Un certain temps s'écoule avant que la sieste du bordelais ne soit interrompue; un certain temps, toujours rythmé par le bruit des gouttes d'eau tombant au sol....Jusqu'à ce que des voix et des pas, de plus en plus forts, résonnent à nouveau dans la pénombre:
"Mais du coup, qu'ès'qui'fout-là c'couillon? peut-on entendre dans le lointain.
"Ch'ai pas, grogna une voix grave,
Ch'ai même pas pourquoi l'ôt' pédé veut pas qu'on l'bute. Ch'ui sûr qu'ce gus i'va nous faire d'la merde...."
Commençant à se relever, Surcouf put alors voir deux silhouettes qui se détachaient, petit à petit, des parois de la caverne. Elles se rapprochèrent ainsi du contrebandier, ce dernier ne tardant pas d'ailleurs à les reconnaître. Ayant visiblement terminé de discuter, ce furent la grande racaille masquée, ainsi que le voyou que Dan avait "rencontré" plus tôt, qui finirent par arriver devant lui, torches à la main. Les deux comparses jaugèrent alors le bordelais du regard, un air inquiétant se dessinant peu à peu sur leurs faces, à moité éclairées par leurs flambeaux:
"Bon! lâcha la crapule aux avant-bras tatoués, ne cessant de regarder Surcouf,
Files-moi un coup d'main, chopes-le aux bras, ordonna-t'elle à l'autre gredin.
-
Euh....patron? réagit ce dernier, fronçant ses sourcils derrière sa tignasse brune,
L'pédé i'l'a pas dit qu'i'faut lui foutre ça aux yeux?" enchaîna-t'il, sortant de ses guenilles un épais bandeau d'étoffe.
Surcouf put alors voir la grande racaille se détourner de lui, pour regarder son complice, d'un air patibulaire.
"Rah mais on s'en bat les couilles d'ça! cracha-t'elle,
Mate-le c'pôv' con! continua-t'elle désignant Dan de sa main,
L'est bardé d'fer et on est deux pour l'gauler! Qu'ès'qui va faire hein?! Bah i'va rien faire et pis c'est tout! Donc maint'nant tu bouges ton cul et tu l'prends aux bras! d'un coup, la canaille masquée tourna sa tête en direction du bordelais; son regard, se voulant intimidant, se planta dans celui du marin,
Et toi.... fit-elle, sur un ton presque sourd, comme si elle lui marmonnait quelque chose,
Essaie juste d'faire l'mariol, et c'est mon épée dans ton bide. Pigé?"
Cette sordide promesse étant faite, les deux gorilles se mirent à empoigner le bordelais, le saisissant fermement aux bras pour le mettre debout.
Et c'est ainsi que le contrebandier entama une petite marche dans la caverne, toujours flanqué et tenu par les deux voyous alors passait entre les stalactites et les stalagmites. Ces derniers agitaient leurs torches, de temps à autre, pour voir où leurs jambes les emmenaient; tandis que les chaînes aux pieds de Surcouf ne cessaient de racler sur le sol pierreux, produisant un frottement au tintement métallique, qui résonnait dans toute la grotte.
Progressant au beau milieu de l'obscurité, le trio mit tout de même quelques minutes à sortir de cet endroit, qui était visiblement bien plus grand qu'on pourrait le penser.
De nombreuses fois, au détour d'un pan de roche, le contrebandier put discerner d'autres passages, menant vers d'autres parties de ces lieux mystérieux. Ainsi, ses yeux comme son esprit étant aux aguets, le bordelais put voir, et surtout comprendre quelque chose: il n'était pas dans une simple caverne, mais dans tout un réseau de grottes, semblant être reliées entre elles par des souterrains assez grossiers, creusés à même la roche.
Est-ce que la bande de racailles qu'il avait vu la dernière fois aurait pu creuser tous ces passages à elle seule? Dan pouvait franchement en douter....
Mais il n'eut pas vraiment le temps de trouver une réponse à cette question. Peu à peu, ses yeux commencèrent à se plisser, presque instinctivement: une lueur, quasiment éclatante, se trouvait au bout de ce tunnel.
Lorsque le bordelais arriva enfin à l'extérieur de ces cavernes, il fut pratiquement aveuglé par la lumière du jour. Forcé de cligner plusieurs fois des yeux, il entendit d'abord son environnement avant de commencer à le voir. Ainsi, ce fut un fracas: celui des vagues se brisant contre le rivage, dans le lointain, qui parvint en premier à ses oreilles. Puis ce même tumulte fut brièvement couvert par un autre son: le croassement aigu des mouettes, qui semblaient parcourir le ciel par vols entiers, au vu du tapage qu'elles faisaient.
Commençant alors à ouvrir ses yeux, Surcouf put ressentir le vent, assez fort, dont le souffle parcourait toute sa peau, s'infiltrant même dans ses vêtements; il y eut également une autre chose que le marin put éprouver sur sa chair, quelque chose de moins réjouissant, peut-être: de l'eau.
En effet, la toute première vision qu'il eut de l'extérieur fut un ciel morne, grisâtre, d'où tombait une pluie très fine; une bruine, lente et froide, qui s'abattait sans relâche sur lui et ses geôliers:
"Temps de merde." maugréa le caïd masqué, tandis que le trio entamait dorénavant la descente d'une pente rocailleuse, menant Dan vers quelque chose qu'il ne pouvait tout simplement pas rater.
Sous ses yeux et sous cette petite pluie, niché au cœur d'un grand cirque naturel, cerné par des falaises à la roche terne, se trouvait un camp immense; un formidable bivouac, qui s'étendait partout où l'on avait pu construire quelque chose, jusqu'aux rochers.
Il y avait de quoi écarquiller les yeux, car selon toute vraisemblance, l'existence de ce gigantesque campement, fait de bois et de toile, était plus qu'improbable dans une région inculte et désolée comme le Pays Perdu.
Toutefois, au fur et à mesure qu'il se rapproche de cette fameuse installation, le contrebandier aperçoit quelque chose d'étrange, voire de perturbant.
Ce camp, pouvant bien abriter mille hommes à vue d’œil....était en ruine?
Oui, c'était bien le cas; la plus grande partie de ce bivouac extraordinaire avait été laissée à l'abandon, depuis fort longtemps semble-t'il.
Le bordelais pouvait bien voir des tentes, mais elles étaient effondrées, aplaties au sol ou à moité enfouies dans les galets; il pouvait regarder des cabanons, mais ceux-ci étaient désormais abattus, réduits à de simples tas de planches brisées; il pouvait aussi remarquer de grandes palissades en bois, qui marquaient jadis la limite de l'endroit; toutefois, elles sont dorénavant défoncées, leurs pieux vermoulus jonchant le sol rocailleux, n'importe qui pouvant les enjamber et pénétrer les lieux sans soucis.
Hormis peut-être Surcouf, personne d'autre ne semblait s'attarder ou même remarquer la déchéance qui s'était abattue sur l'endroit; ni les nervis qui flanquaient le marin, continuant de le mener à l'intérieur de ce bivouac; ni le vent qui soufflait, sifflait et s'engouffrait à travers ces ruines, soulevant des toiles de tentes par ici, faisant rouler des débris de cabane par là; ni la bruine, qui ne cessait de tomber, s'acharnant même à pourrir la moindre planche de bois, ou à tremper le moindre bout de tissu présent en ces lieux désolés.
Alors qu'il s'enfonçait dans ces ruines, le marin put ainsi remarquer un autre fait: quelques silhouettes en l'occurrence, qui s'agitaient sous la pluie et parcouraient la zone, maraudant parmi les décombres.
Si tout cela n'avait peut-être rien d'étrange, ce ne fut pas le cas des sons que Surcouf entendit, soudainement, derrière lui.
Oui, il y avait des bruits déconcertants, presque dérangeants, qui venaient dans son dos.
Des sortes d'échos, lointains et portés par le vent, à moitié étouffés par la pluie....On aurait dit des espèces de cris; des cris ressemblant vaguement à des lamentations; des insultes; des plaintes; et des sanglots. Voilà tout ce que les rafales de vent étaient en train d'apporter aux oreilles du bordelais.
Cependant, après quelques secondes, ces sons perturbants finirent par se perdre au loin, avant de disparaître, refoulés par la bruine et les bourrasques de l'aquilon.
Désormais, ce fut autre chose qui attira toute l'attention du contrebandier: il était emmené vers une bâtisse qui, au beau milieu de toutes ces ruines, était parvenue à tenir debout.
En effet, devant lui se trouvait une baraque en bois, assez longue, légèrement surélevée par rapport au sol, autour de laquelle s'agglutinaient quelques tentes, bien dressées cette fois-ci, et concentrées autour d'un foyer éteint. Tandis qu'il arrivait sur place, Surcouf put remarquer que le toit de la bicoque semblait vétuste, et totalement bigarré, rafistolé à grands renforts de planches, de bâches et de tissus aux couleurs assez vives; ainsi, on l'avait rendu étanche, à défaut d'être solide.
Alors que les nervi l'immobilisaient, le marin put se rendre compte d'une dernière chose: il n'y avait personne qui traînait dans les environs.
Tout à coup, on lui donna un grand coup dans les jambes, aux niveau des jointures, ce qui le mit à genoux:
"Et tu t'relèv' pas." fit alors la racaille masquée.
Toujours genoux à terre, fermement tenu aux épaules par l'autre voyou, Dan put voir que la crapule aux bras tatoués se dirigeait désormais vers la porte de la baraque.
Au beau milieu de la bruine et du vent, sa voix se fit entendre, alors qu'elle frappait à l'entrée:
"OH CHEF!! TU VIENS OU BIEN?! cria-t'elle, continuant de tambouriner la porte,
ON A RAM'NÉ TON COUILLON!!"
Au bout de quelques secondes, la fameuse porte finit par s'entr'ouvir. Une silhouette, grande et élancée, se faufila alors à l'extérieur de la bicoque; aucun doute, le bordelais reconnaissait là son précédent "client":
"Mon ami, inutile d'insister comme cela vous savez? entama la grande créature, altière, en direction du caïd masqué; puis elle posa son regard, désormais de marbre, sur son ancien passeur, avant de se retourner vers les racailles,
Je vois également que vous n'avez pas bandé ses yeux. Pourrais-je savoir pourquoi? demanda-t'elle, plissant légèrement son regard.
-Bah parc'que ça sert à que dalle, faudra bien qu'i'voit à un moment non? répliqua le voyou tatoué,
Et pis d'te façon i'f'ra rien si on l'zieute assez.
Bon, et du coup on fout quoi avec lui?" interrogea-t'il a son tour.
Durant tout ce début de conversation, le bordelais avait pu discerner deux choses chez l'elfe. Premièrement, il s'était recouvert d'une pèlerine pour se protéger de la bruine, sa longue chevelure rousse étant désormais enveloppée dans une capuche, qui ne laissait dépasser que ses deux longues oreilles. Deuxièmement, peut-être plus intéressant pour lui, Dan arriva à distinguer un trousseau de clés, porté à la ceinture; un bref coup d’œil en direction de ses menottes et il ne tarda pas à le comprendre: cet elfe possédait sur lui
la clé, cette fameuse clé qui pourrait le libérer de ses chaînes.
"Comme vous le savez, répondit la fière créature au fripon,
nous avons une source à honorer en ville. Il nous faut donc rassembler la marchandise et l'amener là-bas.
-Hein?! fit la crapule, fronçant ses sourcils,
Et les épaves alors? T'as oublié ça p'têt? Comment qu'on va faire?
-La source est prioritaire, affirma l'elfe, d'un air posé,
nous devons y aller aujourd'hui. Vos épaves peuvent bien attendre.
-Quoi quoi quoi? Genre tu laisses tomber ça maint'nant? réagit le caïd, Dan pouvant le voir assez contrarié,
Mais t'es con ou quoi? Y a des gus qui vont passer avant nous et chourer tout c'qu'y a! Et pis quand nous on va v'nir bah y'aura plus rien, c'est tout s'qui va s'passer!
-Mon ami, la grande créature soupira brièvement,
vous savez qu'entre ces deux manœuvres, la mienne est la plus profitable, n'est-ce pas? un sourire en coin se dessina sur son visage, alors qu'il joignait ses mains du bout de ses doigts,
De plus, j'ai besoin de vous pour les marchandises, car je vous sais également astucieux dans ce domaine. Allons, vous ne me feriez pas défaut sur cette occasion quand même, non?"
Surcouf vit alors le visage du voyou se renfrogner. Pendant quelques secondes, ce dernier n'arrêta pas de remuer ses lèvres, continuant de fixer l'elfe.
"Bon, va pour ta merde, finit-t'il par lâcher rapidement, toujours un peu fâché,
On y va du coup? termina-t'il, tournant déjà le dos à tout le monde pour se diriger vers les ruines.
-Bien, conclut la fière créature, se tournant désormais vers Surcouf et la crapule qui le maintenait à genoux,
Vous-là, fit-elle en désignant le maraud, sur un air plus sérieux,
Gardez-le bien à l'oeil. Cela serait dommage pour vous qu'il s'échappe.... l'elfe s'adressa alors au bordelais,
Point d'inquiétude, mon cher, peu de temps s'écoulera avant nos retrouvailles. Je vous le promet, termina-t'elle, un petit sourire de nouveau accroché à ses lèvres.
-Mais chef? interrogea alors le gredin, lâchant une des épaules du contrebandier pour gratter sa tignasse,
Et j'fous quoi moi avec lui?
-Eh bien, réagit alors l'elfe, toujours aussi flegmatique,
en attendant mon retour, mettez-le derrière la baraque. acheva-t'il, avant de partir à son tour, talonnant désormais le caïd.
C'est ainsi que le contrebandier fut brusquement relevé, repris aux bras et fermement conduit à l'arrière de la bicoque par la crapule. Entre le mur de la cabane, une tente ainsi qu'une pile de caisses, cette dernière trouva un coin pour garder le marin. Elle l'y jeta subitement, Surcouf tombant au sol, se retrouvant à quatre pattes sous la bruine:
"Si j't'entends moufter, t'va morfler." grogna la racaille au bordelais, en guise d'avertissement.
C'est donc sous la garde de cette sentinelle improvisée que Dan se trouvait, étant assis sur des galets mouillés et n'ayant rien d'autre à regarder que du bois, de la toile, et une petite pile de caisses.
Petit à petit, les secondes se succédèrent lentement, ne tardant pas à se transformer en instants d'attente, puis en minutes. La racaille relâcha alors sa vigilance, peu à peu, tournant le dos à Surcouf pour observer un peu ce qu'il se passait autour d'elle; le vent ne cessant de faire balancer son épée, qui pendait contre sa jambe:
"Mais putain qu'ès'qui foutent ces cons." marmonna-t'elle.
Profitant de cette occasion, le bordelais put regarder ce qui se trouvait autour de sa personne. Et bien évidemment, son regard fut attiré par le tas de caisses juste à côté de lui. Il aperçut alors quelque chose sur le couvercle de l'une d'entre elles; quelque chose que l'on avait laissé trainer ici, sans vraiment y faire attention: un coutelas.
Certes, sa lame était assez terne, et son manche en bois plutôt usé; mais il pourrait peut-être se révéler très utile au contrebandier. En plus, il se trouverait presque à portée de main. Non?