Des centaines, voire des milliers. Car si Chilgir avait déjà accueilli dans ses environs des dizaines et des dizaines de nouvelles personnes lorsque les deux impériales étaient revenues victorieuses de la mine d’Oulianovsk, leur nombre semblait s’être décuplé. Un océan de silhouettes entourait l’îlot que composaient l’arbre solitaire et ses langues de flammes, et ces mêmes silhouettes s’apparentaient tout autant à ses vaguelettes, mouvantes et indénombrables. Ca s’activait dans tous les sens, ça courait, ça marchandait, et ça échangeait autant de biens que de paroles. Les noms d’Ilya Répine et d’Ivar Golovin se lisaient sur toutes les lèvres, mais celui de Dokhara et de Lucretia, dans leur version kislévites, résonnaient également dans les rangs. Certains se tenaient là, bien sages, d’autres avaient apporté des caisses afin de grimper dessus pour mieux voir, lorsque d’autres n’avaient toujours pas dessellé, profitant de la hauteur de leur monture pour ne pas rater une miette de ce qui allait suivre. Quelques rumeurs évoquées çà et là contèrent à la Lahmiane qu’Ursun se détournait de la région. En restant non loin des discussions, celle-ci se félicita de ses dernières exactions nocturnes ; l’on avait bel et bien retrouvé non loin du village les deux carcasses d’ours qu’elle avait massacrées puis abandonnées, et le désarroi, si ce n’était un début de crainte, était né dans le cœur de certains.
La jeune femme aperçut dans les rangs quelques visages connus ; celui de Sreten Tarmacharin ainsi que ceux de ses hommes aux côtés desquels elle avait combattu, dont le guerrier à qui elle avait sauvé la vie. Le chef des Kossuth s’était déniché une place aux premières loges et, assis en tailleur, observait calmement la foule qui s’agglutinait autour de l’arbre. D’autres, en revanche, s’ils avaient l’air importants, ne lui disaient rien. En se renseignant auprès d’Ivar, Lucretia apprit que Zsolt Tarma et Meszaros s’étaient joints aux festivités. Voilà bien des noms qui l’interpelèrent. Le premier n’était pas autre que l’un des rares, sinon le seul, ungol parvenu au statut de boyard. Dirigeant de Goranitch, l’on disait de lui qu’il avait des vues sur Chilgir. Le second, quant à lui, était le chef d’un clan ungol à l’allégeance pour le moins changeante. Mais c’était le même homme qui complotait contre les gospodars et qui jouait les intermédiaires entre les révolutionnaires, potentiellement situés à Praag en la personne de Havano Lalka, et Baba Doma, une vedma de Dzhangar considérée comme morte par certains. Et c’était lui encore qui devait récupérer un chargement d’armes assez conséquent et important. En fin de compte, leur présence céans même ne comprenait aucune surprise lorsque l’on savait à quel point l’issu du Jugement des Chefs bouleverserait la situation politique de la région.
Zsvolt Tarma, bien qu’ungol, avait semblait-il embrassé la culture kislévite, voire impériale. Délaissant l’arc qui faisait la fierté autant que la renommée de son peuple, il arborait à sa ceinture un pistolet du plus bel effet. La quarantaine passée, il affectait encore cet air guerrier que les conflits forgeaient et avait revêtu un gambison pour l’occasion. Meszaros, quant à lui, ressemblait bien mieux à ses comparses ungols, à cela près qu’une certaine malice se lisait sur son visage. Lucretia avait également prospecté pour en savoir davantage sur le potentiel adversaire qu’elle allait pouvoir affronter. Elle l’aperçut en retrait d’Ilya ; Gër, une petite teigne tout en muscles et en nerfs qui affichait l’expression perpétuelle et vindicative des idiots qui semblent en vouloir au monde entier. Elle lui reconnaissait toutefois une qualité ; il jouait admirablement bien la comédie pour ainsi s’affranchir des effets du poison qu’elle lui avait injecté et faire comme si tout allait parfaitement pour lui. Mais ses traits pâlots ne trompèrent point la redoutable et ingénieuse Lahmiane.
Cette dernière, sentant que les choses sérieuses n’allaient pas tarder à commencer, avait regagné la tente que l’on avait dressée pour Ivar.
« J’ai besoin de me recueillir, annonça-t-elle au prétendant de Chilgir ainsi qu’à son amante si celle-ci se trouvait non loin de là. Je vais prier pour que Véréna fasse éclater la vérité et que Sigmar guide ma lame lors du combat à venir. » Et elle s’agenouilla en silence, faisant face à la paroi opposée de l’entrée.
Toutefois, ses sens demeuraient affûtés, aux aguets. La Lahmiane attendit patiemment que l’on quittât les lieux alors même que l’ordalie menaçait de débuter, et souleva la paroi en veillant à y laisser un petit creux. Là, elle se métamorphosa en corneille, se glissa sous la toile, et s’éleva dans les airs.
Plus bas, le Jugement des Chefs avait commencé. Le silence s’était fait autour de l’arbre de feu ; Ilya et Ivar s’étaient avancés l’un face à l’autre. Les dieux furent invoqués, les défenseurs et combattants furent nommés, et une rumeur partagée entre l’indignation et l’approbation courut dans les rangs des spectateurs. Enfin, Ilya lança le signal qu’attendait Lucretia. Il leva bien haut sa main, laquelle tenait une longue plume de faucon, et la lâcha théâtralement.
Aussitôt, la corneille, qui voletait à basse altitude, fusa tel un aigle sur la plume et, dans un éclair noir, referma son bec sur la tige de celle-ci. Elle entendit aussi bien qu’elle la sentit la foule qui retint une exclamation interloquée. Joueuse, comme à son habitude, elle décida de profiter de la situation et de se donner en spectacle. Atterrissant non loin d’Ilya Répine, la corneille sautilla devant la première rangée de kislévites. Elle oscillait de droite à gauche, menaçant de s’arrêter devant telle ou telle personne, puis reprenait sa route. Au bout d’un certain moment, elle se rapprocha du dirigeant actuel de Chilgir. Là, le volatile sembla hésiter. Il s’approcha, s’arrêta, jugea de son œil noir l’homme qui lui faisait face, et fit un nouveau pas encore avant de s’immobiliser. Tandis que tout le monde retenait son souffle, l’animal fit mine de déposer la plume au pied de Répine, mais se reprit au dernier moment, lui tournant le dos. Plutôt que l’objet qu’il tenait dans son bec, ce fut une petite fiente que l’oiseau abandonna devant le rival d’Ivar, avant de reprendre son envol. Ayant joué sa comédie tout en ayant terminé de ridiculiser l’ennemi commun, Lucretia lâcha la plume à l’endroit même qui favoriserait le mieux son propre camp. Alors, elle s'évanouit dans les airs, une bonne fois pour toutes.
Rapidement, la corneille regagna la tente d’Ivar, se glissa sous la paroi en utilisant la même issue qu’elle avait empruntée à l’aller, et cela tout en veillant à ne pas être vue. Lucretia reprit sa forme humaine, fit disparaître la petite ouverture, et, bien trop curieuse de ce qui était en train de se dire suite à son intervention, quitta la tente pour rejoindre discrètement la foule.
Je ne sais pas si j’ai le droit de déposer la plume devant Ivar (j’aurai déjà posé la question de savoir ce qui se passe dans l’éventualité où cela arrive). Si cela n’est pas possible, alors la plume est déposée devant une personne qui nous est acquise (je ne connais pas les noms des hommes et partisans d’Ivar IRL pour pouvoir la citer).