– Nous ne savons pas. Des milliers. Des dizaines de milliers.
– Vous n’avez pas besoin de donner un nombre précis, quand vous êtes certain que nous allons tous nous faire tuer là-bas ; et on devrait défendre le fort Kaminski pour quoi, trois dengas d’argent ?
– Vous allez le défendre parce que c’est une corvée qui doit être faite. Et parce que personne d’autre ne veut le faire. Et si vous ne le faites pas, c’est tout le Vieux Monde qui va s’effondrer. Et si vous me dites que trois dengas c’est pas un prix suffisant face à des millions de vies, je refuse de vous croire. C’est ça qui différencie notre peuple de tous les autres : Mille ans de sacrifices coulent dans les veines du Kislev. Et chaque génération doit sans cesse se sacrifier à son tour.
Je crache sur ceux qui vous obligent à mourir, et je maudis le prix que vous allez devoir payer. Mais je fais la paix avec ça, et vous devez en faire de même. Maintenant vous grimpez sur ces remparts, et vous les défendez. Parce que quelqu’un doit le faire. »
– Tsar Boris Bokha, mettant fin à la mutinerie des Kossars.
Rovk somnole. Un petit sommeil léger. Un assoupissement incontrôlé, comme il en arrive à de nombreuses personnes fatiguées. Surtout quand on a perdu du sang, et qu’on a saigné comme lui. Les yeux clos, il se repose, se détend, étrangement à l’abri du vent, et du froid hivernal. Il est bien emmitouflé dans une couverture en laine de chien de traîneau, et pourtant, même son visage qui est découvert ne subit pas le moindre picotement, il n’a pas les joues qui rougissent face aux éléments. C’est comme si la température était parfaitement tempérée.
Il sent une poigne se crisper sur son épaule. On le remue. Et une voix grave, murmurée bien basse, résonne dans son oreille. Une voix familière, étrangement rassurante, malgré l’ordre sec qu’elle impose…
« Ouvre les yeux, Rovk.
Il est temps de se mettre en chasse. »
Rovk ouvre un œil. Puis l’autre. Et pourtant, alors que ses pupilles s’habituent petit à petit à l’obscurité, il ne parvient pas à mieux identifier son environnement.
Le ciel est noir. Mais pas à cause du coucher du soleil : il est noir parce qu’il est rempli d’arbres. Parce qu’une immense canopée de branches, de feuillages, de lianes exotiques, recouvrent le ciel avec tant d’épaisseur, qu’il est impossible de savoir quelle heure il est.
Ces arbres sont partout. C’est une végétation omniprésente. Les pousses entourent les talus, les mottes de terre, traverse le paysage en pénétrant les grottes et les caves, et, au loin, Rovk peut même apercevoir des maisons qu’on a bâtis sur d’immenses souches suspendues au-dessus du sol.
Rovk se redresse. Il est tout habillé sous la couverture — il n’a même pas retiré ses bottes. On lui a appris que ce n’était pas la chose à faire. Les températures peuvent tellement baisser, du soir au lendemain matin, que les pieds sont gelés, au point où on ne peut plus enfiler ses souliers sans hurler de douleur et ouvrir la peau à vif… Alors, le jeune homme sent sa hache collée à lui, son couteau pour éventrer et dépecer le gibier à sa ceinture, et se tourne vers l’homme qui plie ses genoux, pour imiter une grenouille, juste à côté de lui.
« Il ne faut pas craindre les bêtes. Mais il est nécessaire de les respecter… »
Cet homme, c’est son oncle.
Un solide trappeur, Baersonling typique, Arkor était vêtu pour aller à la chasse ; il avait demandé à une sorcière de bénir sa traque en dessinant une rune sur son visage, et avait entouré son cou d’un fétiche fait de petits ossements de proies rares qu’il avait déjà mis à mort. En plus de ses armes et de son gros bouclier rond qu’il attachait à son dos, il était impensable pour lui de se mettre en danger sans avoir offert quelques sacrifices à différents Dieux qui pouvaient assentir à son entreprise.
Rovk et lui étaient partis traquer un ours. Des jours maintenant qu’ils le suivaient à la trace, qu’ils cherchaient les pas qu’il avait enfoncés dans la tourbe, les arbres contre lesquels il s’était gratté, les fleuves où il avait subtilisé du saumon bien gras. C’était une guerre d’attrition, et de patience : l’être humain n’est ni le plus fort, ni le plus agile, ni le plus rapide des animaux… Mais il est le plus endurant, plus que tous les autres.
« Le Grand Ours doit être en train d’hiverner… Tu vas aller enfumer la caverne où il s’est réfugié pour le forcer à sortir. Il ne nous reste qu’à confectionner un piège pour l’empêcher de fuir… Et nous pourrons le saigner en lui offrant une mort honorable, à laquelle sourira le Molosse. »
Rovk était maintenant bien réveillé. Mais…
Mais rien n’allait dans cet environnement.
Ce n’était pas un souvenir. Non. Ça en avait l’apparence, comme un extrait issu de son imagination. Son oncle… Il l’avait déjà vu habillé comme ça. Le même accoutrement, les mêmes baudriers, le métal volé aux Sudistes lors de pillages lointains. Sauf que Rovk l’avait vu alors qu’il n’était qu’un enfant. Là, il avait sa taille d’adulte. Ça n’avait pas de sens.
Et tout ce qu’il avait autour… Ces immenses arbres, partout. Ils étaient traversés de magie. Et une magie qui n’a rien à voir avec la végétation, pas le Vent Vert.
Il sentait Ulgu, le vent des illusions et de l’obscurité, qui forçait tous ces arbres à danser au-dessus de lui, à obscurcir son environnement.
À fabriquer un univers chaotique, sans aucune prise avec la réalité.
« Ton père aurait été fier de toi, Rovk.
Tu ne l’as pas connu… Tu étais bien, bien trop jeune lorsqu’il est mort… Mais je pense que te voir comme ça, c’est ce qu’il souhaitait. »