C'est ainsi que Darn put constater la destruction qui avait frappé le lieu. Les bâtiments taillés dans un mélange de bois tropical et d'essences tiléennes avaient été calcinés, les fondations tranchées avec des lames lourdes, des meubles et des denrées alimentaires étaient rassemblés en véritable charniers et brûlés. Même les animaux marins comme les crabes ou les tortues que l'on voyait parfois sur le rivage avaient désertés l'endroit, qui n'empestait que la mort. Notre ogre ne tarda pas à découvrir pourquoi. Des signes de lutte étaient visibles partout, des vieilles traces de sang caramélisé longeaient les murs calcinés. Quelques soldats sortirent brutalement de ce qui avait dû être la petite capitainerie de ce comptoir de deux cents âmes, hurlant de terreur et vomissant tout leur soûl. Par souci pratique autant que par prudence, le sergent du mangeur-d'hommes, un certain Antonio, petit moustachu en armure de conquistador, envoya son plus gros atout.
Ce que découvrit le jeune Gueule-de-Givre avait de quoi terrasser les cœurs les plus braves: le bâtiment avait été entièrement vidé de son mobilier et en plein centre s'élevaient des piques sur lesquelles étaient plantées des têtes humaines. Elles affichaient un air absolument terrifié malgré la pourriture qui avait dévoré la majorité de leurs traits, moisis leurs cheveux et laissé fondre leurs yeux. Des découvertes similaires furent rapidement faites dans le reste de la bourgade, dans les différents commerces et habitations. Le spectacle était horrible.
Un décompte rapide fût fait et on trouva une centaine de têtes tranchées, sachant que la population était le double à l'origine. Cela signifiait donc aux yeux du capitaine Marino Tercio que les colons avaient été récupérés par les attaquants. D'un geste sec il donna ordre de se disperser à ses troupes pour rechercher d'éventuels indices.
Darn pouvait maintenant décider de ce qu'il comptait faire: voulait rester avec quelques camarades humains et le sergent Antonio dans l'ancienne bourgade de Cœur-d'Estalie pour trouver des preuves supplémentaires? Peut-être souhaitait-il continuer à longer la plage avec ces humains en boite qui rouspétaient en permanence de ne pas avoir de chevaux? Ou alors, s'il était plus aventureux, peut-être voudrait-il pénétrer dans la jungle épaisse et bruyante de cris d'animaux qui recouvrait le reste du paysage, comme une mer verte face à l'océan bleu? Des êtres aux oreilles pointues étaient en train de s'y rendre, certains portant des armures fines semblables à celle portée par Erehyus ainsi qu'un autre, pratiquement sans vêtements, juste un pagne. Il avait deux lourdes lames et dansait d'un pied sur l'autre en avançant au son d'une musique invisible.
Mais nul ne pouvait décider pour un ogre!