L'armature de la caraque craquait à intervalles réguliers tandis que le navire oscillait calmement, porté par le ressac des vagues qui venaient lécher les falaises blanches de la crique dans laquelle il mouillait. La cale de l'Estrella était froide et sombre. Elle était aménagée en prison et de grandes cages aux barreaux de fer s'alignaient les unes à côté des autres. Le sol de ces cellules était jonché de paille défranchie puant la pisse et le moisi et l'humidité ambiante rendait l'air malsain. Dans un coin dégagé, près de l'escalier qui permettait d'accéder aux ponts supérieurs, deux soldats jouaient aux dés sur une table ronde garnie d'une bougie, d'une bouteille en verre épais et de deux gobelets en bois. C'étaient des marineros, ces soldats de la marine estalienne qui embarquaient aux côtés des équipages pour livrer bataille sur la mer. Ils portait des chemises sales à manches bouffantes, des gilets en cuir élimé, des pantalons en lin bleu délavés et des dagues passées dans la cordelette qui leur servait de ceinture. Leurs morions étaient posés sur le sol à côté de leurs tabourets, et leurs rapières étaient posées contre le bordé. Ils discutaient à voix basse et jetaient les dés l'un après l'autre, poussant de temps à autres une poignée de piécettes vers le gagnant.
Il y avait précisément six cellules. Trois d'entre elles étaient vides. L'une d'entre elle était occupée par trois tiléens silencieux, assis à même le sol et plongés dans leurs pensées. La deuxième renfermait Elias "Trois-Doigts" et sept autres pirates capturés lors de l'abordage du Corbin. Dans la troisième, enfin, étaient enfermées deux femmes : Maria Lucini et Dazhia Evdokiyadoch Aisenyev.
Maria "La Sire" Lucini avait fui Sartosa à la faveur de la nuit, grimpant à bord du premier navire amarré aux docks de l'Homme Mort et proposant ses services sans même prendre le temps de négocier son offre. Soucieuse de quitter l'île au plus vite, elle s'était laissé engager contre une bouchée de pain à bord du Corbin, un brick dépassé et en mauvais état qui levait l'ancre cette même nuit pour récupérer une cargaison de contrebande sur une petite île au sud d'Almagora. Le capitaine du Corbin était Elias "Trois-Doigts", un marin alcoolique et endetté qui travaillait pour le compte d'armateurs peu scrupuleux de la trempe de Donato Buccina. L'équipage était à l'image du navire, un ramassis de loups de mer pouilleux aux dents manquantes et aux bras maigres, dont les regards lubriques se posaient sur la croupe de la Sire dès que celle-ci se baissait sur pour brosser le tillac, comme le lui ordonnait constamment "Trois Doigts". En deux jours, Maria était passée de capitaine de navire à matelot corvéable à merci sur un rafiot qui empestait la misère et le mauvais rhum. Quelques jours à peine après qu'ils aient pris la mer, ils essuyèrent un grain qui mis à mal le brick déjà fatigué et une série d'avaries se déclara. Manann semblait avoir pris le Corbin et son équipage en grippe car, alors même que l'équipage commençait à se mettre au travail pour repartir le plus vite possible, la vigie repéra une voile à l'horizon. C'était un galion de patrouille estalien qui, une fois qu'il les aperçu, n'eut aucune difficulté à voguer à leur rencontre. S'ensuivit un simulacre d'abordage durant lequel la moitié de l'équipage du Corbin fut passé par les armes, et l'autre moitié, dont la Sire, fût mis aux fers et entassé dans la cale du galion tandis que les canons rugissaient et que le Corbin trouvait enfin son repos dans les tréfonds des mers du Sud. Quelques jours plus tard, la cargaison de prisonniers fut transférée sur l'Estrella.
Dazhia Evdokiyadoch Aisenyev connu le même sort que la Sire. Après avoir mis le cap vers Sartosa et avoir traversé maintes péripéties dans la Mer des Griffes et dans le Grand Océan, la Meute s'enfonça dans les mers du Sud en longeant l'Estalie. L'embarcation, de facture norse, était parfaitement calibrée pour les longs voyages de la sorte. Son équipage était solide et réduit, et le couple de capitaines formé par Dazhia et Gunnolf Valkorson inspirait courage et goût du risque aux marins nordiques. Les rameurs s'époumonaient à chanter en chœur tandis que le vent vif soulevait l'épaisse crinière rousse de la jeune femme. Mais ces rêves d'aventure furent rapidement maîtrisés par la marine estalienne. Leur oiseau de malheur ne fut pas un galion, mais trois frégates légères et rapides qui devancèrent le drakkar. Dans un tonnerre d'acier et de poudre, les canons ennemis démâtèrent la Meute, firent voler les rames en éclat et réduisirent en charpie les trois-quarts de l'équipage. Gunnolf fût démembré sous les yeux de Dazhia par une salve particulièrement précise, et seule la jeune femme fût tirée de l'eau alors que le drakkar sombrait avec les rêves de liberté qu'il portait. Deux jours après, c'est une Dazhia enchaînée qui était transférée dans les geôles humides de l'Estrella.