Le soleil brillait haut dans un ciel sans nuages et un vent froid chargé de sel soufflait sur la route côtière que suivaient Lucrétia von Shwitzerhaüm et Dokhara de Soya. A leur gauche, les falaises grises tombaient dans les eaux glaciales de la baie de Starivoda tandis qu’à leur droite, vers le Sud, se succédaient de basses collines à la végétation racornie par les embruns. Les sternes qui nichaient dans les creux de l’escarpement littoral volaient en groupes serrés çà et là avec force de piaillements. Au loin, dans la baie, on pouvait voir les grandes voiles de plusieurs caraques marchandes. L’automne était déjà bien entamé et la buée qui s’échappait de la bouche de Dokhara indiquait que l’hiver arrivait à grands pas.
La route était inégalement pavée, se résumant la plupart du temps à une large piste poussiéreuse dont les bords étaient marqués par des rangées de pierres couvertes de lichen. Périodiquement, une large borne indiquait aux voyageurs la distance qu’il leur restait à parcourir pour se rendre à Salkaten et l’Empire d’un côté, et Erengrand et le Kislev de l’autre. C’est vers cette dernière destination que les deux baronnes pérégrinaient désormais, nouvelle étape d’un exode qui durait depuis de longs mois déjà. Après Talabheim, la Drakwald de l’Hochland et la Forêt des Ombres de l’Ostland, leurs pas devaient dorénavant les mener vers le Nord glacé.
L’itinéraire qu’elles avaient décidé d’emprunter était relativement fréquenté. Erengrad était l’un des centres de commerce les plus importants du Vieux Monde, peut-être le port le plus actif après celui de Marienburg, et il n’était pas étonnant que de nombreux marchands, artisans, mercenaires, colporteurs et autres vagabonds fassent la route jusqu’à cette ville pour y faire affaire ou trouver du travail. Lucrétia et Dokhara passèrent donc relativement inaperçues pendant les deux jours que dura leur chevauchée depuis qu’elles avaient quitté le camp des stryganis. Certes, certains haussèrent un sourcil en voyant ainsi deux femmes voyager seules et à cheval qui plus est, mais personne ne vint les importuner à ce sujet. Les kislévites avaient la réputation de traiter hommes et femmes en égaux, et ces dernières se voyaient autorisées plus de libertés en société que leurs consœurs de l’Empire. On pensa alors avoir probablement affaire à des filles du Nord en voyage pour une quelconque raison, et on oublia vite cette étrangeté. Même l’escadron de Patrouilleurs Ruraux portant l’uniforme noir et blanc ostlander ne s’arrêta pas pour les interroger lorsqu’ils les dépassèrent, pas plus que les gardes du poste de péage qui marquait la frontière entre les deux nations. Les autorités locales n’étaient visiblement pas encore à la recherche des deux fugitives, et la diligence de ces dernières leur avait permis, pour l’heure, de passer entre les mailles du filet.
C’est ainsi que Lucrétia et Dokhara arrivèrent saines et sauves à Erengrad, vaste port en eaux profondes qui s’élevait au bout de la baie. La première manifestation de la ville fut son camp de réfugiés que la route venant de l’Ouest traversait : c’était un large espace au sol boueux, parsemé de tentes et de taudis insalubres. S’entassaient ici les malheureuses victimes de la Tempête du Chaos qui avaient afflué de toute part une fois la guerre terminée. Dix ans après, ils étaient encore nombreux à ne pas avoir de foyer, vivant dans la misère la plus totale. S’étaient joints à eux le ramassis habituel des mendiants, des fous et des souffreteux, des exclus de la société. Cette population de parias subsistait comme elle le pouvait, quémandant son pain, cherchant de bas travaux en ville, ou s’adonnant au crime et à la contrebande. L’immense bidonville s’agglutinait parfois autour des rares bâtiments en pierre, comme un hospice de Shallya ou une auberge sordide ouverte dans un ancien corps de ferme, de telle sorte qu’il prenait par endroits l’allure de faubourg, avec quelques habitations à étages. Des rangs de nécessiteux se pressaient au bord de la route lorsque passaient marchands et voyageurs, tendant leurs mains pour supplier qu’on leur donne une piécette ou une miche de pain. Un vétéran manchot jurait d’avoir combattu les forces du Chaos, tandis qu’une mère montrait ostensiblement son nourrisson bouffi par la maladie. Il y avait là des kislévites d’origines diverses, mais aussi des ostlanders ou des nordlanders. Réunis dans la fange, ils ne formaient qu’un seul peuple abandonné par tous. Lorsque les mendiants se montraient trop pressants, une patrouille de gardes aux manteaux de fourrure les repoussait, bardiches et matraques en main.
Le camp se terminait sur une légère élévation, premier degré des collines sur lesquelles se trouvait la ville haute d’Erengrad. Face aux voyageurs se dressaient maintenant les remparts de la cité portuaire, formidable ouvrage de fortification dont les portions détruites pendant le terrible siège des Puissances de la Ruine avaient été rebâties en priorité. Le seul vestige de cette époque était une grande tour ronde surplombant le port, dont le sommet en construction était encore bardé d’échafaudages et de grues à roue. Les murs, haut de plus de huit toises, portaient les stigmates de cette sinistre époque sous la forme d’impacts et de larges traces charbonneuses. La route de L’Ouest s’engouffrait dans un large corps de garde aux portes blindées de métal. Là, les gardes de la ville filtraient le passage, inspectaient les cargaisons et permettaient aux percepteurs municipaux de prélever taxes et droits de passage, comme c’était généralement le cas dans toute métropole, à la différence près que les autorités d’Erengrad étaient réputées pour leur corruptibilité et que le processus de franchissement des portes était bien plus rapide et moins contraignant que dans une ville aussi procédurière que Talabheim.
En attendant leur tour, coincées entre une cargaison de hareng séché et un chariot de madriers, les baronnes eurent tout loisir d’explorer les lieux du regard. D’un côté, elles avaient vue sur une partie du port, en contrebas, et sur ses quais bâtis de long en large, ses appontements et ses débarcadères flottants, ses entrepôts gigantesques, ses temples et ses bâtiments administratifs, et surtout sur la taille impressionnante de la flotte des navires de toutes formes et de tous tonnages qui mouillaient ici. Même de cette distance, on pouvait voir l’activité fourmillante de la foule qui se pressait sur les passages étroits. Les rumeurs du port, le bruit des cloches des navires ballotés par la marée et le cri des mouettes résonnaient comme un lointain appel au voyage. De l’autre côté, derrière les remparts, Lucrétia et Dokhara pouvaient voir dépasser les toitures et les tours de la ville haute, cette dernière étant construite sur une série de collines surplombant la Lynsk qui s’écoulait à travers la cité. Sur l’une de ces éminences se dressait un haut clocher de pierre blanche surmonté d’un bulbe doré. Mais ce qui accrochait l’œil était surtout la Tour du Givre, l’une des merveilles architecturales du Vieux Monde. Cette colonne de glace scintillait sous le soleil froid et dominait le reste de la ville. Chaque étage était ouvert d’embrasures en arabesque et son sommet se terminait par un dôme pointu, semblable à la tête d’une lance immaculée aux reflets bleus. N’importe qui doué de bon sens était capable de voir là une œuvre de magie, et la lahmiane plus encore pouvait presque sentir l’air onduler le long de cette incroyable structure.
Les baronnes franchirent enfin le corps de garde après s’être acquittées de la taxe d’entrée et pénétrèrent dans Erengrad. Les rues regorgeaient d’échoppes et de passants, de marchands ambulants et de débardeurs, mélangés dans le capharnaüm habituel des capitales commerciales. Les chariots encombraient le passage, des chiens errants traînaient çà et là, tout comme quelques gardes qui allaient par deux ou par trois, bardiche sur l’épaule. Seuls les habits de la population laissaient comprendre que l’on était désormais au Kislev, où on portait plus volontiers manteaux de fourrure, bonnets fourrés et ceintures ornées. Les discussions et les négociations allaient bon train, en kislévarin comme dans d’autres langues, et les deux femmes aperçurent même un nain ou encore un elfe au détour d’une rue particulièrement bondée. Dans ce quartier, peu de traces des destructions causées par la Tempête du Chaos. Tout avait été reconstruit de manière particulièrement désordonnée et les bâtiments s’entassaient au point de former, par endroit, des voûtes fermées au-dessus des rues et des venelles. Derrière un important pâté de maisons et de boutiques, on voyait de larges cheminées en brique jaillir des toits et cracher d’épaisses volutes de fumée tandis que les coups de marteau sur le métal résonnaient dans toutes les ruelles adjacentes.
Après avoir déambulé quelques temps dans l’artère principale, Lucrétia et Dokhara trouvèrent une auberge à l’allure convenable en bordure d’une petite place sise sur le flanc d’une colline, juste en dessous de la ville haute. « La Lynsk » portait bien son nom, puisqu’elle disposait d’une terrasse arrière et de chambres avec vue sur la rivière éponyme. Une écurie y était accolée et un palefrenier pris soin des chevaux des fugitives tandis qu’on montrait leur chambre à ces dernières. L’établissement était correct, confortable sans être pompeux ni hors de prix, et le personnel parlait le reikspiel. Quelques clients étaient présents dans la salle principale, visiblement des marchands qui n’étaient que de passage et dont seulement quelques-uns discutaient entre eux. Un crâne d’élan aux larges bois trônait au-dessus de la cheminée. La chambre à coucher disposait de deux lits aux matelas moelleux, d’édredons en plume d’oie et de couvertures doublées de peau de mouton pour faire face aux nuits froides, et d’un bac en bois cerclé de fer disposé derrière un paravent pour la toilette. Il y avait même un miroir, objet luxueux s’il en était, quoique relativement mal poli et déformant l’image quelque peu. L’hôtesse informa les baronnes qu’elles pouvaient se faire monter de l’eau chaude sur demande. La fenêtre à verre épais pouvait s’ouvrir et donnait directement sur la terrasse en pierre de l’auberge et, bien plus bas, sur le fleuve sombre au cours large et indolent. Sur la droite, on pouvait voir un long pont reliant les rives et qui était recouvert de bâtiments d’un bout à l’autre. A gauche, la ville basse et le port qui ne dormaient jamais et en face, de l’autre côté de la Lynsk, les quartiers aisés, le clocher au bulbe doré, la Tour du Givre et les murailles. Au-delà, c’était le Nord, le froid, et l’inconnu.