Et aujourd'hui il n'en restait rien. Juste des roches entassées, à moitié englouties par le désert, et les tombes innombrables d'où ne sortaient que des squelettes moqueurs dont les doigts osseux se tendaient vers le pilleur de tombes en semblant lui dire: "Profite, mon ami. Profite, car bientôt tu seras comme moi."[
Entre des rochers au bord de l'eau, niché dans un creux aménagé par lui, arrosé juste ce qu'il fallait par les ondes océaniques, un crabe se reposait. Ses grands yeux noirs sillonnaient l'immense plage devant lui, une étendue qu'il considérait infinie et qui avait, d'aussi loin qu'il se souvenait, constitué son foyer. La faim, jusque là contrôlable, le tirailla tant et si bien qu'il finit par se lever de sa cachette favorite pour s'aventurer sur le sable chaud. D'un œil expert, il vérifia l'absence de mouettes dans le ciel ou d'un congénère plus épais sur son territoire. Rien, si ce n'était cette espèce de montagne vaguement blanche qui traversait les flots. Considérant que le danger était écarté, il se décida à descendre de son perchoir pour s'aventurer sur la jetée. Une petite crevette lui apparut bientôt à travers les flots et, décidant qu'il était plus que de temps de se sustenter, il se lança à sa poursuite. Une ombre soudainement: un oiseau peut-être? Un choc brutal et un craquement de chitine. Des pas lourds qui écrasaient ses restes de carcasse. La guillotine à crustacés se trouvait être une longue planche de bois servant de pont de fortune à un navire aux courbes délicates qui semblait davantage se mêler harmonieusement à la plage que la fendre comme l'aurait fait un galion bretonnien.
Sur ses voiles s'affichaient fièrement les écussons de Lothern, entre ce phénix noir resplendissant et ce dragon rouge menaçant, les deux symboles qui affichaient les ambitions des elfes à la face des neuf mers. La renaissance permanente et la violence brute. La grâce et la force. L'onde et la tempête. Sous le soleil d'Arabie le navire brillait d'une prestance féérique au point que, si des hommes peu renseignés s'étaient trouvés là, ils auraient cru à quelque apparition divine.
Mais rien de divin dans ce bateau si ce n'était l'habileté de ses concepteurs. Maintenant qu'il était à quai, il fallait décharger et la force des bras des marins serait mise à contribution, comme toujours. La destination: un regroupement de tentes blanches, bleues et dorées si bien installé qu'on devinait sans peine que les occupants se constituaient d'excellents voyageurs. Une grande oasis garantissait un approvisionnement en haut et en nourriture si on s'en fiait à l'épaisse végétation qui la bordait.
Sur le navire, la silhouette gracile d'une jeune femme descendait le bois du pont, dépassée uniquement par un matelot en chemise grise qui trimballait une caisse contenant des cordages. Derrière elle se pressait, un peu trop à vif, un elfe au corps athlétique et vêtu d'une armure complète et hautement ouvragée qui ne l'avait quitté que pour dormir, et encore seulement les parties les plus lourdes. Il avait constamment en main une gigantesque lame à deux mains d'une finesse à faire jalouser un forgeron nain et qui, malgré sa taille, semblait légère comme une dague entre ses mains expertes. Là où sa compagne semblait émerveillée par ce décor gigantesque de dunes et de rochers s'échappant du sol tel des griffes animales fossilisées, lui paraissait sur la défensive, très alerte. D'un ton de reproche il lança:
-"Dame Virmyar, n'avancez pas si vite, voyons! Vous ne savez pas quel danger cette terre recèle! Soyez prudente!"
Depuis qu'on lui avait infligé le maître des épées Anetu Misos afin de la protéger depuis la Tour d'Hoeth, Jueleth n'avait jamais eu une seconde de répit. Constamment sur ses talons, il ne tarissait pas de reproches sensés amener sa protégée à davantage de modération, de prudence ou de respect des protocoles. Son passé jouait en sa faveur, il était vrai: assigné aux Annulii pendant deux cents ans, il avait développé une crainte extrême de l'inconnu et de l'incontrôlé, au point qu'on soupçonnait parmi l'équipage que cette mission en Arabie serait autant l'occasion d'aider à l'expédition que de le dérider quelque peu.
Derrière eux une vingtaine de lanciers et autant d'archers accompagnés de quelques ingénieurs et civils descendirent. Ils étaient l'escorte sensée aider les forces déjà sur place à accélérer les recherches et protéger les terrassiers. Restait aussi la question de cet objet étrange que Jueleth s'était vue confier: un étrange tesson doré sur une forme indéfinissable. Quelque chose y était gravé, mais personne n'avait su le traduire à la Tour. Étrange cas que celui-ci.
En revanche, quelque chose d'autre la gênait alors qu'elle arrivait sur la plage. Elle ne sentait plus la magie autour d'elle. Le rugissement des vents mué en douce brise. On lui avait appris à l'école, dans les cours de magéographie: en Arabie, les pôles sont loin et la magie se meurt.