Le petit matin se levait sur Sartosa et les premières lueurs de l'aube perçaient à peine l'horizon, teignant le ciel d'un mélange délicat de rose pâle et d'orange brûlé. Le murmure des vagues caressait doucement les coques des navires amarrés. Une légère brume marine flottait, donnant au port un aspect presque irréel, comme un rêve à peine éveillé. Le cri lointain d'une mouette perçait l'air, rappelant à tous que le jour allait bientôt s'installer pleinement. Assis sur le rebord d’une vieille jetée en bois, les jambes pendant au-dessus des eaux souillées du port et le regard perdu vers l’horizon, Edmond de la Niche tentait vainement de retracer le fil de sa nuit débridée. Après son pacte informel avec Stromfel, le jeune homme avait passé la nuit à écumer les tavernes les plus malfamées de la cité pirate, là où la bière était la moins chère, mais aussi la moins bonne et où personne ne prêtait attention à un marin solitaire.Lorsqu'on ne sait pas vers quel port on navigue, aucun vent n'est le bon - Capitaine Armin VanDkij, Réflexion d'un aventurier des mers.
Il passait inconsciemment un doigt sur la petite plaie encore fraîche de la veille, là où il s’était entaillé la main pour sceller son contrat avec le dieu requin. La petite blessure ne lui faisait pas mal, mais un léger picotement la parcourait en permanence. Il laissa ses yeux balayer les quais, contemplant les nombreux navires qui mouillaient dans le port, protégés des courants dangereux entourant l’île grâce aux digues naturelles que formait la crique. De puissants galions lourdement armés côtoyaient de simples goélettes, agiles mais légères. Des trois-mâts cachaient dans leurs ombres des petits bricks et quelques sloops. Il se demanda pendant un court instant si c’était sur l’un de ces navires qu’il reprendrait la mer prochainement.
Cette pensée le poussa enfin à s’ébrouer et à se redresser. Malgré la fatigue qui lui piquait les yeux et les relents d'alcool qui lui brûlait l’estomac, il devait mettre cette journée à profit pour se trouver un nouveau capitaine à servir, ou à remplacer si l’occasion se présentait. Il se redressa, la démarche encore peu sûre à cause des vapeurs qui lui montaient à la tête et s’étira longuement avant de prendre la direction de la cité. Malgré l’heure matinale, les quais commençaient déjà à grouiller d'activités. Des matelots venaient prendre leurs quarts, remplaçant ceux qui avaient veillé durant la nuit, des chariots remplis de denrées et de barils de poudre s’approchaient des navires attendant d’être chargés pour repartir à l’aventure. Des pêcheurs optimistes, pipes au bec, jetaient des filets abîmés pour attraper les petits poissons vivant entre les coques des vaisseaux amarrés là. Des pirates ayant passé une nuit sans doute aussi mouvementée que celle d’Edmond tentaient tant bien que mal de rejoindre leur bord, s’arrêtant parfois pour vomir à proximité des pêcheurs immobiles ou pour régler un dernier compte après une querelle nocturne.
Le jeune homme s’écarta vivement pour esquiver deux hommes s'agrippant par le col en s'invectivant à propos d’une dénommée Alice qu’ils semblaient tous deux apprécier. Tout à leur dispute, ils ne virent pas arriver la fin de la jetée et plongèrent à l’eau, ce qui mit momentanément fin au pugilat. Avec un petit rire, Edmond se détourna de la scène et se dirigea vers les premiers faubourgs de la ville.
En quittant le port, on s'engageait dans les ruelles tortueuses de Sartosa, où l'atmosphère changeait radicalement. Les pavés irréguliers, usés par des années de passages incessants, résonnaient sous les pas des habitants. Les murs des bâtisses, hauts et rapprochés, semblaient presque se toucher, créant un labyrinthe d'ombre et de lumière. L'air était chargé d'une humidité stagnante, mélangée aux relents de poisson, de sueur et de divers épices venant des marchés improvisés à chaque coin de rue.
Les rues, bien que étroites et sinueuses, étaient loin d'être désertes. Des marchands ambulants criaient leurs marchandises, des babioles en tous genres aux denrées alimentaires douteuses. Les étals étaient encombrés de fruits exotiques aux couleurs vives, de morceaux de viande pendus à des crochets et de tonneaux de rhum dont le contenu doré attirait les regards assoiffés des passants. Ici, un groupe de marins discutait bruyamment, des rires rauques ponctuant leurs conversations animées. Là, une diseuse de bonne aventure, drapée dans des tissus colorés, agitait ses cartes en promettant fortune et gloire à ceux qui daignaient l'écouter.
La lumière du jour peinait à percer les voiles de tissu tendus entre les maisons pour créer de l'ombre. De petites fenêtres, souvent grillagées, laissaient entrevoir des fragments de vie quotidienne : des femmes accroupies préparant des repas, des enfants jouant avec des objets de récupération, des vieillards fumant leurs pipes en observant le monde avec des yeux plissés par le temps. Les tavernes, véritables cœurs battants de la cité, commençaient à s'animer, même à cette heure matinale. Des éclats de voix et des notes de musique s'en échappaient, attirant les âmes égarées en quête de réconfort ou de distraction. L'atmosphère y était lourde, saturée de fumée de tabac et d'alcool bon marché. À l'extérieur, des hommes ivres titubaient, cherchant à retrouver leur chemin ou simplement à prolonger la nuit dans l'ivresse.
Edmond était en train de remonter une des artères principales de la cité en direction d’un établissement de sa connaissance ou les recruteurs des différents équipages avaient pour habitude de venir faire leur sélection de nouveaux matelots prêts pour le service lorsque des cris derrière lui attirèrent son attention. En se retournant, il vit un lourd chariot tiré par des bœufs qui peinaient à tracter le chargement dans la rue montante, leurs sabots glissant sur la chaussée déformée. Ce qui arrêta le regard du jeune pirate fut la cage en fer fixée sur l’attelage dans laquelle quelques hommes hagards et sales étaient entassés. Il était étonnant de voir un transport de prisonnier à cette heure matinale mais cela ne semblait pas perturber les passants qui se frayaient un passage pour doubler le chariot en évitant les coups distribués par les quelques gardes qui formaient son escorte. Edmond allait reprendre sa marche quand, en se retournant, il percuta une silhouette encapuchonnée dans un long manteau noir. L’inconnu ne s’arrêta pas mais leurs yeux se croisèrent une fraction de seconde et le jeune homme fut marqué par ce regard borgne. L’inconnu avait un œil d’un bleu si profond qu’il ressortait dans la pénombre de sa capuche et un œil d’un blanc laiteux, aveugle et barré d’une fine cicatrice. Après avoir émis un simple grognement menaçant, la silhouette sombre reprit sa marche avant de se noyer dans la foule.
Sur ces entrefaits, Edmond dû se plaquer au mur pour laisser passer le chariot de prisonnier qui était parvenu à sa hauteur. Tandis que ce dernier avançait lentement devant lui, son regard fut attiré par un des captifs en particulier. Un homme d’un certain âge, assis contre la porte de la cage. Ses cheveux, autrefois peut-être d'un noir de jais, étaient maintenant une masse enchevêtrée de mèches grises, tombant en désordre sur ses épaules. Son visage, buriné par des années de soleil et de vent salin, portait les traces indélébiles de ses nombreuses aventures et mésaventures. Des rides profondes sillonnaient sa peau tannée, témoignant d'une vie passée sur les flots. Ses yeux, d'un bleu perçant et vif, étaient en net contraste avec son apparence fripée et fatiguée. Ils reflétaient une intelligence aiguisée et une détermination inébranlable, malgré la misère de sa situation actuelle. Il scrutait la foule avec une acuité étonnante, comme s'il cherchait quelque chose ou quelqu'un parmi les visages moqueurs et indifférents. Le marin portait des haillons, vestiges de ce qui avait probablement été un uniforme de capitaine. Une chemise blanche, maintenant jaunie et déchirée, laissait entrevoir une musculature encore robuste malgré l'âge. Son pantalon, autrefois d'un bleu marine, était élimé et maculé de tâches indéfinissables. À son cou pendait un vieux médaillon en argent, terni par les années, mais portant des gravures détaillées et mystérieuses. Malgré les chaînes qui entravaient ses mouvements, le vieil homme conservait une posture droite et fière. Ses mains, larges et calleuses, reposaient sur ses genoux, mais leurs doigts bougeaient légèrement, comme s'il jouait une mélodie silencieuse ou exécutait des manœuvres invisibles. Il semblait incarner l'âme même de la piraterie : indomptable, courageux, et éternellement résilient.