Et pour donner du crédit à sa menace, elle fit un clin d’œil à Rovk — de ses pupilles brillantes de vert.
« Attirons-les à nous, donc. Au pire, ce sera une nuit assez magnifique pour la consacrer au Prince. »
Avec flegme, la sorcière se remit debout et se tourna pour rejoindre le convoi, en laissant des traces de pas avec les semelles de ses bottes dans le peu de neige demeurant au sol.
En retournant près des chevaux, on découvrait la bande de Norses attendant patiemment dans le noir, grelottante de froid et de fatigue à cause de la marche de toute la journée. Les esclaves, rassemblés dans une sorte de cercle, étaient gardés par deux guerriers armés, tandis que les autres restaient debout, patients, à guetter le retour de leurs deux maîtres.
En s’approchant des guerrières, la Slaaneshie vint tout près d’Ingrid, en bombant ses lèvres dans une sorte de moue.
« Tu as de bons yeux, toi. Excellents, même. »
La jeune Ingrid, casque vissé sur la tête, releva le museau. Elle parut un peu surprise, et circonspecte, à voir sa bouche entrouverte pendant quelques instants de mutismes. C’est avec la voix brouillonne qu’elle balbutia un remerciement.
« Bêh, hé… Je fais d’mon mieux, madame. »
Ella lui offrit un grand sourire, et posa une main rassurante sur son épaule.
« Prends gare à toi, tout de même : Si tu as les prunelles de l’Aigle, je pourrais être tentée de les prendre pour moi. »
Et avec le derrière de son index, elle caressa le sourcil gauche de la jeune porteuse de bouclier. Ingrid eut un mouvement de recul, instinctif, ce qui n’empêcha pas Ella de continuer son manège, toujours avec le même sourire aussi avenant qu’enjôleur.
Reculant d’un seul pas, Ella fit face à toute la troupe. Les poings sur les hanches, toute joyeuse, la voilà qui haussa le ton pour mieux se faire entendre — quand bien même sa voix portait beaucoup dans la steppe.
« Vous pouvez la féliciter pour sa reconnaissance assidue. Ce soir, nous allons dîner au chaud, avec des cousins du pays des Sarls !
Ils risquent de ne pas être très accueillants, aussi, il faudra peut-être les encourager un peu — gardez des javelines prêtes. Peut-être allez-vous honorer vos parents ce soir. »
La perspective d’une éventuelle escarmouche ne suscita pas grande ardeur. Les guerriers se contentèrent de se regarder, chacun l’un après l’autre, avant de scruter Ella qui faisait à nouveau demi-tour en reprenant son neveu par l’épaule, pour repartir le long du chemin qu’ils venaient tout juste de rebrousser.
« Mieux vaut qu’ils ne découvrent pas Tove. Tous les Sarls ne sont pas… Disons, que tous ne prennent pas les symboles du Prince comme une bénédiction digne de révérence, ni comme un signe de punition qui doit inspirer la crainte. Certains sont mécréants, et y voient plutôt un parasite à exciser.
C’est une fois que nous en saurons plus sur cette bande que nous pourrons agir. »
Ils remarchèrent dans la nuit éclairée. Dépassèrent la terre déjà foulée pour réduire la distance avec les tentes à peine visibles, grâce à la luminosité des aurores dansantes dans le ciel. À une trentaine de mètres des tentes, Ella s’arrêta. Elle fit signe à son neveu d’un peu s’éloigner, tandis qu’elle ferma les yeux.
Et c’est sans bouger les lèvres qu’elle prononça quelques phrases qui sonnèrent dans le creux des oreilles de son neveu.
« Médiocres chasseurs, pourquoi ainsi mourir de froid, si les proies vous observent trop bien dans la nuit ?
Que l’un d’entre vous marche trente pas vers le sud — Il vous faut honorer une servante divine ».
Il y eut un silence absolu. On entendait plus rien sinon le bruit du vent, et on ne sentait plus rien sinon le froid. Ella, debout toute droite, finit par s’impatienter — bien vite en fait, comme à son habitude. Tapotant d’abord du pied comme une petite fille, elle finit par soupirer de nombreuses fois.
Elle sembla presque songer à se rasseoir par terre, lorsqu’une silhouette commença petit à petit à se rapprocher devant eux. L’ombre grossit avec chacun de ses pas, jusqu’à ce que puisse être distingué le contour d’un homme grand, costaud, portant à son flanc un bouclier. Il marcha tout droit, sans se presser, jusqu’à ce qu’il puisse enfin être clairement aperçu.
C’était un grand monsieur, d’un âge certain, même s’il était difficile de distinguer les traits de son visage, entre le noir de la nuit et le casque de fer qui recouvrait son crâne. Il n’offrit ni à Ella, ni à Rovk, la moindre révérence. Pas même un geste, pas même une salutation. C’est d’un ton sec, mesuré, mais visiblement en colère, qu’il rétorqua quelque chose aux paroles portées par les arcanes de la sorcière :
« Nous ne sommes pas dans l’ombre car nous chassons, völva. Nous sommes dans l’ombre car nous sommes chassés. Il serait très avisé de votre part de faire preuve de la même discrétion. »
Un poing sur la hanche, la tête un peu penchée à gauche, Ella sembla étudier du regard avec grand intérêt le bonhomme. Ses manières ne semblèrent pas trop à son goût, à en juger par ses yeux verts qui s’élevèrent au ciel.
« Qu’y-a-t-il qui puisse forcer des Sarls à se recouvrir d’ombres, comme les loups… Ou plutôt, les renards ?
– Les trolls, répondit le guerrier au tac-au-tac, nullement impressionné par l’insulte animalière de la sorcière.
– Quelconque Norse qui craint un troll est bien lâche.
– Quelconque Norse qui ne les craint pas est bien folle. »
Et pour approuver les dires de son interlocuteur, la sorcière ouvrit grand sa bouche, pour offrir une grimace qui montrait jusqu’à ses molaires. Le guerrier fronça des sourcils, resta stoïque quelques instants. Puis, après avoir expiré de l’air de ses narines, il reprit en pérorant légèrement.
« Ah. Je vois à quel genre de créature j’ai affaire.
D’où je viens, on jette les völva désobéissantes au fond des fleuves — en n’oubliant jamais de les lester avant.
– Quel genre ? Mon garçon, tu n’as jamais rencontré une femme comme moi. Et lorsqu'on ne sait pas où l'on marche, il est toujours prudent de se déplacer très doucement… »
Ils s'affrontèrent tous les deux, pendant quelques secondes.
« Mon nom est Ari, fils d’Asvor, du clan de Nautijaur.
– Et je me nomme Ella, bien-aimée du Serpent.
– Tu es bien au Sud pour une servante du serpent. Ne sais-tu pas qu’ici est la terre de la glace et de la Tsarina ? Ses sbires n’apprécient pas les intrus. Et les Ungols ne craignent pas l’hiver. »
Étrangement, la Ella d’ordinaire bien loquace décida de se taire. À la place, elle pivota légèrement à droite, et fit un signe de tête à Rovk, comme pour lui permettre de répondre.