[Warhammer] Oiseau de nuit

Où s'écrivent les histoires, hors du temps et des règles compliquées du monde réel...
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Emma Anhalt
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[Warhammer] Oiseau de nuit

Message par Emma Anhalt »

La sentinelle Max Werner est un bon flic. Soixante ans, moustache grise, ventre bedonnant, uniforme vieillot, il a l’un des tous premiers grades qui existent dans le guet de Nuln — et en vingt ans de maison, il n’a jamais cherché à avoir une promotion. Il y a des gens comme ça, qui aiment trop leur routine pour espérer en changer. Entré dans la police sur le tard, il n’a jamais cherché à faire du zèle ; il est rentré ici en espérant avoir sa petite routine, et une fois qu’il a fait son trou, il a décidé qu’il y resterait jusqu’au moment de toucher la retraite de la municipalité de la ville.

Tous les jours à huit heures du soir, et ce depuis le règne d’Emmanuelle von Liebwitz, cinq jours sur huit ainsi que deux Festags par mois, il enroule son exemplaire du journal (Le Nulner Averti) sous le bras, range son pistolet à son étui, embrasse sa femme, et il descend vers la Sidenstrasse pour rejoindre sa cabine, en croisant sur le chemin les foules de travailleurs qui traversent le Grand-Pont embouteillé en cette heure de pointe. Il arrive pour croiser Luitpold, celui qui prend le service de l’après-midi à midi, les deux discutent rapidement de Rotzball en buvant un petit café, un luxe comme seule une urbanité comme Nuln peut s’offrir, et ils se mettent au courant des potins de la veille ; Luitpold et Max racontent quelle bande de gamins cause des soucis, quelle épouse se fait cogner par son mari, quel bourgeois refaisant sa devanture emmerde le quartier avec les nuisances sonores de ses ouvriers — ils se préparent à gérer les troubles du coin, quoi. Puis Luitpold s’en va, et Werner peut poser son chapeau, retirer son manteau, s’installer, et commencer à lire le journal.

Des cabines de police, il y en a partout à Nuln. Une par quartier. Une sorte de petite boîte en bois, peinturlurée en bleue. Il y a là une trousse de secours contenant quelques drogues et des bandages, une arquebuse sous clé, beaucoup d’encriers et de feuilles de papiers, un télégraphe fonctionnant à l’électricité, et puis, un cadre avec un dessein fait par un enfant, et deux médailles sur leur reposoir ; une tasse de café, aussi, achetée au bar en face, le serveur laisse les flics repartir avec la vaisselle, il sait que c’est une clientèle addict. Ce genre de cabine, les gens y viennent en urgence quand il y a un problème — le policier à l’intérieur est autorisé à prendre les plaintes, à rédiger des procès-verbaux, et surtout, à utiliser le téléphone pour notifier la caserne de quartier, qui est alors autorisée à envoyer une équipe — un duo de flics, généralement. La cabine peut servir de refuge, c’est utile quand quelqu’un vient d’échapper à des agresseurs.

Aujourd’hui promet d’être un soir comme les autres. Il s’attend déjà aux événements qui vont le déranger.
Il va sûrement être obligé d’utiliser le téléphone parce que des voisins ont peur pour Julia, la jeune fille du 13 Sidenstrasse, 3e étage, appartement 10. Une fois par mois, son mari la frappe ; parfois, elle était venue éplorée et ensanglantée à la cabine, maintenant, c’est la locataire d’en face qui descend. Max soupire, appelle la caserne, négocie, insiste, et finalement, on dérange deux flics pour aller frapper à la porte — va y avoir des excuses, des cris qui se calment, peut-être qu’elle va passer la nuit à l’asile de Shallya un pâté de maison plus loin ; mais dans deux, trois jours, elle reviendra voir son époux. Un jour, elle sera tuée. Ou alors, peut-être qu’un jour Werner va déverrouiller le casier pour se saisir de l’arquebuse, monter les marches, et tuer le gars lui-même — si seulement il n’était pas si lâche. Ce fantasme trotte dans sa tête, il se le répète souvent, mais il sait qu’il ne parviendra jamais à l’assouvir.
Il va avoir des problèmes avec de jeunes gens, aussi. Une bande de zonards qui attendent sur les marches de la Rampe Boitillante, un escalier qui permet de descendre de la nouvelle-ville jusqu’aux docks nord ; C’est des gosses de riche de l’université, qui certains soirs, un peu comme ils veulent, s’installent là avec de l’alcool en bouteilles, et les descendent en chantant très fort, avant de les éclater contre les fenêtres des maisons du coin. À cette heure, parfois, des gens remontent les escaliers parce qu’ils débauchent tard du travail — ils se font tout petits devant les débardeurs, mais ils se montrent très inconvenants quand ils croisent quelqu’un tout seul, encore plus s’il paraît vulnérable. Les locaux savent que, quand ils sont là, il faut changer d’itinéraire, perdre cinq-dix minutes à faire le tour de l’oratoire à Manaan — au moins par-là, l’allumeur de réverbères, le vieux Lukas, il prend soin d’illuminer la rue, et bizarrement la lumière éloigne les criminels aussi certainement qu’elle éloigne les mauvais esprits. Mais parfois, il y a quelqu’un qui sait pas qu’il doit changer de route, ou qui est trop fier pour, et qui décide de passer devant les étudiants. Qui sait ce qu’ils vont lui faire ? Parfois ils rôdent autour, provoquent, puis s’en désintéressent. Parfois, ils volent, juste pour le plaisir de racketter. Parfois ils frappent. Dans tous les cas, il va falloir que max s’en soucie, et il est tout seul, même s’il a une arme — s’il utilise le téléphone, il sait que les renforts viendront pas avant qu’ils aient déguerpis. Compliqué pour lui d’enregistrer une plainte, personne ne les connaît. Il rêverait que les voisins descendent pour corriger en règle ces traînards, mais lequel d’entre eux a envie de risquer des contusions au visage ? Perdre un œil dans une rixe ? Finir devant le tribunal pour avoir décollé l’oreille du fils d’un Freiherr ? Eux aussi sont lâches, et on ne peut pas leur en vouloir.

Mais pour l’heure, Max lit. Il zieute rapidement son journal, les titres de la première, il ignore l’édito’ du rédacteur-en-chef, et préfère s’intéresser à la revue culturelle. Non pas qu’un vieux bonhomme comme lui soit intéressé par le théâtre et la musique — mais c’est que sa petite-fille a été acceptée au Staatsoper comme petit-rat, alors, il cherche s’il peut reconnaître le nom de la troupe, de sa metteuse en scène, voire d’elle-même dans un article. Il a déjà acheté les billets, au Mondstille dernier, pour assister à une représentation d’Otenno. Il s’en foutait de la musique, et des chanteurs ; tout ce qui l’intéressait, c’était la petite danseuse tout au coin à sa gauche, près des rideaux.

Quelqu’un s’approche de la cabine. Bizarrement, on n’entend pas ses pas résonner sur le pavé ; Le quelqu’un marche à pas de renards, avec du rembourrage sur des cuissardes qui ne couinent pas, et sans des sangles métalliques qui cliquetteraient. Le quelqu’un toque ; la surprise le fait sursauter, et il se fait presque un faux mouvement alors qu’il avait les pieds sous sa tablette.

« Oui, quoi ? »

Un papier glisse sur la fente de la vitre, et déjà, le quelqu’un repart d’un pas pressé. Werner met un moment à battre des cils, à dégager sa gorge, à reprendre le contrôle de son cœur qui bat trop vite. Il attrape le papier, et lit — l’alphabétisation étant le talent qui lui a permit d’obtenir cette jolie planque dans sa profession.
Minuit-vingt.
Allée aux Aveugles.

Werner tourne la tête pour regarder la vieille horloge au cadran fendillé qui est installée au-dessus de sa cabine : Vingt-trois heures cinquante-et-un.
Il bondit.

« Hé ! Attendez ! »

Il ouvre la porte, sors dans la rue, regarde à gauche, à droite ; personne. Et aucun bruit, sinon le lointain essieu d’une voiture, et le souffle du vent qui annonce une ondée.

Il se tourne, rentre dans sa cabine. Hésite. Tourne en rond. Puis, hésitant, se saisit du combiné pour prévenir la caserne.



Lorsque des nobles négocient, les us chevaleresques exigent que ce soit dans un lieu où il est difficile qu’un parti ou l’autre puisse tendre une embuscade ; généralement, les seigneurs se donnent rendez-vous à un carrefour, ou sur un pont, où chacun pourra venir en même temps d’un chemin, et repartir de l’autre. La ponctualité est importante, car arriver trop tôt, c’est donner le risquer qu’on ait pu préparer une embuscade ; arriver trop tard, c’est pouvoir faire croire qu’on arrive avec des renforts, après avoir pu faire de la reconnaissance. Les criminels comprennent le bon-sens des aristocrates — pour une fois qu’ils en ont. C’est donc dans l’allée aux aveugles que deux gangsters se sont donnés rendez-vous.

Une charrette remonte du port. Tractée par une vieille carne, son cocher s’est couvert d’un long manteau à capuche ; vu comme ça, il n’a pas trop une allure de docker. Les trois gars suspendus d’un côté ou de l’autre de l’habitacle ont plus la tête du client — grands, musclés, on devine des tatouages sur leurs cous et leurs poignets, le reste du corps était habillé contre la pluie ; on est en automne, des pluies, il y en a tout le temps sans prévenir. Quelques sentinelles risqueraient-elles de contrôler l’attelage ? Le cocher est assis sur une bourse avec de l’argent. Et s’ils sont inspirés par Véréna, il a une lame dans sa botte.

Finalement, la charrette s’engage dans une ruelle, qui devient de plus en plus étroite. Un chemin semi-pavé entre des immeubles d’habitation, de grosses maisons mi-torchis-mi-bois qui risqueraient de cramer en cas d’incendie. Il y a là des chiottes liées au réseau d’égouts, une petite esplanade où les gamins qui vont pas à l’école jouent en journée, des grillages. L’un des hommes de l’attelage descend, et attrape une lanterne qu’il allume. Il fait vingt pas devant lui, puis sifflote quelque chose. Alors, du bout de l’allée arrivent des hommes moins bien vêtus, une petite demi-douzaine, en gilets tailladés, en chemises grises, l’un d’eux est même pieds-nus. Ils ont eux, pour le coup, un bon air de débardeurs.
Le chef de la bande va jusqu’à l’homme à la lanterne, mais il l’ignore ; c’est le cocher qui l’intéresse.

« Alors, le chemin allait depuis Kemperbad ? »

Le cocher se lève. Il retire sa capuche. C’est un élégant homme, à la barbe rousse, et à l’œil manquant. Il a un air viril. Et pourtant, il a du fard sur ses paupières, comme s’il s’était maquillé à la manière des femmes — une disharmonie qui choque.

« En voilà, des politesses inhabituelles dans votre bouche, maître.
– Môman m’a dit d’être poli et d’manger ma soupe. Alors, qu’est-ce que vous avez pour nous ? »

Il fait un pas en avant. Le garde à la lanterne dégaine en une seconde une matraque, et la colle contre le collet du docker, en déclamant avec un très fort accent de Marienburg.

« La bourse d’abord, mein herr. Souviens-toi de tes manières. »

Le docker, une tête de plus que la lanterne, sifflote d’une admiration sarcastique.

« Fait attention, jutone. On est loin de tes landes.
– Menace ?
– Conseil. »

Le docker claque bruyamment des doigts. Un de ses collègues s’approche avec une petite serviette en cuir. Le chef l’attrape, pousse lanterne et sa matraque, et s’approche seul du cocher, devant laquelle il l’ouvre pour dévoiler ce qu’il y a dedans :
Des papiers estampillés de sommes de monnaie. Des bons au porteur.

« Original d’être payé ainsi. Nuln est vraiment une ville moderne ! »

Le cocher sauta de son attelage. Il en fit le tour, pour aller vers le drap recouvrant la cargaison. Il le tira, pour dévoiler des tonneaux estampillés de sceaux de guildes et de tampons de collecteurs de taxes sur toutes les écluses d’ici jusqu’à Marienburg — on ne fait pas plus légal, comme cargaison.

Mais voilà que le cocher claque des doigts, et une de ses jutones monte derrière, en sautillant agilement au-dessus du chargement. Il dévisse le cerclage de fer de l’un des tonneaux, qu’il a reconnu à l’œil. Il l’ouvre, y plonge la main, puis revient en retour pour le passer au cocher, qui le passe alors au chef des dockers.

Un petit pochon en papier. Le docker l’ouvre, y enfonce son plus petit doigt, et le sors ; il a recouvert le bout de sa phalange de quelques cristaux de poudre. Il tire sa langue, glisse le bout du doigt dessus. Il replonge, et répète la même opération, mais cette fois pour le renifler.
Il se met alors à claquer des lèvres, et à respirer très fort.

« Oooh… Toujours aussi fort.

– Et pourtant la formule a changé. La faute à la pénurie de sulfure, les salpêtrières en demandent trop.
– Faut dire à la Diète du Reikland qu’ils ont tort. Ce machin, là, c’est avec ça qu’on a repoussé Archaon. Je me souviens quand j’étais à l’armée, on en faisait passer de section en section ; même les Norses avaient peur de nous après.
Quand je pense que les lois de Nuln ont commencé à rendre ça illégal… On s’en fait pas tant d’égards à la campagne. Surtout quand ça a permis de sauver l’Empire.

– Et la foi, l’acier et la poudre ?
– C’est pas mal aussi, mais ça permet pas de tenir quarante-huit-heures sans dormir. »

Le cocher maquillé sourit poliment de l’anecdote. Mais il retrouve vite ses vieux réflexes de marchand Marienbourgeois. Il désigne du doigt le tonneau, mime des chiffres avec sa bouche, et calcule tout dans sa tête.

« Quatre livres. Ça sera assez pour l’hiver ?

– Vous proposez un second service ?
– Je repars pour Grissenwald dans deux semaines, et je compte repasser à Nuln juste après le Mondstille. Ça dépend de si le Reik gèle ou pas. Donc s’il vous en faut quatre de plus, faut me prévenir vite.
– Quatre ça va faire trop. Mais deux, pourquoi pas.
– Héhé… Non, non. Je crois que vous comprenez pas trop comment ça marche le transport. Ça devient rentable pour moi qu’à partir de trois, et vous êtes pas mon seul client. Au pire, vous cachez le trop-plein dans vos matelas, vous êtes grand. »

Le cocher et le docker négocient. Puis finalement, après quelques bonnes volontés de l’un et de l’autre, ils se tapent tous deux dans la main.
L’un des sbires de l’homme maquillé commence donc à sortir une petite balance à plateau, comme pour peser les fruits et les légumes sur le marché. Il pose ses poids, contrôle la quantité de barrettes sous sachet papier, une à une, histoire de bien prouver aux dockers qu’il n’y a pas eu de rab’ sur chacune. Les dockers s’en saisissent une à une, tandis que leur chef pose les bons au porteur flanqués des armoiries de Nuln sur la marche de la charrette — cinquante, cent, cent-cinquante, deux cents… À seize pistoles le 8-balles, ça fait six couronnes huit pistoles l’once, au bas mot cent couronnes la livre. Heureusement pour eux que les assignats existent ; il faudrait un coffret pour transporter autant de pièces.

« Un plaisir de faire affaire avec vous. »

Les dockers repartent avec leurs colis en papier, le cocher avec sa monnaie. Et tout le monde descend de la charrette pour repartir d’un côté à l’autre de l’allée aux aveugles.

Et puis, le vent souffle. Fort. Plus fort que même le temps automnal devrait permettre. En un instant, les quelques réverbères illuminant l’entrée et la sortie de l’allée s’éteignent, de même que les lanternes qu’ont amené avec eux les truands.
C’est l’obscurité. Le noir total. Le cocher regard le ciel, et sourit. Les dockers, eux, se sont arrêtés sur place. Ils regardent les immeubles autour de la ruelle, les fenêtres, les toits. Ils ont l’air étrangement… Inquiets ?

Le cocher siffle.

« Il y a un souci ?
– C’était pas le vent. »

Il attrape une dague à sa ceinture. Fait un signe de tête à ses hommes. Ils sortent leurs bâtons ferrés, leurs crochets de débardeurs, l’un entoure son poing d’un fil de ferraille. Les gardes-du-corps du cocher, inquiets à leur tour, mettent leurs mains à leurs poches ; est-ce que les dockers tenteraient de reprendre leur argent ? Avoir le beurre et l’argent du beurre ? Non. Les voilà qui font le tour de la ruelle. Qui observent les portes d’entrées des bâtiments, en fronçant fort des sourcils, en attendant que leurs yeux s’habituent à l’obscurité à la manière des chats.

Le chef des dockers crie à son vendeur :

« Tu devrais t’arracher, Huydermann ! »

Le cocher ne veut pas savoir pourquoi, il accepte juste le conseil. Sifflant à ses sbires de revenir, il retrouve sa place à l’attelage, se saisit des rênes, et commence à préparer le cheval pour qu’il tourne son encolure et retrouve l’avenue.

Son homme à la lanterne va l’aider. Il contourne le véhicule, et, par hasard, tourne la tête à gauche. Il y a quelque chose sur le mur de l’immeuble. Une fresque. Un dessin. Un tag particulièrement bien fait, sur la devanture. Ça l’interpelle ; une sorte de figure a été peinte. Il s’en approche.

On dirait… Une créature. Un spectre. Vaguement humanoïde, deux jambes, deux bras. Mais avec une sorte de grand voile de bateau dans le dos, un grand drap. Tout noir. On dirait que la figure a une carapace, à la manière d’un petit cafard. Mais c’est brillant. Brillant dans la nuit ? Comme s’il y avait de l’encre de baleine dessus. Et puis il y a ce visage. Cet horrible visage de métal, à lettrine d’argent. Deux fins trous pour les yeux, deux petites fentes, qui brillent d’une lueur grise.
Il peut jurer que les deux fentes l’observent, lui.

Et c’est là qu’il se rend compte que la fresque a du relief. Qu’elle tient sur le mur, accrochée directement à la matière. Comme une araignée.
Ce n’est pas un dessin. C’est quelqu’un.

« Oh… OOOH ! »

Son cri résonne dans l’allée. La figure se détache, et le spectre bondit, vole en l’air, et lui atterrit dessus. Il s’écrase sur le pavage, brise son dos, alors qu’il reçoit un coup dans la mâchoire qui la déboîte.

Tout le monde s’est retourné. Plusieurs courageux courent vers le lieu du cri. Le cocher, étonnamment calme et pragmatique, est le seul qui n’a pas fait les gros yeux ; il se contente de tranquillement attraper la serviette pleine de billets, et s’en va en marchant d’un pas rapide.

Le spectre se relève. Va au milieu de l’allée. Observe les dockers, qui voient cette grande créature, fine, qui se tient soudain devant eux.

Deux d’entre eux foncent dessus en même temps, l’un avec une barre de fer, l’autre avec un jeu de couteaux. La créature glisse en arrière, mouve son corps comme une anguille, d’avant en arrière, laissant les lames fendre l’air. Elle attrape au vol les poignets de l’homme au bâton, et alors, la créature frappe avec sa patte derrière la rotule, retourne l’arme dans le poitrail, puis le visage du docker. Elle se retourne, jette le corps contre l’homme aux couteaux, puis assène un violent coup de pied dans sa hanche alors qu’il est momentanément déstabilisé.

« Tous en même temps ! Le laissez pas réagir ! »

Le docker agite son doigt nerveusement, criant à l’aide aux volontaires hésitants.
Mais alors que des volontaires acceptent de foncer tout droit, la créature fait un grand mouvement de bras en direction du sol ; comme si elle lançait quelque chose par terre. Il y a alors une détonation, et un voile de fumée qui se répand instantanément. Le chef des dockers recule. Il entend des cris, des bruits de luttes, le son de choses qu’on frappe, d’os qui craquent. Des hurlements stridents coupés court.
Il reconnaît ses copains.

Il se retourne. S’enfuit en courant vers l’allée, avec sa marchandise sous le bras. Mais il entend un déclic, puis un sifflement. Et alors il y a une horrible douleur dans son mollet qui l’arrête net ; un carreau d’arbalète miniature s’est planté dans sa jambe, un carreau relié à une corde noire.
La corde est soudainement ravalée. Il chute à terre, se casse le nez par terre, roule sur le sol. Il tente de se retourner, de lutter contre, mais il sent alors la chair de sa jambe se déchiqueter, l’invitant à se tenir tranquille.

La fumée commence tout juste à se dissiper. Il voit que l’autre bout de la corde a été planté dans l’essieu de la charrette des Marienbourgeois. Et à l’autre bout de la rue, la créature continue du pugilat, contre les hommes de Huydermann. Le monstre esquive tous les coups, retourne la force des adversaires contre eux-mêmes, plonge des gens à terre, donne une pluie de frappes dans le cou, les reins ou la tempe — ce qu’il trouve. En deux minutes d’une horrible violence chirurgicale, tous les sbires se retrouvent par terre, inconscients ou souffrants.

Alors, ses yeux s’écarquillent, tandis que le monstre se tourne et l’observe. Il reconnaît son visage. Il l’a vu sur des lithographies dans le journal. Et il se met à trembler.


Le cocher surgit dans le dos du monstre. Lève son bras. La créature se retourne ; trop tard.

Détonation. Explosion. Un pistolet tire. Une balle frappe son dos, ricoche contre une plaque d’acier ; ça sonne comme une cloche. Le monstre tombe à terre en gémissant, preuve qu’il est bien humain. Qu’elle est bien humaine.

Huydermann fonce en courant, en tournant l’un de ses canons pour charger le deuxième. Il s’approche dangereusement, en tenant en joue la chose qui vient d’abattre tous ses hommes.

« T’es qui toi ?! T’es qui ?! »

Sifflets au bout de la rue, déluge de bottes. Max Werner et une douzaine d’hommes en uniforme débarquent d’un côté et de l’autre de l’allée, avec leurs lances, leurs arquebuses et leurs insignes, en criant la phrase salvatrice :

« Guet de Nuln ! Tout le monde à terre ! »

Huydermann hésite. Il grince des dents. Il entend des chiens d’arquebuses être tirés. Il sait qu’il est tenu en joue.
Alors, il ricane, et lève les deux mains en l’air.

« Bougez pas !
– Reste à terre !
– Toi, là, où tu vas ?! »


Le monstre se lève aussi, et fait face au cocher. Les policiers le braquent aussi.
Elle dégaine une arbalète, alors que les policiers lui hurlent de lâcher ça, menaçant d’ouvrir le feu. Mais elle vise en l’air, une corniche de l’immeuble. Elle tire, et projette un grappin qui se fiche dans une tuile du toit. Et alors, sous les cris de tous les veilleurs aux yeux écarquillés, son corps s’élève dans le ciel comme un oiseau, et dégage de la ruelle.

Les policiers foncent, tentent de l’attraper ; mais trop tard. Elle est sur le toit, et commence à s’enfuir.

On attrape le pistolet de Huydermann, on le fait se mettre à genoux, on le menotte. Il garde son petit sourire, alors qu’il prononce la formule magique :

« Je veux parler à mon avocat. »

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Emma Anhalt
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Message par Emma Anhalt »

On appelle Nuln la Ville-Lumière, parce que même dans une nuit sans lune, elle scintille. L’une des cités les plus peuplées de ce monde, elle est surtout la plus moderne technologiquement — quand on l’observe depuis les rives froides de l’Aver, elle ressemble à une immense lanterne à huile de baleine en train de flamber. Son Grand-Pont, un ouvrage assez dantesque pour enjamber le Reik, est parcouru de réverbères au gaz, des centaines de lucioles que des allumeurs parcourent par dizaines pour toutes les entretenir et les alimenter. Le palais comtal, les temples religieux, les rues de la nouvelle ville, tout n’est qu’une succession de lampes blanches, qui semblent lutter contre la voûte céleste. Même les mauvais quartiers paraissent luisants, mais seulement parce que la lumière de la rive nord jaillit sur eux ; et c’est ainsi qu’on devine aisément les barres d’immeubles, les fonderies, les silos remplis de grain. Le seul lieu qui est noir en toutes circonstances, c’est le Donjon de Fer, un bâtiment austère bâti sur un îlot au beau milieu des deux-rives. La prison de Nuln.

Pourtant, cette Ville-Lumière ne sert qu’à éblouir les regards, et empêcher les voyageurs de se concentrer sur ce qu’il y a dans le noir. Il paraît, ça a été démontré par des études d’éminents architectes urbains de l’université, que la lumière est corrélée à la criminalité ; si vous voulez éloigner les truands d’un lieu, la première chose à construire c’est pas un poste de garde, c’est juste un lampadaire. Comme si les gens de mauvaise vie craignaient d’être vus en plein jour.
Toute cette lumière ne suffit pas. Nuln est remplie de criminels. C’est comme s’il y avait deux villes qui vivent en même temps l’une dans l’autre, par quelque illusion magique ; il y a celle qu’on voit de loin, et celle à laquelle on accède par des petites ruelles et des impasses — la ville du Marché de la Nuit. La ville de la pègre, des mutants, des aristocrates décadents. Une ville qui a ses propres règles, et où ne règnent que la prédation et l’avarice. Personne n’ose s’aventurer dans cette ville parallèle ; ni les policiers, ni les juges, ni les politiciens.
Et c’est une jeune fille qui a décidé de s’y risquer.


Emma Anhalt était du côté de la Nouvelle-Ville. Même alors que l’heure approche minuit, le quartier est toujours vif et animé. On tombe sur des étudiants braillards, des musiciens assis par terre, on doit rester sur le trottoir pour ne pas être renversé par un cheval ou une diligence qui vont et viennent par dizaines, on découvre des crieurs publics qui encouragent les passants à aller voir tel spectacle à tel petit théâtre. C’est l’heure des ribauds, des tavernes, des fêtards ; c’est l’heure des rires, des baisers volés et de l’urination publique. Et c’est comme ça tous les jours, sept jours sur huit — ironiquement, le Festag, le jour chômé, est le seul qui est calme à Nuln ; c’est le jour qui appartient aux Dieux, et même les gens de mauvaise vie n’oublient pas d’aller faire pardonner leurs fautes aux temples.

Emma est habillée comme une citadine ; robe longue bleutée, voile dans les cheveux, on aurait pas pu faire mieux pour la camoufler au milieu d’une foule. C’est au détour d’une ruelle qu’elle connaît bien, qu’elle retire le bandeau de lin masquant ses cheveux, et qu’elle s’aventure vers un escalier en pierre qui descend vers la rive du Reik ; lentement, elle quitte le quartier bruyant et riche de la Nouvelle-Ville, pour passer aux Taudis, le bas quartier des docks où s’entassent les familles de dockers et les travailleurs de la rive nord trop pauvres pour payer les loyers de l’Emmanuellestrasse. Là, on entend plus de musique, mais un chien qui aboie, et le moteur en train de refroidir d’une machinerie à vapeur.
C’est le genre de rue qui devrait faire peur à une personne seule. Plus Emma. Elle marche d’un pas assuré, droit, la tête relevée. Elle ne craint ni le groupe de zonards, ni l’individu solitaire titubant. Elle souhaite même, au fond d’elle, que quelqu’un vienne la faire chier ; l’adrénaline de la confrontation est une drogue. La rage de la bagarre, le cœur qui accélère et vacille alors qu’elle sent de la douleur dans ses poings — c’est à ça qu’elle se drogue. Hélas pour elle, personne ne l’embête, et c’est sans souci qu’elle va rejoindre l’arrière-cour d’une petite maison abandonnée, les fenêtres condamnées par des blanches de bois et du papier huilé ; là, elle trouve une grosse trappe dans le sol qu’elle soulève, et elle descend un escalier qui mène à un sous-sol — non sans craquer une allumette au passage, afin d’allumer une minuscule petite lampe accrochée à sa ceinture remplie de carthame, car là, elle s’enfonce dans un abysse d’un noir absolu. La peur du noir est une des peurs les plus naturelles, et les plus attendues d’un être humain. Mais elle a appris à la vaincre.

Elle se retrouve dans une vieille cave poussiéreuse. Elle trouve un passage terreux, et étroit, camouflé sous une plaque de tôle. Le passage mène à une conduite, qui mène à un sas ; et elle se retrouve au milieu des égouts. Nuln est une ville souterraine, faite de caveaux, de tuyaux, de réseaux pour le transport de l’eau potable, de l’eau usée, des ordures. Ce sont les Nains qui ont bâti ces sous-sols, il y a des millénaires de cela — c’est pour cela qu’ils sont si robustes et modernes, et si grands ; enfin, grands à taille de Nain, ce qui oblige souvent à se courber en deux pour continuer, même s’il y a toujours bien assez de largeur.

Emma s’arrête devant une grosse porte à écoutille. Elle tourne une manivelle dans un certain sens, puis un autre, puis tire l’énorme porte blindée dans un vrombissement de métal. Elle entre dans une grande pièce illuminée, et laisse la porte claquer toute seule derrière elle.

La pièce ressemble à un immense box, avec un étage. La lumière provient d’une guirlande d’ampoules à gaz partout au plafond ; ça scintille blanc. Il y a là beaucoup de tables dépareillées, des meubles de récupération chinés un peu partout. Sur ces tables, des bouts de métal, des bidules de tailles différentes. Il y a un tableau d’écolier, avec des choses inscrites à la craie, des plans dessinés. Des épingles retiennent à une corde des litographies de plans de la ville, ou des coupures d’articles de journaux. Il y a, chose étonnante, quelque chose sur un mur : des photographies en argentique, montrant des visages d’hommes, certains en costumes, d’autres couverts de cicatrices. Beaucoup de ces clichés les montrent droit, de face, avec derrière eux des tracés montrant des tailles — ce sont des photographies physionomiques de police, prises à l’occasion d’une arrestation.

Emma retire sa grande robe. Dessous, elle est habillée — mais habillée à la manière des hommes, avec doublet et pantalon. Elle va jusqu’à un groupe de mannequins, des hommes et femmes en fibre de verre qu’on voit dans les vitrines de magasins ; certains portent des capes, d’autres des armures lamellaires noires. Beaucoup ont des masques sur leurs visages, des sortes de heaumes Bretonniens, mais décorés, et avec et petites loupiotes minuscules près de la fente.

Il y a une musique qui résonne fort dans cette pièce. Ça vient de la plateforme à l’étage ; un escalier de métal mène à une sorte de mezzanine d’acier qui donne une vue plongeante sur cette grande pièce et ses dizaines de tables. Emma sait ce qui se passe ; son frère est en train de bosser, et quand il bosse, il aime allumer son électrophone à fond, c’est mieux que le silence. Là, un enregistrement de l’Opéra National de Praag détruit les tympans d’Emma ; alors, elle s’approche d’un trou dans le mur, où il y a un câble, sur lequel elle tire. Et alors, règne le calme de Mórr.

Elle entend alors le sifflement d’un chalumeau à gaz, qui s’éteint. Puis des bruits de pas résonner sur la mezzanine. Emma ricane et parle fort pour se faire entendre :

« Je t’ai pas déjà dit que tu vas devenir sourd ?
– Tout le temps. »

Gerhard Anhalt saute dans l’escalier et descend de l’étage avec dans sa main droite, un petit chalumeau, et sous son bras gauche, un tas de plaques d’acier noir. Gerhard est un beau jeune homme, grand mais tout fin. Il porte un gros tablier de travail en plomb à la manière d’un forgeron — il n’est pourtant pas taillé comme un ouvrier de force. Son visage est trop émacié, il est rasé de près, et il a les cheveux en pétard. Surtout, il a ses yeux bleus qui sont constamment entourés de cernes ; il est le genre de personne qui dort peu.
Alors qu’il passe devant sa sœur, Emma lui donne la bise, puis tous les deux s’approchent du grand tableau et du mur avec les photos. Mais Emma reconnaît ce que Gerhard a sous le bras, alors, elle s’en étonne :

« Tu modifies encore mon armure ?
– Je la renforce.
– Oh putain… »

Gerhard balance tout sur une table. Il claque des doigts, et pointe du doigt la bosse enfoncée.

« L’armure a plié et donné 3mm. Tu sais ce que ça représente ? Une petite déchirure, et ça aurait été la différence entre un hématome et la perforation de tes reins.
– Certes.
– Comment t’as pu le laisser te tirer dans le dos ? Je croyais que tu faisais attention.
– Personne peut jamais faire tout le temps attention. C’est pour ça que mon gentil frère me prépare mon armure. Mais si tu me la renforces pour que je sois armuré comme un chevalier de la Reiksgarde, je vais avoir quelques soucis pour me déplacer.
– Je sais, je sais. Juste… Tu m’inquiètes. Voilà. »

Emma a un petit rire ; elle trouve adorable l’inquiétude de son frère. Gerhard lui n’a aucune envie de prendre ça de cette façon — il la regarde d’un air froid, alors qu’elle s’assoit sur un tabouret.

« C’est pas une blague. Si tu restes sur le carreau, personne ne viendra t’aider.
– Tu t’inquiètes trop, Gerri. C’est pas la première fois que je me ramène avec des cicatrices.
– Oui, et arrivera le jour inévitable où tu reviendras pas, non ? »

Comme beaucoup de gens n’aimant pas le sens que prend une conversation, Emma décide de courageusement changer de sujet. Elle désigne le tableau du museau :

« Ernst Huydermann est donc derrière les barreaux. Première fois qu’on ferre quelqu’un de la pègre, la vraie. Flagrance de contrebande et vente de substances illicites, ainsi que faux et usage de faux. Il doit tomber pour au bas mot cinq ans. »

Gerhard s’approche du tableau, décroche un des clichés, et le met à l’écart, derrière un trait rouge.

« Il va y avoir des conséquences pour ça. Fini le temps où on se contentait de tabasser des usuriers et d’arrêter des cambrioleurs…
Tu crois qu’il va vraiment rester en prison ?

– Les Huydermann sont détestés par les juges, qui ont promis vengeance pour Saint-Dieter.
– Certes ; mais est-ce qu’il y en aura assez courageux pour pas subir son sort ? »

Emma tordit ses lèvres, ne sachant quoi répondre.
Le juge Dieter était, il y a quinze ans, un juge d’instruction courageux, et incorruptible, chose rare à Nuln. Il avait dirigé les plus grands procès contre la pègre. Un soir, des sbires du gang Huydermann sont entrés chez lui, lui ont arraché la langue, et l’ont enfoncé contre son crâne. Une mort ignoble, et choquante. Dieter fut canonisé très rapidement saint du culte de Véréna ; une bien pauvre indemnisation pour le martyr qu’il avait subit.
Qui oserait prendre sa suite, en sachant ce qu’il avait vécu ?

« Ernst va tomber. Mais il n’est qu’un homme. Et les autres gangs vont se presser de le remplacer. Ce qui risque d’être plus emmerdant pour les Huydermann, c’est d’avoir perdu et leur cargaison, et l’argent qu’ils étaient censés recevoir.
– Tu vas être pourchassée par eux, Emma. Bordel…
– Humiliés, les Huydermann vont probablement être remplacés par ceux qui ont actuellement du Délice de Ranald à vendre : les Valantina. »

Gerhard bougea quelques autres portraits, pour lier des visages mats, et des beaux messieurs en costumes — des hommes de la mafia Tiléenne.

« C’est le moment de continuer le plan, donc.
– Tu te fais belle pour ton flic ?
– Oh il adore ton sens de la mode. Et il veut me faire rencontrer quelqu’un ce soir. Ça, ça m’inquiète plus.
– Pourquoi ?
– Parce qu’autant j’ai une confiance absolue envers le lieutenant, autant j’ignore qui d’autre il veut inclure dans notre arrangement.
– T’assureras. Tant que tu te fies à ton instinct. »

Gerhard alla au bout de la pièce. Il prépara le costume de sa sœur, avec sa grande cape, sa ceinture remplie d’outils, son masque blindé. Pendant ce temps, Emma observa les nouveautés que Gerhard avait ramené de l’École d’Artillerie, où il travaille. Elle découvrit, au fond de la pièce, une grande bâche en toile, qui recouvrait une grande bosse avec une forme étrange.

« C’est quoi ça ? »

Gerhard regarda par-dessus son épaule.

« Mon projet de fin d’étude. J’attends de le montrer à Sturilsson.
– Et tu… Le ramène ici ?
– Si Sturilsson déteste, c’est toi qui en profiteras. C’est une sorte de… Véhicule. Ce sera mieux que marcher ou sauter partout où tu vas, non ? »

Emma pouffa de rire, puis finalement, commença à se préparer.
Modifié en dernier par Emma Anhalt le 11 août 2022, 18:27, modifié 1 fois.

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Re: [Warhammer] Oiseau de nuit

Message par Emma Anhalt »

Au nord-ouest de la ville, entre les Taudis et le Westen, on trouve les silos de la ville. C’est un quartier sans habitations, sans véritable activité ; juste un tas d’immenses entrepôts, de moulins, et d’immenses rues bien larges pour faciliter le transport des véhicules des débardeurs qui remontent du port tout proche. C’est là que Nuln stocke ses marchandises, et tous les biens nécessaires pour ravitailler les industries et les habitants de la cité — plus stratégiquement, c’est ici qu’on trouve le grain qui sert à nourrir les ventres des plus pauvres habitants de la ville. Malgré l’importance du lieu, il est somme toutes peu gardé ou fréquenté ; il n’y a rien d’intéressant ici, et toutes les marchandises qui pourraient éventuellement être cambriolées, c’est aux patrons d’industries eux-mêmes de les protéger. Des veilleurs de nuits très solides, souvent d’ex-militaires des troupes d’États, font des rondes avec leurs lanternes, pour couvrir les grands hangars estampillés des sceaux des familles Oldenhaller, van Haagen ou Blücher — des magnats de l’Empire, des mesnies financières plus riches que les familles nobles.

Une fois par semaine, pourtant, un véhicule s’arrête en bas d’un des silos. Un carrosse ahippique, c’est-à-dire sans avoir la nécessité de chevaux ; sa particularité est d’avoir une traction camouflée sous un capot métallique, où se trouve un moteur à vapeur chauffée grâce au charbon, la pression servant à entraîner les roues. Si ce genre de voiture commence à devenir très relativement courante à Nuln, elle demeure excessivement chère — deux mille couronnes l’engin. Celui-ci est sérigraphié sur les portières des deux côtés, Police Métropolitaine de Nuln, ainsi que le nom de la caserne, NS-1 : Neuestadt-1, le commissariat général du guet urbain de toute la cité.
Les essieux du véhicule crissent alors que les roues montent un trottoir. Le conducteur tourne sec sur son volant pour garer l’engin fort bruyant et fort éclairé — d’immenses phares blancs éblouissent la rue jusqu’à vingt mètres. Mais ils s’éteignent, et on entend simplement les gros « plocs » d’un moteur en train de refroidir. La portière du conducteur s’ouvre, et, cette fois c’est très étonnant, celle du passager aussi. Deux personnes sortent et claquent derrière eux.

Emma observe la scène avec suspicion. Si elle a toute confiance dans le policier, elle s’inquiète de ce nouvel arrivant…

Les deux vont vers un des gros silos à grain, un de ces immenses bâtiments circulaires, hauts comme des beffrois, mais creux à l’intérieur. Les deux hommes entrent dans une cage en fer, ferment une grille derrière eux, et tirent sur une manivelle en bois. Alors, un contrepoids chute, et un système de poulies et de chaînes en métal élève lentement la plateforme. Deux minutes plus tard, ils sont tout en haut du silo, et ils voient devant eux la Ville-Lumière toute éclairée.

Le policier va tout droit vers une rambarde, ouvre l’intérieur de son manteau, et met à sa bouche une pipe. L’autre homme regarde par-dessus son épaule, comme une chouette ; c’est certes un fidèle de Véréna, mais il ne peut pas voir dans la nuit. Le voyant faire, le policier ricane.

« Du calme. Elle arrive.
Elle ? »

Le flic ne répond pas. Il se contente d’allumer sa pipe et de tirer dessus. Il est habitué de ces nuits. C’est un homme barbu, grand, costaud — son air de baroudeur va bien à un flic. Moins ses habits ; il porte une sorte de grand pardessus élimé, bien épais, mais peu élégant, et les bottes à ses pieds sont couvertes de gadoue, il a l’habitude de les utiliser et pas tellement de les entretenir. Il a l’apparence d’un docker, ou peut-être d’un spadassin à la solde d’un noble ; pourtant, il a une bonne bouille, il sourit beaucoup. Et surtout, il a un insigne. Un petit bouclier carré en acier, représentant les armes du comté de Nuln.

L’autre homme est totalement différent. Fin, taille moyenne, cheveux brun mi-longs parfaitement shampouinés et peignés, il sent le parfum et l’eau de Wurtbad là où le flic sent le tabac froid et la sueur, il porte un magnifique doublet de soie sous un long imperméable de cachemire où pas un fil ne dépasse — ils ne sont pas du même monde.

« Messieurs. »

Une grosse voix grave derrière eux ; Le nouvel homme sursaute de peur, alors que le flic n’a pas eu un seul mouvement. Il est habitué à ce qu’elle s’amuse à s’approcher sans aucun bruit.

Le Corbeau est là. Tout habillée de noir, des pieds à la tête, de ses cuissardes jusqu’à son heaume. Une armure composite, avec un gros plastron en céramique qui englobe le haut tronc, des plates amovibles aux membres. Avec sa grande cape, elle épouse la nuit, on ne voit même pas ses yeux à travers la fente de son casque.

L’élégant homme vainc sa peur, et s’approche en levant sa main, avec un grand sourire ravageur qui montre ses dents blanches, pour aller serrer celle du Corbeau.

« Bonsoir à vous. Un honneur pour moi de vous rencontrer. »

Elle garde ses mains dans son dos, sous sa cape. Et elle se détourne du dandy pour s’approcher du policier.

« Je ne vous ai pas dis que je souhaitais le rencontrer.
– Vous ne m’avez pas non plus dit que vous ne le souhaitiez pas. Hé, relax, je ne suis pas bête. Nous sommes tous entre amis ici, nous voulons la même chose.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire mettre la pègre sous les verrous, fait le dandy en se mêlant de leur conversation. Reinhard Faul, procureur du parlement comtal. Et comme je le répète, un honneur de vous rencontrer. »

Le Corbeau observe maître Faul, qui se tourne pour être face au Corbeau, et ainsi forcer la discussion de se faire à trois. Mais elle n’offre ni mot, ni même un hochement de tête, alors, c’est le flic qui insiste.

« Faul s’occupe du dossier Ernst Huydermann. Vous savez que s’attaquer à la pègre, c’est s’attaquer à une pieuvre. On va avoir besoin de quelqu’un comme lui. Autrement, tous ceux qu’on jette en prison risquent de ressortir aussitôt…
– Vous avez fait un boulot formidable, tous les deux. J’ai assez de pièces à conviction pour écrouer Ernst et l’envoyer au Donjon de Fer. On ne peut pas dire que j’aurai autant de matière pour travailler pour les autres.
Les autres Grogna Emma.
– Le reste de son cercle, les Sansovino, les Schatzenheimer, les dockers de la ville… Et surtout, surtout, les Valantina. La mafia a beaucoup d’influence, pas seulement dans les bas-fonds de Nuln, mais aussi, et surtout, bien haut. Même auprès de la comtesse. Ils ont des amis à la prévôté, au parlement, au conseil…
– Ils versent des pots-de-vins, du plus petit flic jusqu’au haut-connétable de la police. Impossible d’agir contre eux sans un casier solide. Vraiment solide. »

Le Corbeau regarde Faul, un instant, comme si elle cherchait à découvrir quelque chose en l’étudiant si intensément.

« Et vous êtes prêt à vous mettre en danger ? Pourquoi faites-vous tout ça ?
– Pour la même raison que vous deux. Pour servir Nuln.
– Mais encore ?
– Je comprends votre méfiance, mais Faul fait partie des gentils. On peut lui faire confiance. Je le jure sur mon honneur.
– Vous vous rendez compte que je suis une criminelle recherchée ? C’est que vous savez vous arranger avec votre conscience, maître.
– Je sais que la pègre utilise tous les moyens licites et illicites pour prospérer, et terrifier tous ceux qui veulent se mettre en travers de leur chemin. Véréna bénira notre entreprise, tant qu’on viole la loi uniquement pour mieux la faire respecter.
– Donc c’est religieux, pour vous ? »

Faul ricana fort.

« Je ne suis pas le plus assidu des ouailles… Mais on ne perd jamais rien à avoir un Dieu de son côté, non ? »

Le policier ouvrit la sacoche qu’il gardait à son flanc, et tendit au Corbeau une pochette cartonnée remplie de papiers imprimés.

« Le plan est toujours de faire tomber les Valantina. Avec Ernst sous les barreaux et sa cargaison saisie, les dockers vont devoir trouver un autre fournisseur pour leur Délice. Malheureusement, il semblerait que cette fois-ci, il ne s’agit pas d’importation depuis Altdorf ou la Tilée — ils la produisent sur place, avec un chimiste. Mes gars ont fait leur boulot, un peu secoué quelques vendeurs dans les rues… Tout ce qu’ils ont pu m’obtenir, c’est un nom. La Dame de Fer.
– Qui que soit cette dame, elle est protégée par des truands des Valantina. C’est facile, de foutre des dealers sous les barreaux, mais on arrivera pas à monter plus loin. C’est là où vous entrez en jeu… Vous, vous n’avez pas besoin de mandat. Vous pouvez entrer par effraction chez qui vous voulez. Et nous aider à saisir d’autres personnes en flagrance. »

Le Corbeau fouilla rapidement dans la liasse de papiers. Des rapports d’interrogatoires, des procès-verbaux. Beaucoup de choses à décortiquer une fois au bon endroit.

« Vous avez une piste ?
– Guido, un caporegime de l’autre rive. Deux fois condamné, pas le plus discret des sbires de la famille, mais il est absolument loyal. L’omerta est sacrée pour lui. Impossible de le faire parler, ou de lui offrir un accord.
– Mais vous… Il paraît que vous êtes inventive.
– Transmettez-nous des informations dès que vous avez du nouveau. Mettre la Dame de Fer sous verrou, c’est rendre Nuln sèche en Délice. Et alors là, on pourra commencer à véritablement faire souffrir la pègre. »

Le Corbeau ferma la pochette, et la rangea dans une poche de sa cape.

« Un flic de confiance dans ce quartier, lieutenant Gesetztmacher ?
– Le détective von Hoffenbach, il bosse à la caserne de l’Aubenstrasse. Il déteste les truands, mais il a une manière bien à lui de faire les choses. Pas sûr qu’il vous apprécie, il exècre les criminels de tout bord. »

Et sans dire au revoir, le Corbeau se retourna, et commença à partir. Faul fut étonné ; il n’y avait pas vraiment d’autres accès pour descendre ;

« Heu… Vous prenez l’ascenseur avec nous ? »

Le Corbeau enjamba la rambarde, et sauta dans le vide.

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