Les troupes pataugeaient dans la neige et la rudesse de la route. Il fallait éviter que les chariots ne basculent sous leur poids, que les attelages craquent, parfois même éviter une crevasse qui aurait pu emporter un homme.
Le premier col fut un enfer. Emmitouflés dans des vestes fourrés que le temps et les mites avaient râpé, les soldats grognaient en lâchant des volutes de vapeur. Ici, l'air était une denrée rare. Contrairement à la neige et aux rocs.
Et puis il y avait les montagnards, disparus depuis des jours, sauf leurs autels, et les avertissements. Cette manticore noire sur fond orange, peinte sur les troncs des épicéas, sur des rochers, parfois agrémentés de crânes blanchis, de piques.
C'était un symbole guerrier sans aucun doute. Chacun en allait de sa petite théorie. Chef de tribu, clan, roi d'au delà des monts. Ce qui était sûr, c'est qu'ils s'enfonçaient bien au delà des limites de la civilisation.
Lorsque Daine vint parler à Pedro, ce dernier soufflait sur ses gants au côté d'un cocher sur un chariot d'armes. Il expliqua posément :
-Ils ont l'avantage du terrain oui. Mais nous sommes obligés de passer par là. Ce sont les cols qui mènent à la Sierra del Moncayo. Là bas nous devrions être abrité des déluges de l'hiver, et nous serons au château. Cependant tu as raison, nous sommes au cœur de leur territoire. Si nous ne sommes pas attaqués durant les prochains jours, alors ce sera l'accalmie jusqu'à l'assaut de Castel-Visconze.
Trop tard pour reculer après tout. Retraverser la moitié des montagnes seul était un suicide. Les mercenaires les plus démotivés en avaient d'ailleurs fait le deuil. Il ne restait qu'une fuite en avant, une fuite à l'estalienne, face au danger, la cape au vent et l'épée tirée.
Et le danger viendrait ils en étaient sûrs.
Un premier signe inquiétant fut la découverte d'une carcasse rongée dans la neige. Celle ci prenait une allure de camaïeu de rouges sombres s'oxydant à l'air glacial. Les os avaient été broyés. Explosés. Ce qui avait dû être un cerf ou un animal proche n'était qu'un reste sanguinolent.
Cependant, une flaque que les éclaireurs n'avaient pas remarqué, se concentrant sur la scène de carnage, attira l’œil de l'assassin. Une flaque qui avait fait fondre la neige, créant une sorte d’alcôve de glace. C'était un liquide épais, aux teintes jaunâtre mais relativement clair. Du venin. Il avait étudié les différents poisons auprès de l'Apothicaire et de la Confrérie pour le reconnaitre. C'était un liquide recherché, dont une seule fiole valait le prix d'un destrier sur le marché noir des officines. Du venin de manticore.
"Ce qui a fait ça ce n'est pas une bestiole ordinaire."
Malheureusement les heures avaient passé et la mortelle substance était devenue intransportable, perdue par le froid et l'oxydation. Mais même dans cet état il savait que la moindre erreur de manipulation pouvait tuer un homme en l'espace de quelques battements de cœur. À l'annonce de ce qui avait commis ce carnage, les hommes blêmirent. Une Manticore. Ces créatures que le chaos vomissait depuis son nord maudit. Et l'une d'elle était venu s'échouer dans les montagnes des Irranas. Pire que ça, les Montagnards l'avaient pris comme symbole. Lorsque le convois se remit en route, on fit un large demi-cercle pour ne pas approcher des os sanglants et des gouttes de poison.
On faisait tomber la neige qui collait aux bâches et aux vêtements, on empilait les couvertures sous lesquels les voyageurs éreintés oublieraient les affres d'une traversée à travers la cordillère. Les feux s'allumaient, pathétique espoir de se réchauffer. Les chevaux recevaient une ration de fourrage pour calmer leur faim, les hommes avaient de la viande séchée et du bouillon. Les deux amants dressèrent une tente au plus près d'un des feux. Ce soir on dormira en espérant garder ses doigts de pied.
Au cœur de l'hiver et des montagnes, une ville de tentes pour oublier un peu la guerre et le voyage. Ces derniers mois avaient été si étranges. Débarqué sur les quais d'une ville dormante pour terminer aux prises avec le Grand Jeu, celui de la guerre, des rois, et des hommes payés par les seconds pour faire la première.
L'ambiance n'était pas aux histoires de guerre ni aux dés ce soir. La plupart des soudards avait rejoint ses draps dès le maigre repas englouti. Le quart serait rude et la nuit longue. Alors il fallait gratter le maximum de sommeil avant de devoir se les geler à la lisière du camp, face aux pins noirs et à ce qui rôdait sous les frondaisons. Lové contre Magdalena, leur chaleur mutuelle pour se préserver des températures négatives. Un "Dors bien." et on laisserait Morr nous guider une nuit de plus.
Peut être même qu'il les guiderait plus en aval dans son royaume. Au plus sombre de la nuit, une poignée d'heures avant l'aube. Ils attaquèrent, deux semaines de frustration s'envolèrent tandis qu'égorgeant les sentinelles, une bande de barbares hirsutes dévalait des bois pour attaquer les guetteurs somnolents et les dormeurs. Ce fut la curée, on criait. Sauf que si l'attaque du convois avait vu s'affronter des hommes en arme. Là c'était des démons échappés de leur antre face à des malheureux dont les chausses n'étaient même pas correctement accrochés. Portant des peaux de bêtes sur leurs armures, des heaumes en crâne d'animaux ou des pelisses de fauves, les montagnards frappaient au travers du camps. Leurs armes n'étaient pas des armes de sauvages cependant. L'éclat de l'acier où se répercutaient les lueurs des torches et des braséros brillait même dans la pénombre. Un surin déchira la toile de leur tente, Magdalena hurla. Un homme barbu, la gueule peinturluré en noir et dissimulée à moitié sous une tête de lynx se présenta avant d'asséner un coup de la même lame directement dans le sac.
La cuisse droite de Daine se mit à lui faire ressentir une douleur immense tandis que sa mie cherchait frénétiquement l'arbalète. Elle attrapa l'arme, tira. Et deux carreaux se fichèrent dans la poitrine du monstre fait homme qui beugla à l'unisson avec l'assassin. Il n'avait plus qu'à se dépêtrer de cet horrible et bien trop prégnant cauchemar.