Je restais debout, fermement campée sur mes deux jambes, tandis que la créature me chargeait, ignorant tout ce qui se mettait sur son passage, sa colère et sa rage contre celle qui osait la défier sur son propre vaisseau semblant prendre le dessus sur tout le reste. Je sortis mon pistolet et, bras tendu, visais la masse énorme de muscles qui se précipitait à ma rencontre. Je ne tremblais pas, concentrée, j’attendis jusqu’à la dernière seconde avant d’appuyer sur la gâchette pour faire feu. Mon plan était simple : blesser l’Orque assez sérieusement pour le ralentir, et ensuite le harceler en restant toujours hors de portée de son impressionnante arme.
La première partie du plan fut un franc succès, alors qu’il n'était plus qu’à quelques mètres de moi, j’ouvris le feu et la balle le frappa en pleine tête, arrachant crocs, chair et cervelle. Cependant, alors que je m’apprêtais à saisir mes deux sabres, je fus surprise par la réaction de mon adversaire. Hurlant de douleur, il se déporta et, dans un même mouvement, fit siffler son fléau d'armes dans ma direction. Je ne sais pas si l’attaque était volontaire ou non, mais cela me surprit et je n’eus pas le temps de l’esquiver. Dans un mouvement de réflexe, je parvins à placer mon bras devant mes côtes, tentative aussi futile que désespérée de se protéger, puis l’arme m’atteignit et me frappa de toute sa puissance.
Je fus projetée à plusieurs mètres et j'atterris sur le pont poisseux de sang du navire Peaux-Verte. Mon corps entier n’était plus que douleur. Je tentais de me redresser, mais une souffrance horrible se répandit sur tout mon flanc. J’essayais de porter la main à mes côtes pour me soutenir, mais mon bras ne répondait plus. Aveuglée par la douleur je mis un moment à comprendre la situation, et quand mon regard se posa enfin sur mes blessures, j’en mesurais la gravité. Me servant de mon bras valide, j’essayais de ramper vers un abri, mais je progressais trop lentement et chaque mouvement était un supplice. Je toussais et crachais du sang et, après de vains efforts, je me laissais tomber à même le pont, sur le dos, la respiration sifflante.
De mon œil valide, je regardais le ciel qui se découpait entre les volutes de fumée produites par les flammes, les canons et les armes. Petit à petit, tout me sembla indistinct et j’en oubliais presque l’endroit où j'étais. Des sons me parvenaient encore, mais ils étaient lointains et étouffés. La lumière elle-même semblait s’affaiblir, comme si tout était recouvert d’une lumière grise ou bleue claire. Tout cela me fit penser à un tableau vivant, mais je ne parvenais pas à comprendre la place que j’y occupais. La seule chose dont j’étais certaine, c’est que j’avais froid, et plus ça allait, plus j'avais froid. Je n’aspirais plus qu’à une chose, m’endormir et être libérée de cette douleur et de ce froid. M’endormir et enfin me reposer. M’endormir, et ainsi oublier cette vie si dure. M’endormir... et ne pas penser à mes sœurs que j’avais promis de libérer.
« Je suis morte », me dis-je avec effroi. Puis me reprenant
« Inutile d’avoir peur, je suis déjà morte. » Ensuite, ce fut la folie, terrible et dévastatrice, accompagnée de visions incompréhensibles et de rêves délirants. Puis tout devint blanc.
Une grande balance, comme celle du changeur d'argent de Sartosa.
Une panthère traverse la clairière et s’avance. Elle semble blessée, sa patte avant droite inutilisable tordue dans un angle inquiétant. L’un de ses deux yeux est blanc, traversé par une fine cicatrice. L’animal s’avance, et vient se poser sur l’un des plateaux de la balance.
Le plateau descend soudainement tout en bas.
Une femme très âgée, et pourtant jeune, le visage impassible demande « quelle est la valeur de cette vie ? Quelle juste mesure peut l'acheter ? »
Un jeune renard au pelage d’un roux éclatant surgit de la forêt et traverse en trombe l’espace qui le sépare de la balance. Il saute, et atterrit dans le plateau vide. Celui de la panthère monte et, ils s'équilibrent exactement.
La très vieille jeune femme, hoche la tête, et sourit. Ses dents sont rouges, comme les peintures qui recouvrent son corps et son visage.
Avec une grande inspiration, je quittais les étranges rêves dans lesquels j’étais plongée et je revins à moi. Une avalanche de sons, de couleurs et de douleurs me tombant dessus comme une cascade et m’étourdissant, comme si on m’avait retiré la tête de l’eau. Les souvenirs des dernières minutes se déversèrent en moi comme un torrent de montagne et je compris qu’il ne s'était écoulé que quelques instants durant mon rêve étrange.
Je n’eus pas le temps d’évaluer la situation que mon regard se figea devant moi. Le chef Orque, fou de douleur, titubait dans ma direction, souhaitant sans aucun doute finir le travail. Alors qu’il arrivait à ma hauteur, il se dressa au-dessus de moi de toute sa stature, les yeux emplis d'une rage aveugle. Je ne lui laissais pas l’initiative et, de mon bras valide, je saisis une de mes lames pour la lui planter dans le jarret. Il s’écarta, poussant un nouveau rugissement de douleur, son regard fou balayant les alentours, et avant qu’il n’ait eu le temps d’esquisser une nouvelle attaque, un coup de feu retentit et ce qui restait de sa monstrueuse tête vola en morceaux qui s’éparpillèrent sur le pont.
Alors que la créature s’affaissait sur le côté dans un bruit sourd, une silhouette humaine se dessina juste derrière elle. Il me fallut quelques instants pour reconnaître Kidd. Le gamin, tremblant, tenait dans ses mains un pistolet encore fumant.
« Nola ! Bon sang ! Accroches-toi. On se tire ! » me dit-il en se précipitant dans ma direction. Je voulus parler,
« je crois que.. je crois que j’ai gagné. » mais les mots moururent sur mes lèvres. Il me regarda avec ses yeux sombres. Il n'y avait dans ce regard que du respect, de l’admiration et surtout, de l’inquiétude.
Il me fit m’asseoir, puis entreprit de me hisser sans ménagement sur ses épaules. J’essayais de lui dire de me laisser là, tétanisée par la douleur, mais lorsque j’ouvris la bouche, seule une bulle de sang naquit au coin de mes lèvres, avant d’éclater quelques secondes plus tard.
Nous traversâmes en sens inverse le pont du Karak’ en direction de l’Aslevial. Dans un état de semi-conscience, je ne parvenais pas à comprendre ce qui m’entourait. Chaque pas que faisait Kidd éveillait en moi des douleurs insoutenables. Je peinais à respirer à cause de mes côtes, apparemment cassées, et mon sang coulait abondamment le long de mon corps, laissant une ligne rouge sombre derrière nous.
Kidd franchit le bastingage des deux navires, et entreprit de m’emmener dans les entrailles de notre vaisseau. J’étais toujours consciente, mais je n’arrivais pas à analyser clairement ce qui se passait et à comprendre l’activité qui m’entourait. Autour de moi, j’entendais beaucoup de cris, ceux des blessés qui demandaient vainement de l’aide, et ceux des valides qui tentaient de s’organiser. Des odeurs de sang, de vomis et d’urine assaillissaient mes narines, mais je n’étais pas assez consciente pour que cela me gêne.
Le jeune mousse franchit une dernière salle, jouant des coudes pour se frayer un passage parmi le grand nombre de personnes attendant des soins, puis il interpella quelqu’un :
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« Aidez-moi, elle a besoin de soins, vite ! »
Des pas précipités arrivèrent dans notre direction.
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« Bordel elle s’est fait piétiner par un troupeau de Peaux-Vertes ou quoi ? » répondit une voix que je crus identifier comme celle d’Hertzog, le chirurgien de l’équipage.
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« Elle vient de tuer le capitaine ennemi ! » dit Kidd, une pointe de fierté dans la voix.
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« Ouais bah faudrait voir à ce qu’il ne lui est pas rendu la pareille gamin… »
Je sentis qu’on me déposait sur une table d’opération, mais je n’arrivais pas à ouvrir les yeux.
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« Tu comptes rester là à bailler aux corneilles gamin ? Fou moi l’camp et laisse moi faire mon boulot. » puis marmonnant pour lui-même
« Quel foutu bordel ! Nola tu m’entends ? Nola ?! »
J’aurais aimé lui répondre, mais je me sentis de nouveau partir, plus rapidement et plus profondément cette fois. En quelques instants ce fût le noir complet, le silence, et le calme.
« Méfies-toi de l’homme doré »