« En privé… »
La tante avait répété ce mot qu’elle sifflait entre ses incisives.
Il n’y avait pas de privé. Ils étaient offerts à la steppe. Des jours maintenant qu’ils avaient dû, sans s’en rendre compte, quitter la Norsca pour passer dans… Autre chose. Aucun poste-frontière, aucun autre château qui semblait barrer leur chemin. Il n’y avait pas non plus de ponts, ou de routes bien délimitées, ou de panneaux pour indiquer la voie à suivre.
Ils étaient livrés à la sauvagerie. Au vide. Pas si différent de leur pays d’origine, en fait. Pour l’heure, qui ne semblait trop dépaysant. De la tourbe et un ciel gris de fin d’automne, voilà tout ce qui les accompagnait.
Au moins, le pillage de Maskaur avait servi à se faire un sort. Il y avait bien assez de nourriture — et de qualité — pour améliorer l’ordinaire, bien mieux que le poisson saumuré de Hörikr qui avait un goût bien trop insipide et quelconque. Ils dormaient à la belle étoile, en profitant de la garde rapprochée des guerriers qui formaient toujours une espèce de cercle autour des deux chariots, afin de guetter l’arrivée de possibles prédateurs, ou dangers de quelconque sorte. Pour l’heure, ils n’avaient rien affronté, sinon de maigres lemmings plutôt exquis.
Rovk tenta de livrer un témoignage le plus complet que possible. Mais comment résumer autant de choses à la fois ? Attentive, le jeune homme pouvait voir sur le visage de sa tante ses réactions au fur et à mesure de son récit. De grands yeux écarquillés. Des dents grinçantes. Des lèvres pincées. De minuscules tics de visage qui trahissaient sa colère ; certes, c’était une émotion commune chez elle, sa profonde hargne, surtout lorsqu’elle avait une saveur vengeresse. Mais là, c’était un autre sentiment beaucoup plus inquiétant qu’il pouvait déceler chez ses deux mentors…
Ella semblait pensive. Elle regarda dans le vide, faisait traîner ses yeux dans une direction ou une autre.
Peut-être qu’elle non plus ne comprenait pas ce que Rovk avait enduré. Mais si elle ne pouvait pas savoir, qui pourrait aider ?
Ella repoussa bien vite son neveu lorsqu’il tenta une embrassade. Elle posa ses mains sur ses hanches, et fit quelques pas pour s’éloigner. Elle glissa ses deux mains dans sa longue chevelure, et se retourna en soufflant.
Tove grommela un peu, puis, se hasarda à formuler une idée à voix haute.
« Tu as une idée de qui a pu faire ça ?
– J’en ai plusieurs. J’ai des hypothèses qui m’inquiètent bien plus que d’autres.
Qui m’inquiètent vraiment. »
Tove, d’habitude si câline, se détacha également du jeune homme. Et, en approchant d’Ella, voilà que les deux sorcières se mettaient à converser comme s’il n’était même pas là, avec elle, quand bien même il était le premier concerné de toute cette histoire.
« Peut-être que c’était accidentel ?
– Non. Je l’aurais décelé. C’est ça qui me fout les jetons, que j’ai… Que je n’ai senti aucune intrusion…
– Peut-être que tu n’étais pas trop attentive, et puis-
– Pas attentive ?! Répète encore une fois un mot comme ça Tove et je t’écorche vivante !
– Pardon, mes excuses, je ne-
– Pas attentive, mais putain. »
Elle souffla fort. Lécha ses gencives inférieures.
Puis, elle sembla rechercher un peu de prestance. Inspira profondément par le nez, rehaussa ses épaules en arrière, et lia ses mains devant elle. De deux pas, elle retournait près de Rovk.
« Bien. Tu te souviens, lorsque je te posais des questions sur tes rêves ?
Ce que je craignais semble être arrivé. Quelqu’un… Ou quelque chose… A tenté de te subtiliser durant ton sommeil. Il a tenté de vider ton âme, ce qui…
Ce qui normalement n’est pas censé arriver. »
Tove sourit nerveusement.
Oui, en effet, se faire vider son âme, ce n’est pas censé arriver.
« Je veux dire… C’est comme… Rah, comment le dire pédagogiquement ?
C’est comme si… Ton esprit était une maison. Une maison avec des portes qui ont des verrous. Parce que tu as un don, ta maison est… Attirante, pour beaucoup de choses dans l’Au-Delà.
Mais s’ils veulent t’enlever, il faut déjà qu’ils parviennent à passer outre les verrous de ta porte. Soit en les ouvrant par malice, soit en te faisant leur donner l’astuce pour les percer, soit… En forçant la porte.
Le truc c’est que, même si tu es jeune, et totalement inexpérimenté, tu n’es pas censé avoir des murs faits de paille. Ce n’est pas n’importe qui qui, en se baladant, comme ça, pendant que tu somnoles, peut te guider où que ce soit dans l’Aethyr, et encore pire, imposer des choses à ton corps. Non. Ça n’a aucun sens.
Et comme ça n’a aucun sens, je… Je dois dire que je commence à avoir un petit peu peur. »
Tove se gratta la nuque avec son tentacule.
« L’esprit qui connaissait Ella… Est-ce que tu peux le détailler ? À quoi ressemblait-il ? Comment te traitait-il ? De quoi t'a-t-il parlé ? Le moindre détail, même le plus insignifiant, peut être tellement important. »