Journal de bord de la Dame Blanche
Pour les yeux seuls du capitaine, de son second, et de toutes les personnes concernées.
Secrétaire : Hylke Geest
Manann garde-nous à jamais de la soif du Kraken.
Wellentag 14. Sommerzeit 2532
Précipitations : Sans
Température : Chaude
Visibilité : Claire
Vent : Léger souffle prévalent
Nous quittons le port de Marienburg en battant le pavillon de la grande République des Jutones, et remettons le destin de notre navire entre les mains de Manann.
Le capitaine Dan Surcouf nous fait suivre le courant par le nord-est, en suivant les voies maritimes prévues par les autorités fluviales.
Le manque de vent complique notre avancée, et la chaleur si intense que le second doit relayer le capitaine dans l’après-midi. Nous n’avançons que lentement.
Nous terminons la journée après avoir navigué une trentaine de miles au-delà du Rijk.
Aubentag 15. Sommerzeit 2532
Précipitations : Sans
Température : Inhabituellement étouffante
Visibilité : Claire
Vents : Marasme
Nous continuons de descendre le Rijk. La chaleur est pire encore qu’hier, et les vents si absents que nous sommes forcés de ne naviguer qu’à la vitesse du courant, ce qui complique nos manœuvres. La circulation est également très importante.
Le capitaine parvient à maintenir l’avancée toute la journée mais doit être relayé par son second dans l'après midi.
Nous terminons la journée après avoir navigué une trentaine de miles au-delà du Rijk.
Marktag 16. Sommerzeit 2532
Précipitations : Légères
Température : Confortable
Visibilité : Brumeuse
Vent : Grand vent prévalent
Le vent soufflant d’ouest rend plus difficile la manœuvre du navire. L’adresse du capitaine permet de maintenir le cap. Nous accélérons.
Circulation toujours très congestionnée.
Nous quittons le Rijk et découvrons le phare de Fort-Solace, annonçant notre entrée définitive dans la mer des Griffes.
Surcouf lâchait enfin la barre ; ces huit dernières heures, il avait été fort vigilant au gouvernail, essayant de lutter contre le fort vent qui s’était mis à rugir de tout son souffle plein ouest, menaçant de faire s’échouer la Dame Blanche contre la côte escarpée du pays des Jutones. Après deux jours complets d’un calme plat pour à s’endormir au volant, on était soudain rappelé à la plus importante des vigilances.
L’été venait de naître dans le Vieux Monde, et si les deux journées passées avaient fait tourner de l’œil à Surcouf à chaque fois, obligeant Darri à venir reprendre son poste plus tôt que prévu, aujourd’hui la situation était bien autre : on grelottait de froid sous les imperméables, et une fine ondée crachotant humidifiait tous les vêtements pour mieux frigorifier les corps.
La sécurité du fleuve s’éloignait, à mesure que la rade se grossissait, pour laisser sa place à la haute mer. Le Rijk se jetait dans la Mer des Griffes, et les matelots avec.
Le second Norse grimpa les marches qui menaient au gouvernail ; Darri échangea une franche poignée de main et quelques mots avec Surcouf, avant de se dépêcher de reprendre son poste. Alors qu’il faisait trois pas, un des deux petits mousses, le petit Rupert, hurla de toutes ses forces avec sa voix fluette :
« Capitaine sur le pont ! »
Et là-dessus, le bosco, Ingvar, reprit dans un écho foudroyant, si fort qu’on l’entendait au-delà du sifflement du vent qui remuait les bâches et les voiles au-dessus des têtes :
« CAAAAAPITAINE SUR LE POOOONT ! »
Le gros Norse claqua des bottes et mit sa main contre sa tempe dans un salut Mannanite au passage de Surcouf, avant de baisser sa main et de hurler son rapport — c’est qu’il fallait crier pour se faire entendre avec ce temps.
« L’équipage est opérationnel, capitaine ! Pas de grogne !
Vous voulez qu’on récompense leurs efforts avec une ration de grog ?! »
En plus de l’eau douce et de la bouffe, il y avait toujours un beau tonnelet d’alcool plus-ou-moins frelaté de disponible pour réchauffer les matelots. Évidemment, sa distribution dépendait uniquement du capitaine, qui devait bien gérer le stock et contrôler l’ivresse à bord — personne ne voulait d’un équipage d’ivrogne. Sauf pour les sujets d’Albéric de Bordeleaux, chez qui c’était absolument naturel que de naviguer avec deux-trois verres derrière la cravate ; selon les stéréotypes, du moins.
D’un autre côté, c’était la toute première épreuve de la Dame Blanche. Après un début de voyage bien fait pour bailler, voilà que l’équipage devait se relayer et toujours rester vif. Surcouf avait au final fait le bon choix en s’arrangeant pour partir avec un équipage complet : il y avait tout le temps des personnes qui pouvaient dormir pendant que d’autres prenaient la suite de l’entretien du navire. Si la Dame Blanche était flambant neuve, et un magnifique navire qui allait bien vite, elle paraissait bien frêle lorsqu’ainsi soumise aux éléments…
Tout au bout du navire, Surcouf trouva son navigateur-sorcier. Adriaen Pourbus, qui possédait le salaire le plus élevé de tout le bâtiment (Il coûtait autant que trois marins et un mousse mis ensemble). Il semblait vouloir mériter sa paye, parce que malgré le vent, il était débout contre la rambarde, un œil dans son sextant, à apparemment vouloir mesurer quelque chose à travers la brume.
Au loin, derrière ce voile, on observait une grande lueur qui découpait le ciel — Fort-Solace. Surcouf connaissait bien ce phare ; c’était celui qui balisait la Manannsport Zee, un immense ouvrage militaire fortifié, qui était la première ligne de défense de Marienburg, et un port de secours en cas d’avarie. Sa lumière servait de guide salvateur aux navires ; la mer des Griffes était trop changeante, et comme aujourd’hui, on pouvait passer d’une visibilité parfaite à une brume épaisse en quelques heures à peine, aussi, la République avait intelligemment fait construire cet édifice public pour sauver son commerce.
C’est que c’était la course, sur cette mer. Tellement de navires comme celui de Surcouf se détachaient et s’élançaient à pleine vitesse dans tous les sens, pour partir au nord, à l’ouest et à l’est. Des navires de commerce et des bicoques de pêcheurs, à destination de la Norsca, de la Bretonnie et d’Erengrad. La collision devenait soudain un risque, car les pilotes excédés d’avoir passé des jours à coller à la poupe d’autrui pendant des jours s’enthousiasmaient aussi soudainement qu’ils découvraient un peu d’espace pour tourner les voiles.
Pourbus remarqua la présence de Surcouf. Il fit lui aussi un salut Maananite, et un grand sourire se dessinait sur son visage.
« Temps de chien, hein ?!
Ça va se dégager dans la soirée, croyez-moi ! On pourra naviguer de nuit — c’est bientôt la pleine lune !
Vous croyez qu’on devrait allumer des torches ?! »
Pour ne pas se faire rentrer dedans par un chauffard, il devait vouloir dire. Mais allumer des torches c’était également risquer l’incendie, et forcer un matelot à devoir constamment les rallumer et les surveiller. Heureusement que Surcouf avait engagé beaucoup de main d’œuvre — ça n’allait pas être dur de trouver un préposé à ce travail parmi les matelots.
« Ah, au fait — y a des navires de la patrouille fluviale qui rodent dans le coin ! Ils font des contrôles au hasard pour vérifier les manifestes et les marchandises !
Y a peu de chance que ça tombe sur nous, par ce temps ils vont probablement rester tranquilles à Fort-Solace — mais si on en voit un, par hasard, vous avez des instructions particulières ?! »