La situation était terrible. Coincés dans de l’eau glacée, entre une grêle d’acier et des cavaliers qui allaient bientôt les submerger, ils n’avaient aucune échappatoire évident. Les chevaux hennissaient et renâclaient dans tous les sens, les esclaves hurlaient et couraient à gauche, et à droite, tandis que les jeunes guerriers de Maskaur criaient des demandes d’ordres, incapables de savoir comment réagir.
Mais un homme renversa toute la situation.
Ari était courbé sur son cheval. Une flèche plantée dans son manteau de mailles et de cuir, il hurlait comme un ours tout en bout de convoi. Il aurait été aisé, pour un Norse de sa trempe, de se mettre à rugir d’une rage Berserk, avant de s’élancer avec son solide cheval directement dans les buissons, de manière à punir les lâches qui utilisaient ainsi la ruse et des arcs pour les réduire.
Mais non. Une autre folie s’empara de lui.
Il siffla quelque chose et cria un mot que Rovk ne comprit pas à son camarade Housecarle. Les deux, alors, retirèrent leurs étriers, sautèrent dans l’eau glacée de la petite rivière, et frappèrent les culs de leurs chevaux — ainsi, leurs montures, qui portaient tout leur matériel et étaient leur seule chance de s’en tirer de là, partaient dans le décor, loin, très loin d’ici.
Et sans avoir le temps d’expliquer quoi que ce soit, Ari leva son grand bouclier rond d’une main, et tambourina dessus avec sa hache :
« RASSEMBLEMENT ! MUR DE BOUCLIERS ! SUR MOI, SUR MOIII ! »
Les flèches continuaient de voler. Une faillit atteindre l’un des chevaux paniqués de la charrette ; elle se planta plutôt dans un esclave. Les traits volaient au-dessus de la tête de Rovk, cognaient contre le bois, ou s’éclataient sur les cailloux de la rivière. Asvorsson courrait dans leurs directions, imité en queue de convoi par les deux autres Housecarles expérimentés, et voilà que l’un d’eux se saisit d’Ingrid par le collet, la jetait à terre, et, par des coups de pieds et des cris, le vétéran mettait en place son mur de boucliers.
« FAITES CE QUE JE DIS ! ÉPAULES CONTRE ÉPAULES !
TENEZ BON ! »
En un temps record, complètement soumis par la volonté guerrière de ce vieux guerrier, les jeunes de Maskaur levaient leurs boucliers mal peints et peu solides pour les glisser les uns entre les autres, tout autour de la charrette de Rovk.
Ella, qui cognait comme une folle furieuse contre le banc pour passer sa frustration, cria sur son nouveau sbire :
« Es-tu complètement demeuré ?!
Pourquoi t’as envoyé les chevaux au loin ?! Va les charger, putain !
– On charge et ils s’enfuient ! Les Ungols ça court vite et ça a des arcs !
On reste !
– C’est tout ?! Répliqua Ingrid avec un ton essoufflé, dans un mélange d’adrénaline et de frousse. On attend quoi ?! Combien de temps ?!
– On attend qu’ils aient plus de flèches, ou qu’ils se rendent compte de leur erreur ! On attendra des heures s’il faut, on peut le faire, mais écoutez-moi bien :
Vous restez le cul dans cette rivière, ou bien vous crevez ! »
Ella grogna comme une pure animale. Et à nouveau, elle donna des coups contre le banc, à s’en saigner les mains.
« D’accord ! »
Elle souffla tout l’air de son corps, ferma ses yeux, et, à moitié couchée dans la charrette, elle se mit à appeler à elle les vents — autant qu’il lui était possible.
Tove, semi-morte, rampa par terre. La moitié de son visage encore humain était terriblement pâle, son œil valide complètement hagard. Elle crut voir Rovk, et lui fit signe de s’approcher. Les flèches continuant de voler dans tous les sens, frappant partout, le jeune Slaaneshi dût garder la tête très, très basse de manière à la rejoindre.
Quand il fut assez proche, elle l’enroula avec son tentacule, et le colla à elle, avant de lui lancer une étrange malédiction.
D’un coup, le vent froid, et la crainte de la morsure des pointes de fer forgé des dizaines de flèches, devenaient désirables…
« Bande de lâches… Tous des lâches… Pays de lâches !
– Gaaaarde ton calme, petit ! Garde-le !
Boucliers levés ! Priez vos Dieux et vos ancêtres ! On va s’en sortir ! »
Dans les buissons, le déluge continuait. Et la sorcière qui avait massacré Tove à distance était toujours là. Elle incantait.
Ella étant trop occupée à invoquer un sortilège d’une extrême puissance, Rovk décida de la couvrir. En fermant ses yeux, il parvint à trouver où elle était — une vingtaine de mètres, quarante au très grand maximum, et pourtant, elle semblait tellement proche…
Un mot bégayé, et il parvint à séparer le lien qu’elle essayait d’invoquer.
Étrangement, il n’avait pas l’impression qu’elle appelait à elle les Vents. Cette sorcière essayait de puiser la magie… Dans le sol ? Il n’avait jamais vu sa tante faire ça…
Finalement, Ella se leva debout, et vociféra en Langue Noire.
Les archers Ungols arrêtaient de tirer. Et dans le ciel, on vit un immense appendice de chair se soulever.
Elle avait fait pousser une sorte de tentacule dans l’un de ses adversaires. L’archer lâcha son arc, et fut réduit à des cris d’horreur et de douleur épouvantables, tandis que la chose attaquait un de ses camarades.
La völva fut prise d’un rire incontrôlable.
« Ouais ! Ouaiiis ! Han c’est bon ! Hahaha ! »
Tove et Rovk se levèrent derrière elle. Et tous les deux se mirent à invoquer des chaînes dans l’air. Des paumes de leurs mains, des fils se jetèrent à longue distance, au hasard, pour planter les fuyards et les apeurés, les faire trébucher au sol et les faire se tordre de douleur tout au bout.
« Ils sont là ! »
Les cavaliers qu’avait aperçu Rovk surgissaient enfin. Quatre, bien équipés, à moitié debout sur leurs étriers. Ils se mettaient à faire une caracole : tournant en cercle, les sabots de leurs poney soulevant un nuage de poussière, ils enchaînaient des tirs très vifs, pour submerger la charrette.
Un des traits visa Ella. Mais avec une agilité redoutable et insoupçonnée, elle vola presque de quatre pouces à sa gauche, et évita le tir. Furieuse, elle se mit à parler d’une voix froide, transie de rire, et essoufflée.
« Venez ! Veneeez ! Venez me voir ! Venez voir Ella ! Ouiii, ouii ! OUI ! »
Il n’y avait plus aucune retenue dans sa manière d’appréhender la magie. Elle n’incantait pas de façon érudite ou adroite — elle absorbait tout. Tout en même temps. Elle écrasait les vents dans une mélasse immonde, et la parfumait d’une sorte de fragrance délirante. Au passage, elle se permit même le luxe de maudire la sorcière dans leur dos, comme si elle n’avait plus aucune importance à ses yeux.
Les jeunes de Maskaur voulaient charger, ils démangeaient, mais Ari les retenait. Seul Rovk pouvait s’amuser à projeter ses fils dans la direction de ses adversaires, avec la mutante en soutien.
« Pas maintenant ! Pas maintenant… »
Finalement, Ella lança… Quelque chose.
C’était difficile à expliquer. Un son. Une mélodie. Une sorte de musique entraînante, qui se mit à résonner tout le long de la rivière. Elle s’empara du groupe d’archers en train de forcer les Norses à demeurer cloués sur place.
Et elle s’empara également de leurs chevaux.
Une sorte de folie incontrôlable les saisissait tous. Les poneys se mirent à hennir, à agiter leurs pattes, tandis que les archers cessaient de tirer. Leur caracole se transforma en une parodie de carrousel espiègle.
Et Ella explosa de plus belle :
« DANSEZ ! DANSEZ TOUS POUR MOI ! HAHAHA ! »
Elle se lança hors de la charrette, et se jeta dans l’eau. Immédiatement, Ari siffla et se souleva hors de son mur de bouclier improvisé :
« La moitié reste là ! Les autres :
CHARGEZ ! »
En dix secondes, tout ce beau monde traversa la rivière, rejoignit la terre ferme, et se jeta sur les chevaux rendus fous et les Ungols en train de chanter.
Rovk balançait ses liens au hasard. Ari fit chuter l’un d’eux à terre pour le massacrer de coups de haches dans son visage. Ella ouvrait grand sa bouche, et enfonça sa langue dans la glotte de l’un d’entre eux. Ce fut un massacre. Un massacre indescriptible, alors que les enfants de Norsca terrassaient les Ungols sans aucune pitié, les tirant ainsi de leur extase euphorique afin qu’ils puissent bien ressentir la souffrance…
La sorcière qui les avait attaqués avait fuit depuis bien longtemps. Au bout de dix minutes, il fallait se rendre à l’évidence : ils avaient écrasé leurs adversaires. Les enfants de Maskaur étaient si joyeux de leur victoire, tapant dans leurs boucliers, sautant sur place. Ari et ses Housecarles, eux, étaient plus mesurés — le vieux guerrier était assis par terre, et avait retiré son casque pour le poser sur ses genoux, le temps de souffler.
Ella, elle, était couverte de sang. Elle en avait de la bouche jusqu’aux chevilles, maculant sa robe toute entière de rouge poisseux. La sorcière s’agenouilla par terre, puis tomba sur le sol, sur le dos, s’allongeant félinement tout en s’étirant.
« C’était… Hmmm, c’était tellement bon… »