Cependant, quelques pistes boueuses et désertes coupaient à travers la taïga sur des milliers de lieux, reliant les villes et les villages entre eux. C'est sur l'une de ces routes prises en tenailles par les pins que filait une diligence kislévite. Tirée par six chevaux robustes, elle avançait à vive allure malgré les nids de poules et les branchages qui jonchaient la route, comme pour sortir le plus rapidement possible de ces bois oppressants. Ses grandes roues traçaient des sillons parfaitement parallèle dans le sol noir moucheté de blanc alors que les essieux tournaient sur eux même à une allure folle. Les chevaux de trait portaient de lourds colliers d'épaule et des oeillères en cuir. Ils renâclaient en tractant le lourd attelage et leur souffle faisait des volutes blancs dans l'air glacé de ce premier matin d'hiver. Le cocher, emmitouflé dans un manteau de fourrure à plusieurs épaisseurs, claquait son fouet dans l'air en faisant des appels de voix pour faire tenir le rythme aux bêtes. Il portait un béret bordé de fourrure brune et orné d'une plume d'oie. Ses moustaches grises en crosse de fusil lui tombaient de chaque côté de la bouche. Contre son siège, à portée de main, reposaient un vieux mousquet impérial et une épée dans son fourreau. Des coffres et des malles étaient retenus sur le toit de la diligence par un système de bâches en peau et de cordages les empêchant de chuter ou de prendre la pluie. Par dessus dormait un jeune homme recouvert par une multitude de couvertures de laine et de fourrure. Seuls sa tête et sa longue chevelure brune émergeaient de ce petit tas douillet et tressautaient lorsque les roues passaient au dessus d'un trou, sur la piste, sans le réveiller pour autant. Enfin, à l'arrière de la diligence, un autre homme chaudement habillé se tenait assit, une arbalète sur les genoux, surveillant les alentours. Il se frottait les mains et soufflait dedans pour les réchauffer, son cou nu rentré dans les épaules. Il avait une barbe blonde et taillée et portait une chapka en fourrure de loup sur la tête, les baleines rabattues sur les oreilles. Il baissa par moment son regard bleu sur le coursier noir qui galopait derrière l'attelage, attaché à l'essieu arrière par une longe. Le garde supposait, à raison, que c'était la monture de l'un des riches qui voyageait dans la diligence, au chaud, plutôt que de galoper dans l'air glacé.
Dans le coche, justement, étaient assises trois personnes. La première était une jeune femme aux cheveux d'un noirs de jais, d'une beauté froide. Sa moue sévère et ses yeux sombres profonds et soulignés de noir lui donnaient un air d'impératrice mécontente alors qu'elle regardait le paysage monotone défiler à travers les vitres sales, le menton légèrement levé. Elle respirait la fierté et le sens du devoir et sa pèlerine en fourrure d'ours ne faisait que renforcer cette image de femme forte. Face à elle étaient installés deux hommes sensiblement différents. Le premier était un petit personnage rondouillard au visage bouffit et gras. Ses habits de laine bleue moulaient son ventre bombé sur lequel étaient croisée des mains potelées et garnies de bagues. La tête rejetée contre le dossier miteux, il ronflait la bouge ouverte en laissant voir quelques dents en or. Quelques poils poussaient sur son nez en forme de pomme de terre et sur le bord de ses oreilles. Il avait dormit pendant tout le voyage, depuis qu'il avaient quitté l'auberge de Zoishenk, la veille au soir. Le jeune homme qui était assit de l'autre côté était, lui, d'une grande allure. Ses cheveux noirs et ondulés tombaient sur des épaules musclées couvertes par un long manteau sombre et élégant. Son regard bleu acier se posait tantôt sur la jeune femme, tantôt sur le paysage et ses mains aux doigts fins jouaient silencieusement avec une bague d'or incrustée d'un rubis. La cabine autour d'eux avait une allure misérable. Les sièges étaient usés et par les trous sortait le rembourrage en laine sale. Les vitres étaient sales ou fêlées - souvent les deux en même temps - et les rideaux miteux étaient plein de poussière et de tâches brunâtres. Pour ajouter à l'inconfort auquel faisaient face les trois passagers, la diligence ne cessait de tressauter et de vibrer à mesure qu'elle progressait sur la piste couverte de cailloux et d'autres obstacles. Mais il ne fallait pas s'entendre à un meilleur service quand on voulait se rendre dans les lointaines marches du Nord et cela les trois personnages le savaient parfaitement.
C'est ainsi, envers et contre tout, que le coche avançait sur la route boueuse, longeant des lignes interminables de sapins enneigés, dans le matin gelé de la taïga kislévite.