Accoudés au bastingage de la Vierge de Glace, le navire sur lequel ils avaient embarqué de nombreuses semaines auparavant, les cheveux balayés par les embruns salés de la mer, dont les ondes blanchâtres venaient s’écraser contre la coque en bois de leur embarcation, Arthur de Beaumont et Arzhvael de Bastogne observaient le paysage qui s’étendaient devant eux, et surtout, tentaient d’apercevoir leur objectif, cette terre inconnue, presque au bout du monde, et qui leur tendait les bras : l’Arabie. Pour de nombreux chevaliers, ce nom évoquait plus les croisades qu’autre chose, mais c’était également une terre mystérieuse, commerçante, aux coutumes différentes de celles de leur contrée natale, si tant est qu’on eut pu dégager une uniformité de tous ces duchés aux mœurs bien particulières. Une voix rugueuse les tira de leurs pensées, aux accents froids des contrées nordiques du Kislev :
« On devrait arriver demain à Copher, messires. Rien n’apparaîtra d’ici demain. »
Celui qui venait de s’adresser aux deux jeunes hommes était le capitaine du navire : grand, doté d’une chevelure blonde qui semblait briller comme une couronne dorée sous l’effet du soleil éclatant dont ils avaient été gratifiés ce jour-là et d’une moustache aussi impressionnante que savamment entretenue, Boris Godunov était de ces marins kislévites rompus aux voyages à travers toutes les mers du Vieux Monde. Originaire d’Erengrad, le grand port du royaume de glace, il avait grimpé un à un les échelons de la hiérarchie navale commerçante pour finir par obtenir son propre bâtiment : un solide trois-mâts dont l’équipage composite lui permettait de trouver les meilleurs mouillages dans tous les recoins du monde. Il avait accepté de convoyer les deux chevaliers, moyennant finances bien sûr, de Bordeleaux, leur point de départ, à Copher, la clé de l’Arabie et son joyau du négoce. Tout au long du voyage, cet homme bourru leur avait conté, quand l’envie lui prenait et la boisson le permettait, ces souvenirs divers, et il fallait reconnaître qu’entendre quelqu’un ayant vu les côtes d’Ulthuan en parler était une expérience rare. Sur ces mots, il s’éloigna pour houspiller un mousse qui manquait apparemment de vigueur à la tâche, et le silence retomba sur le bout de navire occupé par les deux nobles. Que de chemin parcouru depuis leurs débuts respectifs, au sens propre comme au sens figuré d’ailleurs. Et ce n’était pas cette mission en terre inconnue qui allait contredire la direction qu’avait pris leur destinée jusqu’à présent.
***
La surprise des deux chevaliers avait été grande en recevant un pli signé de la main-même du duc Alberic de Bordeleaux, les enjoignant de venir le retrouver à sa cour aussi vite qu’ils le pourraient pour une audience privée. Que leur voulait-il ? Le duc était connu pour sa sévérité et son austérité sans commune mesure en Bretonnie. Certains murmuraient que les entraînements des chevaliers de sa maison étaient d’une telle difficulté que le taux de mortalité était plus élevé au repos qu’en mission sur ses terres. Inutile de préciser qu’une telle réputation faisait fuir les candidats les moins assurés, mais attiraient les jeunes nobliaux en quête de gloire et de vaillance. On ne servait pas le duc Alberic : il vous choisissait, et il fallait se montrer digne de cet honneur. Ainsi prévenus par la rumeur locale, Arthur de Beaumont et Arzhvael de Bastogne se présentèrent à la cour ducale un matin, quelques chevaliers gratifiant le premier de salutations appuyés et de commentaires encourageants quant à ses exploits contre la vouivre qui avait menacé les terres de son vassal. S’il n’avait pas triomphé, un tel courage ne pouvait que faire parler dans cette cour où tous rêvaient de se montrer à la hauteur de la confiance de leur suzerain. Finalement, les deux jeunes gens furent introduits dans la salle ducale, où les attendait Alberic de Bordeleaux. A première vue, la réputation du duc semblait correspondre à son allure physique. Grand, mince, le visage émacié, presque taillé à la serpe, surmonté d’une chevelure poivre et sel soigneusement entretenue, doté d’yeux gris acier particulièrement déstabilisants, l’homme dégageait une impression d’autorité saisissante. Et ce n’était pas sa tenue de maille complète et la cape d’un bleu tellement sombre qu’on eut dit du noir qui irait contredire l’ensemble préalablement observé : un roc, tout simplement. Dardant son regard perçant sur les deux arrivants, il attendit que les hommages de rigueur lui soient rendus pour déclarer :
« Messires, si je vous ai fait quérir de manière aussi prompte, ce n’est point pour perdre mon temps en explications savantes : j’irais donc droit au but.
Vos exploits respectifs ont fait parler dans de nombreuses cours. En bien ou en mal, mais vous me semblez hommes à relever le gant du défi quand il vous est jeté à la figure. J’ai besoin de chevaliers de votre trempe, prêts à tout sacrifier pour servir la Dame, et le Roy.
Etes-vous de ceux-là ? »
Il s’interrompit un instant, puis asséna d’une voix grave, rocailleuse :
« Il y a quelques jours, un voleur s’est introduit dans le château et est parvenu à voler une sainte relique de la Dame, dans ma famille depuis des générations. Malgré un interrogatoire poussé des serviteurs, nous n’avons pas réussi à obtenir le moindre renseignement.
Mais un informateur du Roy, actuellement en Arabie, a fait savoir que la relique avait été aperçue sur les marchés de Copher. Malheureusement, il n’en sait pas plus.
La relique en question est un collier ayant appartenu à mon ancêtre, Marcus de Bordeleaux, compagnon de l’Unificateur. Sa valeur est inestimable, à mes yeux, et, j’en suis sûr, aux yeux de la Dame. Ceux qui le retrouveraient se verraient récompensés par cette dernière, assurément… Et par moi-même.
Les chevaliers de ma maison sont trop peu nombreux pour que je les envoie au-delà des mers, et du reste, beaucoup ne peuvent abandonner leurs terres. C’est pourquoi je me tourne vers vous. »
Le ton sur lequel le duc finit sa phrase sous-entendait fortement qu’un non eut été très mal accepté. Claquant dans ses doigts, le duc appela un serviteur qui s’empressa de lui remettre un parchemin qu’Albéric leur tendit. Dessus, dessiné finement à l’encre noire, l’image d’un collier.
« Heureusement, notre chroniqueur familial s’était lancé dans une nouvelle épopée de Marcus de Bordeleaux, et avait commencé à travailler sur les estampes accompagnant son futur opuscule. Nous avons donc une retranscription fidèle de son apparence. »
Il y eut un nouveau silence, le duc laissant le temps aux deux jeunes gens de consulter le parchemin, puis il acheva :
« A votre arrivée, tentez de trouver Adémard Le Noir, c’est le nom de l’indicateur en question. Je compte sur votre vaillance pour revenir vivants avec la relique, au nom de la Dame ! »
***
Alors que leur revenait en mémoire pourquoi ils étaient à présent sur ce bateau voguant sur les flots, les deux jeunes chevaliers furent interpellés par une voix cette fois-ci féminine :
« La soupe sera bientôt prête, les beaux sires ! »
Armée de sa fidèle longue-vue, le second de Godunov, qui se révélait être une seconde, fait suffisamment rare sur un navire pour être souligné, venait de leur rappeler que la journée touchait à sa fin, comme en témoignait le soleil qui entamait sa descente, permettant à l’air de se rafraîchir quelque peu. Les dépassant, une femme à la musculature sèche, sculptée par des années de travail harassant entreprit de rejoindre le point habituel où était servi la nourriture pour l’équipage et les deux passagers, non sans avoir auparavant envoyé une œillade suggestive à Arzhvael de Bastogne. Hormis son prénom, Lorenza, personne ne savait qui elle était vraiment. Tout juste certains marins avaient consenti à expliquer qu’elle était apparemment d’origine tiléenne, et que le capitaine était revenu un beau jour avec cette fille, et qu’elle était restée à bord, devenant rapidement son homme, ou plutôt sa femme de confiance. Certains paraissaient trouver la chose désagréable, incommode, voire légèrement inconvenante, en marmonnant que c’était coup à déchaîner la colère de Manann, mais d’autres admettaient que la jeune femme savait ce qu’elle faisait. En tout cas, elle connaissait quelques rudiments d’arabe et de bretonnien, ce qui en avait fait une interlocutrice privilégiée au cours de la traversée, et elle avait appris aux deux chevaliers un lexique basique pour leur futur périple en Arabie. Certes, il y avait difficilement de quoi tenir ou comprendre une conversation rapide et soutenue, mais le minimum était là. D’ailleurs, la tiléenne avait fait comprendre à plusieurs reprises que donner des leçons « particulières » à l’un des deux chevaliers ne la dérangeait pas le moins du monde…
Bientôt, tout le monde fut assis, une écuelle à la main, et les conversations se mirent à fuser dans un joyeux mélange de différentes langues, chacun baragouinant finalement un sabir commun que le voisin comprenait à peu près. Et bientôt, le moment tant attendu arriva : celui des récits du capitaine. Cependant ce dernier, pour une fois, ne commença immédiatement à parler, et décida plutôt de tourner sa tête vers les deux chevaliers, en leur demandant :
« Pour ce dernier, je vais laisser nos deux invités raconter. Allons messires, des exploits à nous narrer de votre pays ? Quelque historiette juteuse ? »
Tous les regards se tournèrent vers eux, et tandis qu’une bouteille de tord-boyaux du meilleur acabit, soit dévastateur pour n’importe qui hormis un nain, circulait, les marins attendirent patiemment la réaction des deux nobles… Un dernier récit avant d’accoster, le lendemain, et de ne plus se gorger de mots, mais aussi d’action…