C'est néanmoins avec une respectueuse politesse qu'ils choisirent de ne pas l'interrompre, préférant attendre quelques secondes après qu'elle se soit tue pour prendre la parole.
- L'apprentie de la cadette Ipatiev...
Un court silence suivit cette simple déclaration qui ne semblait pas avoir été énoncée dans un but précis, comme si Dmirov avait eu besoin de prononcer ces mots à voix haute pour leur donner davantage de consistance, tandis qu'il observait de ses yeux sombres la jeune fille de haut en bas. Puis il lâcha un unique éclat de rire :
- Ha ! Et une pólkrwi de surcroit... Bah merde alors, je ne savais même pas que vous pouviez devenir des czarownicami. Nadyezhda ?
- Elle est la première que je vois, dowódca, répondit la vierge de glace, qui parlait pour la première fois. La Veuve Vénérable a élu le peuple gospodar pour qu'ils deviennent les hôtes de sa puissance, le peuple ungol ne peut par conséquent développer notre don. Cependant, les jeunes filles gospodars se découvrant une affinité avec la Veuve restent peu nombreuses, et les métis dans notre pays sont particulièrement rares. Elle est donc je suppose, une exception parmi les exceptions...
A l'image de ses traits avenants et de sa silhouette fine, la voix de Nadyezhda était douce et fluette. Quand bien même son statut dans la hiérarchie des sorcières était supérieur à Tsvetkova, elle ne semblait pas plus âgée qu'elle. Une étincelle malicieuse dansait dans ses pupilles bleutées : à l'instar d'une enfant ayant bien du mal à cacher son intérêt pour quelque merveille, la jeune vierge de glace semblait très curieuse de l'anomalie magique qui se présentait devant elle.
- Quoiqu'il en soit, sa démonstration à nos portes est plus que suffisante pour prouver la véracité de son récit : j'y ai bien reconnu le style d'Elena Ipatiev lorsqu'elle se retrouve contrariée...
Le commandant avait abandonné son sérieux pour afficher une mine franchement goguenarde ; néanmoins il décida de reprendre un visage plus digne lorsqu'ils croisa le regard de la jeune femme pour poursuivre :
- Mais pardonnez-moi pour mes manières, dame Aznabaev. Votre périple dans l'oblast semble avoir été particulièrement éprouvant, et vous méritez en effet de profiter de notre hospitalité plutôt que de subir mes bavardages. Nadyezhda va vous guider vers la chambre des invités de notre zàl, où vous pourrez profiter de tout le confort réservé aux druzhin. Elle restera à vos côtés pour vous tenir compagnie et s'assurera que vous ne manquiez de rien. Je vous demanderais néanmoins de ne pas quitter votre chambre tant que l'atamanka ne vous aura pas reçue : elle sera assurément intéressée d'avoir des nouvelles de sa sœur, et de voir de ses yeux celle qui a eu l'honneur de devenir son uczennica...
La vierge de glace adressa un sourire poli à Tsvetkova, avant de s'avancer de deux pas, l'invitant à la suivre vers le zàl. Autour d'elle, il était évident que la jeune métisse était au cœur de la curiosité de toute la tirsa : militaires comme civils, adultes comme enfants, tout le monde semblait observer plus ou moins discrètement la nouvelle venue, attentifs à ses gestes à défaut de pouvoir l'entendre distinctement.
Les deux femmes marchèrent le long de la grande allée traversant la tirsa pour y rejoindre son zàl central. Sous ses pieds, Tsvetkova put goûter à nouveau au confort d'une neige tassée depuis des jours, sur laquelle prendre appui se faisait instinctivement sans que sa jambe ne finisse enfoncée jusqu'au genou. Des milliers de minuscules gravillons avaient été jetées sur la route, permettant aux bottes de ne pas glisser sur le verglas s'installant immanquablement sur ces grandes étendues plates.
Après avoir croisé plusieurs autres militaires de noir vêtu aux mines patibulaires et aux regards suspicieux, elles arrivèrent au pied de l'immense structure : dans la plus pure tradition gospodar, il avait été construit avec une impressionnante superposition de rondins de pin, liés entre eux par de multiples cordes, les interstices comblés par de l'argile. Ses fondations en pierre assuraient la stabilité et la résistance de l'ensemble, et à l'instar des murs extérieurs de la ville, Kova put remarquer qu'une chape de glace fusionnait avec la structure, comme de la vigne vierge qui grimperait sur une paroi de pierre, recouvrant même les rares fenêtres de l'édifice.
La présence de glace à l'extérieur tout comme l'absence de fumée s'échappant de la porte d'entrée pouvaient mettre la puce à l'oreille de la jeune apprentie : le zàl ne possédait apparemment ni poêle ni foyer pour se chauffer. A l'instar des quinzhees que Tsvetkova savait fabriquer, l'édifice protégeait du vent et des températures polaires, mais guère davantage : il semblait que le confort promis par le commandant Dmirov Verepaev ne comprenait pas de trace d'une quelconque flamme pour réchauffer sa peau.
A l'intérieur du zàl, les murs n'étaient pourvus que de très peu de décorations sinon quelques lampes-tempêtes accrochées symétriquement, dans lesquelles dansaient d'étranges flammes bleutées destinées à éclairer les lieux. Au fond du hall, ces mêmes flammes dansaient sur plusieurs candélabres qui entouraient un imposant trône à haut dossier, entièrement sculpté dans la glace. Le siège de l'atamanka était également encadré par les deux gigantesques défenses du crâne de mammouth de guerre qui était accroché contre le mur derrière lui, dont l'envergure tenait de justesse entre le sol et le plafond.
A l'entrée, la neige sur le sol avait été remplacée par de la terre battue, des tapis céruléens et des fourrures d'animaux sauvages tels que des loups géants et des tigres de glace. Mais au fond du hall, une pellicule épaisse de gel envahissait aussi bien le sol que les murs, recouvrant le crâne de mammouth, agrippant les pieds des candélabres, et ne faisant qu'un avec la base du trône qui semblait avoir émergé magiquement du sol.
Quand bien même ce dernier était vide, deux militaires vêtus de noir et parés d'or le protégeaient malgré tout de manière cérémonielle, leurs deux grandes lances positionnées en croix, leurs regards fixant les deux femmes comme pour les mettre au défi de s'avancer sans autorisation. Une jeune fille était présente également, mais elle ne leur offrit guère d'attention, occupée à changer les bougies de l'un des candélabres.
Nadyezhda les ignora, se contentant de longer le mur de droite pour rejoindre un escalier faisant l'angle du bâtiment, afin de se rendre au second étage. Là-haut, un grand couloir central distribuait des accès à une multitude de pièces : elles ouvrirent la première porte qui se présentait à elles, permettant à Tsvetkova d'entrer et de découvrir la chambre qu'on lui avait promise.
A défaut d'un poêle pour réchauffer son corps malmené depuis des semaines, Tsvetkova put y trouver un réel confort : il y avait là un lit assez grand pour y faire dormir toute une famille, une petite étude mettant à sa disposition plume, encre et parchemins, et surtout, un grand baquet de bois laissant supposer qu'elle pouvait prendre un bain si elle le souhaitait. Dans un coin de la pièce, sur une rangée d'étagères étaient présentes une multitude d'icônes et offrandes destinées aux dieux et aux esprits : Tsvetkova reconnut un morceau de pain et un bol de lait pour le domovoi, et une griffe d'ours en l'honneur d'Ursun, mais désormais loin de chez elle, elle ne pouvait identifier toutes les divinités locales. Aussi vit-elle une boucle de ceinture en argent, une poupée de paille, une touffe de poils blancs, ainsi qu'à sa grande surprise dans une ville gospodar, de petites matriochkas.
- Voici ta chambre, j'espère qu'elle est à ta convenance, lui déclara de sa voix douce la vierge de glace. Je vais te faire parvenir un repas chaud dès que possible. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas à demander, je resterai dans le couloir pour m'assurer que tu soies servie aussi rapidement que possible. A moins que tu ne souhaites un peu de compagnie ? Je ne vais pas mentir : la sœur cadette Ipatiev qui se choisit une nouvelle ucznia, qui est la première à survivre à ses épreuves... ça a de quoi aiguiser la curiosité, et j'apprécierais beaucoup entendre ton histoire, même si je comprendrais tout à fait que tu préfères un repos bien mérité aux questions intrusives d'une consœur...
Faisant mine de quitter la pièce, Nadyezhda fit traîner son mouvement en longueur, laissant ainsi le temps à Tsvetkova de l'inviter à rester si elle le souhaitait.