Comme pour de très nombreux enfants ungols et sur la demande de Viktoria Anataï, une staraja vedma était venue à la naissance de Tsvetkova Aznabaev, afin de s'assurer que le chaos n'avait pas effleuré son âme. La vieille femme-médecine avait alors pu rassurer ses parents, puis comme le voulait la tradition, les avait prévenu de l'acte dont il faudrait préserver la petite Kova dans sa vie, sous peine de subir le courroux des esprits : "jamais ô grand jamais ne devrait-elle porter de fourrure blanche"...
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Lorsque Tsvetkova avait choisi d'échanger la vie de son père contre son entrée dans l'ordre des sorcières de glace, avait-elle mesuré à quel point sa tranquille petite vie dans une modeste tirsa à l'est de Dushyka allait être bouleversée à jamais ? Mais après tout, avait-elle vraiment eu le choix ? Si Elena Dazhiavitch Ipatiev avait consenti au marché proposé par la jeune métis, sans doutes n'était-ce là qu'une façade de politesse, une façon plus douce d'obtenir ce qu'elle désirait car, de toutes manières, qui irait s'opposer à l'autorité d'une redoutable sorcière de glace ?
Pendant leur première journée passée ensemble, les deux femmes se contentèrent de marcher côte à côte à travers l'oblast gelé, puisque la sorcière avait insisté pour laisser leurs chevaux derrière elles. Elles firent cap vers le nord, sans prendre la peine de suivre la moindre route. Tsvetkova dut se fier à l'intuition de sa nouvelle tutrice, car alors qu'avait déjà débuté la raspotitsa et que l'équinoxe d'hiver approchait à grand pas, les steppes du nord n'étaient qu'un immense paysage blanc et plat où tout se ressemblait. Il n'y avait là nul point de repère, nul indice, nulle variation géographique, juste l'immensité de la plaine blanche dans laquelle étaient plantés ça et là quelques pins épars.
Elena se montra dans l'intimité bien plus froide qu'elle ne l'avait laissé paraître de prime abord, lorsqu'elle s'était présentée dans la tirsa. Si elle savait mettre l'accent sur la chance que possédait Tsvetkova d'être réceptive à la magie de la Veuve vénérable, elle n'hésitait pas pour autant à afficher son dédain pour sa nature paysanne, entre autres choses.
- Tu es une anomalie, Tsvetkova. Les règles de notre ordre m'imposent de former toute jeune fille possédant une affinité avec la magie, quelle qu'elle soit et sans exception aucune - mais sache que tu es néanmoins une irrégularité dans nos préceptes. Nous avons manqué de vigilance, et je t'ai découverte bien tard : à ton âge il te sera bien plus difficile de survivre à l'entrainement qui t'attend. Difficile, mais pas impossible, si tu te montres suffisamment forte de corps comme d'esprit. En revanche, pour ce qui est de tes origines... jamais à ma connaissance l'affinité à notre magie n'avait été découverte chez quelqu'un possédant du sang ungol. Ce que tu représentes... peut être une bénédiction comme une malédiction. C'est donc là la tâche qui m'attend : faire en sorte de tirer le meilleur de ton unicité.
Malgré la température négative d'une bonne dizaine de degrés, les sorcières eurent la chance de profiter d'une météo particulièrement douce et calme pour la saison : le soleil rayonnait dans un ciel sans nuage, et le vent se limitait à quelques discrètes bourrasques, insuffisantes pour gêner la jeune femme chaudement vêtue. Profitant de ce calme, Elena dispensa à son élève de longs cours d'histoire, sur l'origine des gospodars, leurs combats acharnés contre les forces du Chaos, le secours inopiné de l'esprit de la Veuve Vénérable, leur exode vers le sud, leurs victoires contre toutes les tribus du Kislev : roppsmen, dolgans, et bien sur ungols. Elle lui expliqua pourquoi la magie de glace, plus qu'un artifice, était le ciment-même de la culture gospodar et de leur force : c'était grâce à la Veuve Vénérable que la multitude de tribus s'était unie pour n'en former qu'une, c'était grâce à elle encore que leur peuple avait survécu dans les désolations, c'était toujours grâce à elle qu'ils avaient vaincu tous leurs adversaires, et qu'aujourd'hui encore ils étaient le rempart du Monde face aux Dieux de la Corruption. Le Kislev tel qu'il était aujourd'hui, lui affirma t-elle, n'était pas tant défini par ses habitants que par cet esprit et sa puissante magie.
Alors que venait le crépuscule, Elena s'arrêta soudain, au beau milieu de nulle part, puis s'assit en tailleur sur le sol.
- Très bien Tsvetkova, puisque je vais devoir te former, il va falloir en premier lieu que j'évalue tes compétences. Je peux voyager des jours sans avoir besoin de chaleur ou de nourriture, mais ce n'est pas ton cas. Moi je vais dormir ici ce soir, mais libre à toi de trouver un endroit qui t'es plus confortable. Je souhaite que tu me montres comment tu es capable de survivre par toi-même, sans l'aide d'autrui : car ne te détrompe pas, si je serais ta guide dans les épreuves à venir, seule ta propre force te permettra de t'élever. Il n'y a que toi qui puisse te sauver, ne l'oublie jamais : et dans notre impitoyable monde, il n'y a pas de mauvaise façon de survivre : alors montre-moi de quoi tu es capable.
Avec la nuit qui tombait, le vent se levait, charriant avec lui des flopées de flocons, de cristaux de glaces et d'aiguilles de pin. La température commençait déjà à descendre dangereusement, et Tsvetkova doutait que ses couvertures suffisent à la protéger sur un terrain autant à découvert... sans parler de son estomac qui grondait, après ne rien avoir ingurgité de la journée.