Tous les jours à huit heures du soir, et ce depuis le règne d’Emmanuelle von Liebwitz, cinq jours sur huit ainsi que deux Festags par mois, il enroule son exemplaire du journal (Le Nulner Averti) sous le bras, range son pistolet à son étui, embrasse sa femme, et il descend vers la Sidenstrasse pour rejoindre sa cabine, en croisant sur le chemin les foules de travailleurs qui traversent le Grand-Pont embouteillé en cette heure de pointe. Il arrive pour croiser Luitpold, celui qui prend le service de l’après-midi à midi, les deux discutent rapidement de Rotzball en buvant un petit café, un luxe comme seule une urbanité comme Nuln peut s’offrir, et ils se mettent au courant des potins de la veille ; Luitpold et Max racontent quelle bande de gamins cause des soucis, quelle épouse se fait cogner par son mari, quel bourgeois refaisant sa devanture emmerde le quartier avec les nuisances sonores de ses ouvriers — ils se préparent à gérer les troubles du coin, quoi. Puis Luitpold s’en va, et Werner peut poser son chapeau, retirer son manteau, s’installer, et commencer à lire le journal.
Des cabines de police, il y en a partout à Nuln. Une par quartier. Une sorte de petite boîte en bois, peinturlurée en bleue. Il y a là une trousse de secours contenant quelques drogues et des bandages, une arquebuse sous clé, beaucoup d’encriers et de feuilles de papiers, un télégraphe fonctionnant à l’électricité, et puis, un cadre avec un dessein fait par un enfant, et deux médailles sur leur reposoir ; une tasse de café, aussi, achetée au bar en face, le serveur laisse les flics repartir avec la vaisselle, il sait que c’est une clientèle addict. Ce genre de cabine, les gens y viennent en urgence quand il y a un problème — le policier à l’intérieur est autorisé à prendre les plaintes, à rédiger des procès-verbaux, et surtout, à utiliser le téléphone pour notifier la caserne de quartier, qui est alors autorisée à envoyer une équipe — un duo de flics, généralement. La cabine peut servir de refuge, c’est utile quand quelqu’un vient d’échapper à des agresseurs.
Aujourd’hui promet d’être un soir comme les autres. Il s’attend déjà aux événements qui vont le déranger.
Il va sûrement être obligé d’utiliser le téléphone parce que des voisins ont peur pour Julia, la jeune fille du 13 Sidenstrasse, 3e étage, appartement 10. Une fois par mois, son mari la frappe ; parfois, elle était venue éplorée et ensanglantée à la cabine, maintenant, c’est la locataire d’en face qui descend. Max soupire, appelle la caserne, négocie, insiste, et finalement, on dérange deux flics pour aller frapper à la porte — va y avoir des excuses, des cris qui se calment, peut-être qu’elle va passer la nuit à l’asile de Shallya un pâté de maison plus loin ; mais dans deux, trois jours, elle reviendra voir son époux. Un jour, elle sera tuée. Ou alors, peut-être qu’un jour Werner va déverrouiller le casier pour se saisir de l’arquebuse, monter les marches, et tuer le gars lui-même — si seulement il n’était pas si lâche. Ce fantasme trotte dans sa tête, il se le répète souvent, mais il sait qu’il ne parviendra jamais à l’assouvir.
Il va avoir des problèmes avec de jeunes gens, aussi. Une bande de zonards qui attendent sur les marches de la Rampe Boitillante, un escalier qui permet de descendre de la nouvelle-ville jusqu’aux docks nord ; C’est des gosses de riche de l’université, qui certains soirs, un peu comme ils veulent, s’installent là avec de l’alcool en bouteilles, et les descendent en chantant très fort, avant de les éclater contre les fenêtres des maisons du coin. À cette heure, parfois, des gens remontent les escaliers parce qu’ils débauchent tard du travail — ils se font tout petits devant les débardeurs, mais ils se montrent très inconvenants quand ils croisent quelqu’un tout seul, encore plus s’il paraît vulnérable. Les locaux savent que, quand ils sont là, il faut changer d’itinéraire, perdre cinq-dix minutes à faire le tour de l’oratoire à Manaan — au moins par-là, l’allumeur de réverbères, le vieux Lukas, il prend soin d’illuminer la rue, et bizarrement la lumière éloigne les criminels aussi certainement qu’elle éloigne les mauvais esprits. Mais parfois, il y a quelqu’un qui sait pas qu’il doit changer de route, ou qui est trop fier pour, et qui décide de passer devant les étudiants. Qui sait ce qu’ils vont lui faire ? Parfois ils rôdent autour, provoquent, puis s’en désintéressent. Parfois, ils volent, juste pour le plaisir de racketter. Parfois ils frappent. Dans tous les cas, il va falloir que max s’en soucie, et il est tout seul, même s’il a une arme — s’il utilise le téléphone, il sait que les renforts viendront pas avant qu’ils aient déguerpis. Compliqué pour lui d’enregistrer une plainte, personne ne les connaît. Il rêverait que les voisins descendent pour corriger en règle ces traînards, mais lequel d’entre eux a envie de risquer des contusions au visage ? Perdre un œil dans une rixe ? Finir devant le tribunal pour avoir décollé l’oreille du fils d’un Freiherr ? Eux aussi sont lâches, et on ne peut pas leur en vouloir.
Mais pour l’heure, Max lit. Il zieute rapidement son journal, les titres de la première, il ignore l’édito’ du rédacteur-en-chef, et préfère s’intéresser à la revue culturelle. Non pas qu’un vieux bonhomme comme lui soit intéressé par le théâtre et la musique — mais c’est que sa petite-fille a été acceptée au Staatsoper comme petit-rat, alors, il cherche s’il peut reconnaître le nom de la troupe, de sa metteuse en scène, voire d’elle-même dans un article. Il a déjà acheté les billets, au Mondstille dernier, pour assister à une représentation d’Otenno. Il s’en foutait de la musique, et des chanteurs ; tout ce qui l’intéressait, c’était la petite danseuse tout au coin à sa gauche, près des rideaux.
Quelqu’un s’approche de la cabine. Bizarrement, on n’entend pas ses pas résonner sur le pavé ; Le quelqu’un marche à pas de renards, avec du rembourrage sur des cuissardes qui ne couinent pas, et sans des sangles métalliques qui cliquetteraient. Le quelqu’un toque ; la surprise le fait sursauter, et il se fait presque un faux mouvement alors qu’il avait les pieds sous sa tablette.
« Oui, quoi ? »
Un papier glisse sur la fente de la vitre, et déjà, le quelqu’un repart d’un pas pressé. Werner met un moment à battre des cils, à dégager sa gorge, à reprendre le contrôle de son cœur qui bat trop vite. Il attrape le papier, et lit — l’alphabétisation étant le talent qui lui a permit d’obtenir cette jolie planque dans sa profession.
Minuit-vingt.
Allée aux Aveugles.
Werner tourne la tête pour regarder la vieille horloge au cadran fendillé qui est installée au-dessus de sa cabine : Vingt-trois heures cinquante-et-un.
Il bondit.
« Hé ! Attendez ! »
Il ouvre la porte, sors dans la rue, regarde à gauche, à droite ; personne. Et aucun bruit, sinon le lointain essieu d’une voiture, et le souffle du vent qui annonce une ondée.
Il se tourne, rentre dans sa cabine. Hésite. Tourne en rond. Puis, hésitant, se saisit du combiné pour prévenir la caserne.
Lorsque des nobles négocient, les us chevaleresques exigent que ce soit dans un lieu où il est difficile qu’un parti ou l’autre puisse tendre une embuscade ; généralement, les seigneurs se donnent rendez-vous à un carrefour, ou sur un pont, où chacun pourra venir en même temps d’un chemin, et repartir de l’autre. La ponctualité est importante, car arriver trop tôt, c’est donner le risquer qu’on ait pu préparer une embuscade ; arriver trop tard, c’est pouvoir faire croire qu’on arrive avec des renforts, après avoir pu faire de la reconnaissance. Les criminels comprennent le bon-sens des aristocrates — pour une fois qu’ils en ont. C’est donc dans l’allée aux aveugles que deux gangsters se sont donnés rendez-vous.
Une charrette remonte du port. Tractée par une vieille carne, son cocher s’est couvert d’un long manteau à capuche ; vu comme ça, il n’a pas trop une allure de docker. Les trois gars suspendus d’un côté ou de l’autre de l’habitacle ont plus la tête du client — grands, musclés, on devine des tatouages sur leurs cous et leurs poignets, le reste du corps était habillé contre la pluie ; on est en automne, des pluies, il y en a tout le temps sans prévenir. Quelques sentinelles risqueraient-elles de contrôler l’attelage ? Le cocher est assis sur une bourse avec de l’argent. Et s’ils sont inspirés par Véréna, il a une lame dans sa botte.
Finalement, la charrette s’engage dans une ruelle, qui devient de plus en plus étroite. Un chemin semi-pavé entre des immeubles d’habitation, de grosses maisons mi-torchis-mi-bois qui risqueraient de cramer en cas d’incendie. Il y a là des chiottes liées au réseau d’égouts, une petite esplanade où les gamins qui vont pas à l’école jouent en journée, des grillages. L’un des hommes de l’attelage descend, et attrape une lanterne qu’il allume. Il fait vingt pas devant lui, puis sifflote quelque chose. Alors, du bout de l’allée arrivent des hommes moins bien vêtus, une petite demi-douzaine, en gilets tailladés, en chemises grises, l’un d’eux est même pieds-nus. Ils ont eux, pour le coup, un bon air de débardeurs.
Le chef de la bande va jusqu’à l’homme à la lanterne, mais il l’ignore ; c’est le cocher qui l’intéresse.
« Alors, le chemin allait depuis Kemperbad ? »
Le cocher se lève. Il retire sa capuche. C’est un élégant homme, à la barbe rousse, et à l’œil manquant. Il a un air viril. Et pourtant, il a du fard sur ses paupières, comme s’il s’était maquillé à la manière des femmes — une disharmonie qui choque.
« En voilà, des politesses inhabituelles dans votre bouche, maître.
– Môman m’a dit d’être poli et d’manger ma soupe. Alors, qu’est-ce que vous avez pour nous ? »
Il fait un pas en avant. Le garde à la lanterne dégaine en une seconde une matraque, et la colle contre le collet du docker, en déclamant avec un très fort accent de Marienburg.
« La bourse d’abord, mein herr. Souviens-toi de tes manières. »
Le docker, une tête de plus que la lanterne, sifflote d’une admiration sarcastique.
« Fait attention, jutone. On est loin de tes landes.
– Menace ?
– Conseil. »
Le docker claque bruyamment des doigts. Un de ses collègues s’approche avec une petite serviette en cuir. Le chef l’attrape, pousse lanterne et sa matraque, et s’approche seul du cocher, devant laquelle il l’ouvre pour dévoiler ce qu’il y a dedans :
Des papiers estampillés de sommes de monnaie. Des bons au porteur.
« Original d’être payé ainsi. Nuln est vraiment une ville moderne ! »
Le cocher sauta de son attelage. Il en fit le tour, pour aller vers le drap recouvrant la cargaison. Il le tira, pour dévoiler des tonneaux estampillés de sceaux de guildes et de tampons de collecteurs de taxes sur toutes les écluses d’ici jusqu’à Marienburg — on ne fait pas plus légal, comme cargaison.
Mais voilà que le cocher claque des doigts, et une de ses jutones monte derrière, en sautillant agilement au-dessus du chargement. Il dévisse le cerclage de fer de l’un des tonneaux, qu’il a reconnu à l’œil. Il l’ouvre, y plonge la main, puis revient en retour pour le passer au cocher, qui le passe alors au chef des dockers.
Un petit pochon en papier. Le docker l’ouvre, y enfonce son plus petit doigt, et le sors ; il a recouvert le bout de sa phalange de quelques cristaux de poudre. Il tire sa langue, glisse le bout du doigt dessus. Il replonge, et répète la même opération, mais cette fois pour le renifler.
Il se met alors à claquer des lèvres, et à respirer très fort.
« Oooh… Toujours aussi fort.
– Et pourtant la formule a changé. La faute à la pénurie de sulfure, les salpêtrières en demandent trop.
– Faut dire à la Diète du Reikland qu’ils ont tort. Ce machin, là, c’est avec ça qu’on a repoussé Archaon. Je me souviens quand j’étais à l’armée, on en faisait passer de section en section ; même les Norses avaient peur de nous après.
Quand je pense que les lois de Nuln ont commencé à rendre ça illégal… On s’en fait pas tant d’égards à la campagne. Surtout quand ça a permis de sauver l’Empire.
– Et la foi, l’acier et la poudre ?
– C’est pas mal aussi, mais ça permet pas de tenir quarante-huit-heures sans dormir. »
Le cocher maquillé sourit poliment de l’anecdote. Mais il retrouve vite ses vieux réflexes de marchand Marienbourgeois. Il désigne du doigt le tonneau, mime des chiffres avec sa bouche, et calcule tout dans sa tête.
« Quatre livres. Ça sera assez pour l’hiver ?
– Vous proposez un second service ?
– Je repars pour Grissenwald dans deux semaines, et je compte repasser à Nuln juste après le Mondstille. Ça dépend de si le Reik gèle ou pas. Donc s’il vous en faut quatre de plus, faut me prévenir vite.
– Quatre ça va faire trop. Mais deux, pourquoi pas.
– Héhé… Non, non. Je crois que vous comprenez pas trop comment ça marche le transport. Ça devient rentable pour moi qu’à partir de trois, et vous êtes pas mon seul client. Au pire, vous cachez le trop-plein dans vos matelas, vous êtes grand. »
Le cocher et le docker négocient. Puis finalement, après quelques bonnes volontés de l’un et de l’autre, ils se tapent tous deux dans la main.
L’un des sbires de l’homme maquillé commence donc à sortir une petite balance à plateau, comme pour peser les fruits et les légumes sur le marché. Il pose ses poids, contrôle la quantité de barrettes sous sachet papier, une à une, histoire de bien prouver aux dockers qu’il n’y a pas eu de rab’ sur chacune. Les dockers s’en saisissent une à une, tandis que leur chef pose les bons au porteur flanqués des armoiries de Nuln sur la marche de la charrette — cinquante, cent, cent-cinquante, deux cents… À seize pistoles le 8-balles, ça fait six couronnes huit pistoles l’once, au bas mot cent couronnes la livre. Heureusement pour eux que les assignats existent ; il faudrait un coffret pour transporter autant de pièces.
« Un plaisir de faire affaire avec vous. »
Les dockers repartent avec leurs colis en papier, le cocher avec sa monnaie. Et tout le monde descend de la charrette pour repartir d’un côté à l’autre de l’allée aux aveugles.
Et puis, le vent souffle. Fort. Plus fort que même le temps automnal devrait permettre. En un instant, les quelques réverbères illuminant l’entrée et la sortie de l’allée s’éteignent, de même que les lanternes qu’ont amené avec eux les truands.
C’est l’obscurité. Le noir total. Le cocher regard le ciel, et sourit. Les dockers, eux, se sont arrêtés sur place. Ils regardent les immeubles autour de la ruelle, les fenêtres, les toits. Ils ont l’air étrangement… Inquiets ?
Le cocher siffle.
« Il y a un souci ?
– C’était pas le vent. »
Il attrape une dague à sa ceinture. Fait un signe de tête à ses hommes. Ils sortent leurs bâtons ferrés, leurs crochets de débardeurs, l’un entoure son poing d’un fil de ferraille. Les gardes-du-corps du cocher, inquiets à leur tour, mettent leurs mains à leurs poches ; est-ce que les dockers tenteraient de reprendre leur argent ? Avoir le beurre et l’argent du beurre ? Non. Les voilà qui font le tour de la ruelle. Qui observent les portes d’entrées des bâtiments, en fronçant fort des sourcils, en attendant que leurs yeux s’habituent à l’obscurité à la manière des chats.
Le chef des dockers crie à son vendeur :
« Tu devrais t’arracher, Huydermann ! »
Le cocher ne veut pas savoir pourquoi, il accepte juste le conseil. Sifflant à ses sbires de revenir, il retrouve sa place à l’attelage, se saisit des rênes, et commence à préparer le cheval pour qu’il tourne son encolure et retrouve l’avenue.
Son homme à la lanterne va l’aider. Il contourne le véhicule, et, par hasard, tourne la tête à gauche. Il y a quelque chose sur le mur de l’immeuble. Une fresque. Un dessin. Un tag particulièrement bien fait, sur la devanture. Ça l’interpelle ; une sorte de figure a été peinte. Il s’en approche.
On dirait… Une créature. Un spectre. Vaguement humanoïde, deux jambes, deux bras. Mais avec une sorte de grand voile de bateau dans le dos, un grand drap. Tout noir. On dirait que la figure a une carapace, à la manière d’un petit cafard. Mais c’est brillant. Brillant dans la nuit ? Comme s’il y avait de l’encre de baleine dessus. Et puis il y a ce visage. Cet horrible visage de métal, à lettrine d’argent. Deux fins trous pour les yeux, deux petites fentes, qui brillent d’une lueur grise.
Il peut jurer que les deux fentes l’observent, lui.
Et c’est là qu’il se rend compte que la fresque a du relief. Qu’elle tient sur le mur, accrochée directement à la matière. Comme une araignée.
Ce n’est pas un dessin. C’est quelqu’un.
« Oh… OOOH ! »
Son cri résonne dans l’allée. La figure se détache, et le spectre bondit, vole en l’air, et lui atterrit dessus. Il s’écrase sur le pavage, brise son dos, alors qu’il reçoit un coup dans la mâchoire qui la déboîte.
Tout le monde s’est retourné. Plusieurs courageux courent vers le lieu du cri. Le cocher, étonnamment calme et pragmatique, est le seul qui n’a pas fait les gros yeux ; il se contente de tranquillement attraper la serviette pleine de billets, et s’en va en marchant d’un pas rapide.
Le spectre se relève. Va au milieu de l’allée. Observe les dockers, qui voient cette grande créature, fine, qui se tient soudain devant eux.
Deux d’entre eux foncent dessus en même temps, l’un avec une barre de fer, l’autre avec un jeu de couteaux. La créature glisse en arrière, mouve son corps comme une anguille, d’avant en arrière, laissant les lames fendre l’air. Elle attrape au vol les poignets de l’homme au bâton, et alors, la créature frappe avec sa patte derrière la rotule, retourne l’arme dans le poitrail, puis le visage du docker. Elle se retourne, jette le corps contre l’homme aux couteaux, puis assène un violent coup de pied dans sa hanche alors qu’il est momentanément déstabilisé.
« Tous en même temps ! Le laissez pas réagir ! »
Le docker agite son doigt nerveusement, criant à l’aide aux volontaires hésitants.
Mais alors que des volontaires acceptent de foncer tout droit, la créature fait un grand mouvement de bras en direction du sol ; comme si elle lançait quelque chose par terre. Il y a alors une détonation, et un voile de fumée qui se répand instantanément. Le chef des dockers recule. Il entend des cris, des bruits de luttes, le son de choses qu’on frappe, d’os qui craquent. Des hurlements stridents coupés court.
Il reconnaît ses copains.
Il se retourne. S’enfuit en courant vers l’allée, avec sa marchandise sous le bras. Mais il entend un déclic, puis un sifflement. Et alors il y a une horrible douleur dans son mollet qui l’arrête net ; un carreau d’arbalète miniature s’est planté dans sa jambe, un carreau relié à une corde noire.
La corde est soudainement ravalée. Il chute à terre, se casse le nez par terre, roule sur le sol. Il tente de se retourner, de lutter contre, mais il sent alors la chair de sa jambe se déchiqueter, l’invitant à se tenir tranquille.
La fumée commence tout juste à se dissiper. Il voit que l’autre bout de la corde a été planté dans l’essieu de la charrette des Marienbourgeois. Et à l’autre bout de la rue, la créature continue du pugilat, contre les hommes de Huydermann. Le monstre esquive tous les coups, retourne la force des adversaires contre eux-mêmes, plonge des gens à terre, donne une pluie de frappes dans le cou, les reins ou la tempe — ce qu’il trouve. En deux minutes d’une horrible violence chirurgicale, tous les sbires se retrouvent par terre, inconscients ou souffrants.
Alors, ses yeux s’écarquillent, tandis que le monstre se tourne et l’observe. Il reconnaît son visage. Il l’a vu sur des lithographies dans le journal. Et il se met à trembler.
Le cocher surgit dans le dos du monstre. Lève son bras. La créature se retourne ; trop tard.
Détonation. Explosion. Un pistolet tire. Une balle frappe son dos, ricoche contre une plaque d’acier ; ça sonne comme une cloche. Le monstre tombe à terre en gémissant, preuve qu’il est bien humain. Qu’elle est bien humaine.
Huydermann fonce en courant, en tournant l’un de ses canons pour charger le deuxième. Il s’approche dangereusement, en tenant en joue la chose qui vient d’abattre tous ses hommes.
« T’es qui toi ?! T’es qui ?! »
Sifflets au bout de la rue, déluge de bottes. Max Werner et une douzaine d’hommes en uniforme débarquent d’un côté et de l’autre de l’allée, avec leurs lances, leurs arquebuses et leurs insignes, en criant la phrase salvatrice :
« Guet de Nuln ! Tout le monde à terre ! »
Huydermann hésite. Il grince des dents. Il entend des chiens d’arquebuses être tirés. Il sait qu’il est tenu en joue.
Alors, il ricane, et lève les deux mains en l’air.
« Bougez pas !
– Reste à terre !
– Toi, là, où tu vas ?! »
Le monstre se lève aussi, et fait face au cocher. Les policiers le braquent aussi.
Elle dégaine une arbalète, alors que les policiers lui hurlent de lâcher ça, menaçant d’ouvrir le feu. Mais elle vise en l’air, une corniche de l’immeuble. Elle tire, et projette un grappin qui se fiche dans une tuile du toit. Et alors, sous les cris de tous les veilleurs aux yeux écarquillés, son corps s’élève dans le ciel comme un oiseau, et dégage de la ruelle.
Les policiers foncent, tentent de l’attraper ; mais trop tard. Elle est sur le toit, et commence à s’enfuir.
On attrape le pistolet de Huydermann, on le fait se mettre à genoux, on le menotte. Il garde son petit sourire, alors qu’il prononce la formule magique :
« Je veux parler à mon avocat. »