« Laissez-la ici, jeune Rovk. »
La saisie de son arme ne semblait pas avoir été à but agressif ; mais les Housecarles derrière le sorcier n’en pensaient pas moins. Instinctivement, tous s’étaient saisis des pommeaux de leurs lames accrochées à leurs ceintures, et le grand Ari semblait déjà paré, avec une jambe en avant, à lancer une hachette dans le crâne de la jeune femme.
« Les Norses qui vivent ici haïssent le mutant et les symboles liés aux Vrais Dieux ; ils savent quelle est mon allégeance, et ils devineront la tienne, mais au moins nous avons des corps qu’ils considèrent encore purs. Ils ne nous feront pas de mal.
Elle en revanche, ils risqueraient bien de la lyncher. »
Ella s’avança, et posa une main sur l’épaule de son neveu.
« Je m’occupe d’elle. Je ne la laisserai pas mourir. Je lui amènerai de quoi la soigner et tu la reverras en vie, si la nature la juge digne de se relever…
Va, Rovk. Nous nous reverrons vite. Et si non… Tu pourras marcher seul, à présent. »
Elle passa une main dans les cheveux de son élève, les ébouriffa tendrement, et lui offrit un deuxième sourire fort doux. Un de ces rares sourires qu’elle n’avait offerts qu’avec une retenue parcimonieuse. Elle semblait si sincère.
Hallfridr fit un signe de tête approbateur, se tourna, et commença à se diriger vers l’auberge.
« Mon bouclier te gardera jusqu’à ce que nous ayons rejoint Geirr ; Ensuite, ta sauvegarde sera entre ses mains, sous les ordres du Grand Scalde.
J’ai un grand cheval pour nous deux, tu n’auras plus besoin de marcher. »
La taverne était un grand bâtiment opulent. Juste devant, un immense cheval était en train de boire de l’eau dans un abreuvoir qui n’était pas gelé ; c’était déjà bon signe. Il y avait quelques bâtiments annexes autour de la palissade ; des petites huttes où ranger du matériel, ou des bêtes, ou même dormir. Pas de gardes, pas de sentinelles. Pour une raison ou une autre, on ne craignait pas l’assaut, ici. Ni d’étrangers, ni de bêtes sauvages.
La grande femme à la lance fit tomber un fourreau de son dos, et y glissa son arme tant bien que mal de manière à la fixer à son corps derrière elle. Elle glissa les lanières du bouclier rond sous ses bras, et le colla à son dos. Et c’est ainsi que, sans armes dans les mains, elle poussa la grande porte en bois du bâtiment aux murs de torchis.
Il faisait très chaud à l’intérieur. On sentait parfaitement la différence avec dehors. Les joues de Rovk se mirent à brûler, et ses yeux à un peu pleurer, tandis qu’il dût retenir l’envie de tousser à cause de la fumée ; on brûlait du bois ici, de grosses bûches dont la fumée s’échappait à travers une ouverture haut au plafond.
Le décor, c’était un décor de taverne Norse tout ce qu’il y avait de typique. Il faisait sombre, car il n’y a pas de fenêtres, et très peu de bougies pour éviter l’incendie. Plein de tables et de chaises. Des tapis en peaux de bêtes. Dans un coin, des tréteaux servaient à délimiter une sorte de bar. Et pas mal de gens étaient attablés.
Dans une table dans un coin, il y avait bien six, huit hommes et femmes en cuir et en mailles, avec casques sur les genoux sur sous les pieds, boucliers colorés en bleu avec des corbeaux noirs sur le dos. Ils se retournèrent tous en voyant arriver les deux parvenus, et déjà, on voyait des lèvres se retrousser et des poings se fermer.
Hallfridr se dirigea vers le bar. Un grand monsieur était en train de faire tourner une broche où rôtissaient des poulardes. Le pauvre homme était en chemise, manches relevées, et il avait le visage rouge et dégoulinant de sueur tellement il crevait de chaud à entretenir les braises. La guerrière posa une pièce d’or sur le comptoir.
« À boire et à manger. »
Il se retourna avec le couteau à viande bien aiguisé, un peu pointé vers elle.
« Je prends pas l’or des dégénérés.
– Nous partirons dans l’heure, sans exiger de lit. La paix et le couvert pour une heure, ça vaut bien du métal brillant ?
– Hm. Va te mettre au coin, alors. »
Du bout de la tête, il désigna une table qui n’était pas occupée. Hallfridr hocha de la tête et se dirigea là. Elle s’assit sur un tabouret, tandis que Rovk pouvait s’affaler et profiter de la chaleur ambiante.
La guerrière retira son magnifique casque doré. En voilà un métal qu’on ne trouvait pas beaucoup en Norsca ; L’or est bien de la ferraille sudiste. Nombre de Housecarles se vendent pour de si jolies pièces.
Sans son casque, Hallfridr n’avait pas un air de grande guerrière. Pas de cicatrices, pas de nez cassé ou de lèvres couturées. Un joli visage d’ange, fin et anguleux, et de beaux cheveux soigneusement liés en tresses qui tombaient sur ses épaules. Rares étaient les guerrières bien apprêtées, et il n’y avait qu’à observer la demi-douzaine de guerriers qui leur lançaient de mauvais regards à côté : les femmes de cette équipe avaient les cheveux courts, ou rasés par endroits, et souvent de sales têtes à cause de coups portés à leurs faces.
Au bout de quelques instants, le tavernier quitta son tréteau et leur amena à chacun, sans un mot, une chope remplie d’un liquide brun et tiède : une ale épaisse comme du goudron, délicieuse après avoir bu aussi mal pendant des semaines.
Après quelques minutes, où les deux avaient pu éventuellement discuter — selon ce que Rovk voulait bien demander — il y eut encore un peu de mouvement dans la taverne. La porte se rouvrit à nouveau, un courant d’air frigorifia le jeune homme et fit virevolter les flammes de l’âtre au milieu du bâtiment. Heureusement, elle se referma vite, tandis qu’une grosse voix grave se fit entendre aux oreilles de tous les attablés :
« Pas agréable, le vent du nord ! Moi je viens avec celui du sud, il est plus doux !
Je vous paye à chacun de vous bons frères et sœurs une bière ! »
Les guerriers attablés furent bien peu enthousiastes à cette générosité si soudaine. Seulement, au lieu de lancer des regards mauvais et suspicieux vers les deux serviteurs de Slaanesh, maintenant, ils jaugeaient les nouveaux arrivants.
Ils étaient trois. Deux d’entre eux pouvaient bien provoquer un haussement de sourcil, à cause de leurs vêtements.
Ils étaient vêtus de ce qui semblait être une armure de mailles, mais elle ne ressemblait pas du tout aux anneaux d’acier des Norses. Ils portaient des sortes de grands pantalons bouffants, et leurs visages étaient camouflés par des linges noirs. À leur ceinture, ils avaient des sabres courbés, un peu comme ceux des officiers Gospodars, mais ils n’avaient pas les peaux d’ours et les tenues typiques des guerriers de la Tsarine.
Ils s’installèrent devant les tréteaux, et se mirent à parler avec l’aubergiste. Un long moment. Assez pour que ça commence à entamer la patience de Hallfridr.
« Je vais aller voir ce qu’ils font. Et nous chercher à manger. »
Elle se leva et alla rejoindre les nouveaux venus, disparaissant dans l’obscurité de la taverne.
Une minute plus tard, quelqu’un revenait avec deux assiettes fumantes. Mais ce n’était pas elle. Un bonhomme qui pourtant se dirigea droit vers la table de Rovk, lui mit une gamelle devant lui, et s’installa sur le tabouret juste en face, à la place de la guerrière.
« Bonjour, puis-je m’asseoir ? »
C’était celui qui avait offert une tournée à tout le monde. En tout cas, l’autorisation du jeune homme n’était visiblement pas nécessaire, puisqu’il s’était déjà posé les fesses pénardes. Et voilà qu’il attrapa un ustensile en métal, et porta à sa bouche une bonne cuillerée de poularde chaude. Et la bouche pleine, il commença à converser.
« Hé bien, ta tête mon jeune homme… Tu t’es pris la tempête en remontant le Pays des Trolls, hein ?
Mange, ça va te requinquer. Tu vas en avoir besoin en plus. »
Il avala sa gorgée.
Un sale type. Grosse chemise rapiécée, visage âgé, un œil laiteux qui faisait penser qu’il devait être borgne.
Et surtout…
…Un mage. Tout autour de lui, les vents semblaient être attirés, et glissaient le long de ses avants-bras et jusqu’à son crâne.
« Je crois que… Je sais qui tu es. Rovk Aliester de la tribu des Baersonlings. J’ai reconnu ta tante là-dehors en arrivant. Et puis, il y a un Nurglite qui s’est amusé à envoyer des corbeaux pour envoyer des messages à ton sujet, pas très discret de sa part, mais que veux-tu…
Mon nom est Greniaðr, et je viens du pays des Vargs. Tu as un héritage très impressionnant, j’aurais bien aimé te rencontrer plus tôt et dans un endroit plus majestueux, mais je trouve que les petites tavernes ont du charme elles aussi…
Pas mal comme assiette, hein ? Putain ce que c’est bon. »
Les Vargs ; S’il y avait un stéréotype des Norses, ils l’incarnaient peut-être plus férocement que toutes les autres confédérations du Continent. Des nomades du Nord de la Norsca, vivant là où la faune et le climat sont impardonnables. Un endroit où l’on prie facilement les Vrais Dieux, et où les mutations affligent presque tous les nouveaux-nés. Pourtant, « Hurleur » (Car c’est ce que son élégant prénom signifiait) avait l’air d’un Norse bien sudiste. Le genre à gagner sa vie en commerçant et en voyageant, pas simplement en attaquant des cités à piller.
Il ne semblait pas hostile. En tout cas, il n’avait aucune arme sur lui, aucune armure, et il mangeait tranquillement sa poularde comme si de rien n’était.
« Au fait, j’ai lancé un tout petit sortilège à ton garde-du-corps — rien d’incroyable, juste un petit ensorcellement pour qu’elle pense qu’elle est en train de me parler… ça devrait nous laisser quelques petites minutes tranquilles pour discuter, toi et moi…
Ella a décidé de t’amener au Monastère, finalement ? Elle a passé tellement d’années à se planquer, avec toi… Putain…
Je sais pas si tu te rends compte, jeune homme, mais là t’es comme une luciole qui se met à briller dans la nuit. Un tas de connards avides vont sortir dans tous les sens pour te niquer ou te lécher le cul, ça risque d’être bien casse-burnes de ta part. »
Et il lui fit un petit clin d’œil.
« Je suis un voyageur. Et un témoin de beaucoup de choses. J’aime les jolies histoires, tu vois, et dans les prochains jours, ta vie va soudain devenir très amusante…
T’as pas trop le trac, j’espère ? J’espère qu’Ella t’as quand même expliqué qu’est-ce que c’est tout ce bordel, et qu’elle s’amuse pas à juste te lancer dans un grand bain pour que tu apprennes à nager tout seul ? Remarque, ça serait bien son genre… Sans offense, hein. »