l’accompagne pour se faire voir, de comment il avait besoin d’elle pour se donner en spectacle en public… Mais Loredan, qui s’occupait de tout cet aspect « vitrine » autour de Nola, était toujours présent, c’était un peu lui l’expert. Telli avait très rarement demandé à voir Nola seule-à-seul.
Bien qu’un peu surpris, Alvise Loredan retrouva en une seconde son caractéristique sourire, et il se rassit sur son fauteuil avec une petite phrase :
« Hé bien ne faites pas attendre Son Excellence, alors. »
Avec une courbette, Veronica invita Nola à la suivre. Les deux passèrent alors dans le couloir, et continuèrent jusqu’à une porte solidement gardée par un Garde Républicain en faction. Il s’écarta en voyant arriver la secrétaire, qui ouvrit la porte et laissa Nola entrer devant elle.
C’était l’un des bureaux des triumvirs. Une immense pièce fort jolie, feutrée, chaude malgré la mauvaise saison et la fraîcheur de dehors. La lumière provenait d’immenses baies vitrées qui occupaient toute la façade du mur devant. Il y avait là d’autres tapisseries, des tableaux de maître représentant de grands moments de l’histoire de Remas. Au sol, un grand tapis à l’Arabéenne, cousu de fils d’or, et dans un coin, un grand aquarium carré où flottaient des poissons multicolores, juste adjacent à une boîte à musique. Luxe et confort habitaient cette pièce.
Mais Telli n’était pas le genre d’homme à beaucoup en profiter. L’immense bureau en ébène au milieu de la-dite pièce était recouvert à en craquer de feuilles, de livres, et de parchemins dans tous les sens. Il y avait même des colis éventrés, remplis de paperasse et de volumes. Preuve ce que n’était pas de la décoration, beaucoup étaient ouverts et tournés vers le grand siège un peu vétuste posté derrière. C’était ici que Telli travaillait pour Remas, la Calimala, et aussi un peu pour lui-même — et en ce moment, il était debout, les bras croisés, en train de discuter avec quelqu’un. Les cernes autour de ses yeux montraient qu’il n’avait pas beaucoup dormi hier soir.
Remas était une cité bizarre — elle avait décidé que ses dirigeants seraient choisis par un Dieu, mais en l’occurrence, il s’agissait de Ranald, saint-patron des chanceux, des joueurs et des voleurs. Trois triumvirs se partageaient le pouvoir exécutif, chacun désigné pour seulement trois années, avec un renouvellement chaque année par tirage au sort d’un d’entre eux. À en croire le sage Arese, il n’y avait eu que cette ville pour adopter un tel système de gouvernement, qui évitait la tyrannie de politiciens de carrière, ou celle de dynasties familiales qui s’allieraient entre elles.
Telli n’était donc pas l’homme le plus riche, le plus charismatique, ou le plus puissant de Remas. Mais il était triumvir encore pour cette année au moins, et en tant que patron de la Calimala, cette immense guilde de drapiers, il possédait une influence incontournable.
L’homme avec qui il était en train de parler, Nola ne le reconnaissait pas. Mais à son uniforme et son plastron, il devait être un militaire — à moins que ce ne soit sa tête au visage froid qui trahissait son rôle martial.
« Ce que j’ai promis aux autres vaut également pour vous, votre excellence.
– Je vous remercie, mon général. »
Les deux hommes s’échangèrent une poignée de main bien franche. Puis le soldat s’éloigna avec une valise à la main, en faisant un simple signe de tête en guise de politesse à Nola. Pendant ce temps, Marco Telli repris place derrière son bureau.
« Je vous remercie, Veronica.
Nola, vous buvez quelque chose ? »
Était-il utile de soigner une gueule de bois par une rasade de vin le ventre vide ? En plus, la question était purement pour son invitée — Telli était le genre de personne bizarre à commander…
« Un verre d’eau minérale avec glaçons pour moi, je te prie. »
La secrétaire s’exécuta en allant ouvrir un buffet réfrigéré. S’asseyant dans son fauteuil, Telli lit rapidement un papier dans sa main en fronçant des sourcils, comme un myope débutant qui n’avait pas encore renoncé à l’idée de porter des lunettes, puis finalement, hocha de la tête avant de lier ses mains devant lui, et de porter toute son attention envers l’Amazone.
« Bonjour, Nola. Comment allez-vous ? »
Question purement de politesse. Les Tiléens adoraient tourner autour du pot dix minutes avec du « blabla » avant d’aborder le sujet qui les intéressaient. Telli était très fort pour ça, à raconter des choses sur ses enfants, ses affaires, le climat général à Remas, avant d’enfin admettre pourquoi il la recevait ainsi en solitaire… Cela allait être bien chiant, mais elle n’allait pas avoir d’autre choix que de se soumettre à cette tradition méridionale.