En revanche, le refus de Surcouf de se joindre à l’opinion de Darri sembla agacer le Norse. Celui-ci se retourna en tenant toujours le volant d’une main, et il se mit à rager tout seul :
« On est censés avoir engagé des gens qui s’y connaissent ! Si on craint le moindre récif, on fera jamais un profit de notre vie !
– Mais Dan a raison sur un point que tu sous-estimes, se permit d’intervenir Hylke qui jusqu’ici demeurait silencieuse. Ce n’est pas vraiment la cargaison qui est importante — du vin de contrebande, ça se trouve partout, il doit y avoir en ce moment même une vingtaine de bateaux comme nous qui foncent vers l’Empire pour les mêmes affaires.
Ce voyage n’a rien d’exceptionnel. C’est un test que nous fait faire le Mulot. Il veut prouver à ses employeurs que nous ne sommes pas des têtes brûlées et qu’on peut nous confier des cargaisons plus sensibles.
– Et tu crois que j’ai pas deviné ça ?! Si c’est un test, notre rapidité à l’œuvre est testée aussi Hylke !
– On rattrapera le retard au retour si vraiment nous n’avons plus de marge, tempéra Lalla.
– Avec le vent dans l’autre sens ?! C’est plus facile d’aller à l’est qu’à l’ouest, et y a pas besoin d’engager un magicien-maritime pour savoir ça !
– Je ferai mon possible pour profiter au maximum de notre avancée en mer, rajouta Pourbus avec un air rassurant et bien affirmé. La Dame-Blanche est un bateau fin et agile, ce n’est pas une grosse cogue encombrante — avec l’immensité de l’océan devant nous, on va rattraper une avance sur le peloton des marchands.
– Vous ignorez tous les trois le problème — mais en même temps logique, votre responsabilité est pas engagée sur la mission, contrairement à moi et Dan ! »
Il donna un gros coup du plat de sa main sur la barre.
« Rah c’est pas vrai ! »
Et il commença à lentement virer à bâbord pour franchement changer de cap et commencer à véritablement éloigner la Dame Blanche d’Aarnau, et surtout du littoral qui pointait à l’horizon.
« Je vais pas me chier dessus — Quatre contre cinq, je me soumets à la volonté démocratique. Comme quoi je suis vraiment devenu un Marienbourgeois !
Mais entendez-moi bien : là les premiers jours de petite routine c’est terminé ! On file comme la tempête de Manaan et on s’arrête pas tant qu’on a pas rejoint Neues Emskrank ! L’équipage a eu le temps de se faire au bateau, alors maintenant ça va bosser ! »
Là-dessus, au moins, les lieutenants du bateau pouvaient se mettre d’accord, ce qu’ils conclurent d’ailleurs avec des hochements de tête bien solennels. Et pour ne pas abuser de la patience d’un Darri déjà bien échaudé, tous quittèrent le château de poupe en allant chercher quelque chose à faire : Pourbus se colla à la proue avec une longue-vue et un sextant, Lalla patrouilla le pont en observant bien les gestes de l’équipage, tandis que Hylke, elle, eut du mal à faire semblant d’être occupée — la jeune fille n’avait pas vraiment été engagée pour ses talents en navigation, mais elle alla quand même dans la cale pour contrôler la cargaison et l’inventaire du navire, histoire de.
Le 19 Sommerzeit se passa donc dans une rigueur bien navale. La terre ferme disparaissait petit à petit du champ de vision, pour ne laisser plus que l’immensité de la mer des Griffes. Le vent soufflant toujours plein ouest gênant un peu la remontée tout droit vers le nord, mais Darri et Dan étaient loin d’être des amateurs, ou alors la colère du retard les motivaient particulièrement : Même avec les difficultés inhérentes avec le contrôle du navire, et la vitesse grandissante des vagues qui claquaient la coque, les deux capitaines se relayant retrouvèrent vite leurs réflexes et travaillèrent chacun au mieux de leurs capacités — si ça continuait ainsi, ils pourraient peut-être même bel et bien retrouver leur durée initiale de voyage…
En revanche, le lendemain, Angestag 20, Surcouf découvrit une très mauvaise surprise en quittant la cabine de capitaine — cette foutue mer des Griffes, même en plein été, se révélait être une catin capricieuse, et bien la fiancée de Manaan. Café à la main, le Bretonnien put découvrir un paysage entièrement brumeux, d’énormes vagues qui montaient presque aussi haut que le pont, et un vent qui soufflait tellement fort qu’on l’entendait gronder et que tout ce qui n’était pas attaché sur le pont n’arrêtait pas de voler. Bâches, capes, manteaux, et voiles virevoltaient en claquant sur tout ce qui passait, et alors que Dan sirotait tranquillement sa boisson, il put voir un de ses matelots courir après son chapeau qui avait quitté son scalp à cause du souffle.
Ça promettait une journée de merde.
Prenant difficilement position au château de poupe, il échangea rapidement sur la situation avec Darri. Puis le Norse, complètement exténué, descendit pour rejoindre le pieu. C’était donc maintenant à Surcouf de gérer ce bordel.
Jusque-là, Darri avait laissé la voile hissée. Mais Surcouf put voir comment le temps empirait et qu’il allait être impossible de continuer à naviguer ainsi sans risquer de lourdement endommager le mât. C’était chiant, mais il n’y avait aucun autre choix possible : il ordonna à ce qu’on affale la voile en criant en contrebas. Lalla, la bonne matelot Arabéenne, porta volontaire un camarade avec lequel elle se jeta dans les cordages pour faire tomber la voilure et la plier en toute sécurité. Sa rapidité d’œuvre serait bien salvatrice.
Et ainsi, Surcouf se retrouva à piloter pendant quelques heures un bateau sans aucune voiles. Heureusement le vent soufflait dans le sens qu’il souhaitait, et les courants allaient aider. Même si la vitesse était plus lente, puisque c’était toute la coque qui bougeait, cet imprévu n’allait pas les mettre absolument à l’arrêt.
Pendant tout le début de la journée, on entendait à peine les chants des marins, tellement le vent soufflait, que les vagues frappaient la Dame, que tout le monde bossait dans tous les sens… Mais les prières des marins, qui imploraient tous Manaan tout en travaillant, furent bien entendues : enfin, à la mi-journée, le vent passa de la tempête insupportable à de grosses rafales gérables. On ordonna à ce que la voile soit hissée, et on put reprendre le trajet.
La journée du 20, fort mal commencée, se termina donc très bien. L’équipage avait bravé une grosse tempête, et même insolemment débuté le rattrapage de son retard.
Sans trop s’en rendre compte, vu qu’ils étaient en pleine mer, Pourbus calcula (Probablement correctement) qu’ils étaient en train de dépasser le Cap des Naufrageurs, et qu’ils se trouvaient donc à présent en pleine mer Impériale.
Le lendemain, c’était un jour de Festag. Le jour sacré des Dieux. Mais ils n’allaient pas pouvoir arrêter le travail — la Mer des Griffes se révéla à nouveau absolument cyclothymique, car si au réveil Surcouf pouvait sentir autant de vent qu’hier (Mais pas au point de devoir affaler la voile non plus), la température était passée de très fraîche et vivifiante, à une chaleur bizarrement étouffante. L’atmosphère était devenue lourde de nulle part, après probablement cent miles parcourus dans l’océan. Ils étaient au milieu du vide, si ce n’était pour les albatros, les bancs de poissons, et parfois, des navires plus-ou-moins gros qu’on découvrait à l’horizon.
Surcouf bossa bien, sur son premier tour de poste. Mais le Bretonnien sur-estima un peu ses capacités et sous-estima sa fatigue. La chaleur, le soleil qui tapait en plein sur sa caboche… Il maintint bien le cap malgré le vent, mais sitôt qu’il lâcha la barre pour la laisser à Darri, il commença à voir flou, puis des mouches partout.
Darri siffla et engueula un matelot pour qu’il vienne aider son capitaine. Pauvre Surcouf reconnaissait tous les symptômes de l’insolation. Le Norse, un peu agacé, le rassura quand même avec sa grosse voix :
« Va te reposer, frère — je prends ton tour en plus ! »
Et ainsi, on escorta Surcouf pour le mettre à l’ombre sous un pan de toiture du bateau. Gourde d’eau fraîche dans la main, il put commencer à se reposer et à se remettre tant bien que mal de sa situation.
Il avait pour une fois l’excuse de faire la princesse. Il regardait son équipage à l’œuvre alors qu’il s’abreuvait bien pour étancher sa soif. Quelques fois, quelqu’un venait pour s’assurer de son bon état, et lui donner une tape amicale dans le dos. Et on ne lui demanda pas son avis sur grand-chose.
Comme quoi, il allait pouvoir au final passer un Festag à se reposer, comme les Dieux le souhaitaient.
Hélas, toutes les bonnes choses ont une fin. Dans l’après-midi, alors qu’il était à nouveau capable de bouger, même s’il avait toujours une sacrée migraine qui lui lançait dans les tempes, Hylke alla le voir :
« Y a un bateau de guerre à l’horizon. Une grosse bête. On ne parvient pas à voir son pavillon…
Darri dit qu’il s’en fiche totalement, mais il approche de notre direction. Marienburg n’est en guerre contre aucune nation, mais il y a des rumeurs dans l’équipage, beaucoup d’inquiétudes…
Tu souhaites qu’on fasse un détour pour bien s’assurer qu’il ne nous rattrape pas, ou c’est inutile ? »