Ambiance musicale offerte par le célèbre duo de ménestrels et sages itinérants, le Gourmand et le Courant
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— Mêsse Bald’win ! Mêsse Bald’win ! Wêtez c’ke dj’é trové !
Tournant la tête, ledit Baldwin aperçut un jeune garçon à la tunique maculée de vase qui accourait vers lui avec toute la vivacité de ses courtes pattes. Dans sa tignasse de cheveux blonds en bataille étaient fichées d’innombrables brindilles, lui donnant l’allure d’une petite meule de foin en mouvement. L’avorton eut tôt fait de se planter aux pieds de l’officier, sa tête ne dépassant guère les genoux du colosse en cotte de mailles.
— Wêtez, mêsse Bald’win ! Wêtez !
À bout de bras, l’enfant présenta fièrement à Baldwin… un autre bras… Le membre était sectionné à hauteur du coude et, si l’on pouvait se fier à sa teinte verdâtre comme à la puanteur des chairs, il devait avoir quitté son légitime propriétaire depuis trois ou quatre jours.
Trouver des morceaux de cadavres dans la grande forêt d’Arden n’avait rien d’extraordinaire. Depuis des siècles, outre les voyageurs imprudents, d’innombrables chevaliers de la Quête avaient enrichi l’humus des sous-bois à leur corps défendant. Pour un paysan local, exhumer un os en labourant son champ était aussi banal que butter sur une pierre. De fait, les limites des cultures étaient régulièrement encombrées par de véritables ossuaires à ciel ouvert.
Quelques détails pourtant retinrent Baldwin de jeter la macabre découverte par-dessus son épaule. Le bras était encore drapé de quelques lambeaux d’étoffe rouge et bleue ; une livrée qui pouvait trahir l’origine de son porteur : la Gasconnie, ou plus vraisemblablement le duché de Couronne. De plus, le poing enserrait encore un parchemin froissé.
— Où as-tu trouvé cela ?, interrogea Baldwin.
— Qwè ?
L’intendant réprima un soupir.
— W-è-st-as trové c’brès ?, reprit-il.
— Ah ! D’vins l’marasse dès lûhantes. Dj’y èsteûs avou m’mére èt m’dévergondêye d’soûr qwand…
Le gamin se lança alors dans une longue explication alambiquée, impliquant sa mère partie cueillir des framboises tandis que sa grande sœur à la vertu discutable se faisait lutiner par un galant dans les buissons, mais Baldwin n’écoutait plus. « L’marasse dès lûhantes », autrement dit le marais des luisantes. Tel était le nom d’un plan d’eau où des lucioles dansaient par milliers. Situé à moins de deux lieues du domaine, nombreux étaient ceux à s’y rendre une fois la nuit tombée pour admirer ce ballet aérien. La région avait beau être réputée relativement sure, nul n’était à l’abri d’y croiser plus gros et plus agressif qu’une luciole. Plus important que toutes ces considérations, le marais s’étalait au nord d’Aurevallis. Voilà qui établissait l’origine du document.
Avec un bruit répugnant, Baldwin écarta les doigts de feu le messager et récupéra la lettre dont le sceau était hélas réduit en miettes. N’ayant plus rien à en tirer, il lança négligemment le bras vers l’enfant qui le rattrapa au vol telle une balle.
— Tiens. Retourne jouer maintenant.
— Qwè ?
— Vas' ti fé arèdjî, bôreu d' troyes!
Sur cette injonction que la bienséance bannit de tout échange policé, le gamin terrorisé prit ses jambes à son cou et s’en retourna aussi vite qu’il était arrivé.
Baldwin ne le vit pas disparaître parmi les arbres en hurlant après sa mère. Il était déjà en route vers la demeure seigneuriale en pleine transformation. Des pans entiers de la palissade gisaient sous un appentis, telles des mauvaises herbes arrachées à la terre afin de laisser place aux fondations d’une épaisse muraille. Le chantier était gigantesque : d’un simple corps de logis flanqué d’une tour de guet allait naître une citadelle à double enceinte et puissant donjon ; ultime ligne de défense capable de résister à des hordes de peaux-vertes ou d’hommes-bêtes en maraude. Mais rien n’était encore achevé. C’est donc vers les anciens bâtiments que Baldwin dirigea ses pas. Arrivé devant la porte, il prit soin d'ajuster son tabard et d’en épousseter la moindre crasse. Assénant trois coups brefs sur les épaisses planches de chêne, il entra sans attendre de réponse. Dans la première pièce s’afféraient quelques servants qui gardèrent la tête baissée à son passage. Chacun allait à sa tâche sans échanger le moindre mot. La pénombre régnait dans la demeure.
Se glissant sans bruit vers la chambre à coucher, l’officier progressa à pas mesurés jusqu’au lit seigneurial. Là reposait le maître des lieux. Deux grands candélabres encadraient la couche, faisant danser des ombres dans les replis d’un visage pâle et amaigri, tandis qu’une silhouette encapuchonnée marmonnait quelque prière inintelligible. Sur un geste de Baldwin, le prêtre de Morr interrompit sa litanie pour les laisser en tête à tête.
Au garde-à-vous, imperceptiblement penché vers son maître, Baldwin risqua un appel à voix basse :
— Monseigneur ?
Deux paupières s’entrouvrirent à grande peine.
— Baldwin, articula-t-il d’une voix faible et endormie, quelles sont les nouvelles ?
— Une missive, monseigneur. Elle est – en quelque sorte – arrivée ce matin.
— Lis. N’aurai pas… la force…
Obtempérant, Baldwin déplia le parchemin, tenta d’en lisser la surface, puis se lança dans un difficile exercice de lecture à la lumière faiblarde d’une bougie.
De par la volonté de sa Majesté le Roy, il me faut m’enquérir auprès de vous des préparatifs d’un nouveau tournoi de trébuchets que la cour comme la plèbe réclament à grands cris. Veuillez vous y consacrer toute affaire cessante et prendre contact avec les hôtes de l’évènement.
Profondes et respectueuses salutations,
Reynald de Chantillon
Chambellan de sa Majesté »
Sur son lit de douleur, Mictlantecuhtli remua avant de laisser échapper un gémissement.
— Faut-il donc que, mourrant, j’aille me traîner par monts et par vaux afin d’assurer le divertissement de quelques faquins désoeuvrés ?
— Il y a un post-scriptum monseigneur, ajouta Baldwin. « Pour raisons impérieuses, sa Majesté est disposée à engager un organisateur intérimaire. »
S'ensuivit un long moment de silence pesant, durant lequel les yeux d’Aurevallis retrouvèrent un éclat de mauvais augure. L’on eût dit que de l’huile venait d’être jetée sur des brandons presque éteints.
— Ainsi c’est là tout mon héritage !, lança-t-il d’une voix dure. J’aurai été l’amuseur du peuple que l’on ose remplacer dès l’instant où il ne peut plus servir sur commande ! Nom de nom, de nom de nom… Baldwin ! Encre et plume ! Tout de suite !
Baldwin n’eut que le temps d’attraper le nécessaire d’écriture qui reposait sur un meuble proche. La dictée commençait déjà :
— Misérable gratte-papier à l’encolure hypertrophiée…
— Messire chambellan…, marmonna le scribe improvisé en traçant hâtivement ses lettres.
— Faisant suite à votre immonde missive indigne de torcher l’entre fesses d’un porc incontinent…
— Votre aimable lettre n’a pas manqué de retenir mon attention pleine et entière…
— Je vous informe – au cas très improbable où vous seriez à même de le comprendre – que MOI et MOI SEUL suis à même de piloter pareil tournoi…
— Je ne manquerai pas d’accorder toute ma confiance à un suppléant digne du choix de sa Majesté…
— Par delà les tourments et le trépas qui me guette, je conspue votre pitoyable tentative de m’évincer au profit d’une quelconque larve hémiplégique…
— Etant malheureusement dans l’incapacité d’assurer cette nouvelle édition suite à de regrettables soucis de santé, c’est avec une joie non feinte que j’accueille pareille opportunité…
— Sachez que la mort elle-même ne saurait retenir mon bras vengeur si vous persistez dans cette voie…
— Soyez assuré de tous mes vœux de réussite…
— Avec l’expression de mon plus franc mépris…
— Vous souhaitant une prompte réception…
— Signature.
— Mictlantecuhtli Aurevallis Dominus.
— Et maintenant envoie le plus rapide coursier que tu puisses trouver pour porter cela jusqu’à Couronne !
Alors qu’il s’était progressivement redressé sur ses coudes, Mictlantecuhtli retomba lourdement dans les cousins, l’air plus épuisé que jamais.
— Va. Je veux être seul pour regarder la mort en face.
Baldwin ne dit mot et quitta la pièce à reculons. Il avait à peine refermé la porte qu’un grand cri rageur la fit trembler sur ses gonds : « Maudits ! Maudits soient ce chambellan et son roitelet jusqu’à la treizième génération de leurs races dégénérées ! » Décidément son maître allait mal. Baldwin réprima un autre soupir tandis qu’il regagnait la chaude lumière du soleil désormais à son zénith.
Que d’histoires pour un ongle incarné…
Prélude aimablement rédigé par l'organisateur des deux tournois précédents, le seigneur d'Aurevallis lui-même
A suivre : l'ordre du roi, le Chesnois et les premières inscriptions !