[Armand Cinematic Universe] Quatre boules de glace

Où s'écrivent les histoires, hors du temps et des règles compliquées du monde réel...
Répondre
Avatar du membre
[MJ] La Fée Enchanteresse
Warfo Award 2021 du meilleur MJ - Élaboration
Warfo Award 2021 du meilleur MJ - Élaboration
Messages : 877
Autres comptes : Armand de Lyrie

[Armand Cinematic Universe] Quatre boules de glace

Message par [MJ] La Fée Enchanteresse »

Il y a un restaurant, dans la ville de Karond Kar, depuis lequel on peut voir toute la ville. Le propriétaire du Fier Kharibdyss peut être fier de son affaire, et pas seulement parce que, au dernier étage de sa tour, les convives dînent dans une sorte de grande coupole vitrée qui permet d’observer le ciel orageux et les terribles flèches du bidonville — il est surtout fier de son Livre d’Or, que des gens illustres ont signé. Le Roi-Sorcier, Malékith, a mangé trois fois dans son existence au sein de ce restaurant, en compagnie de sa mère et de son ministre Furion ; il y a une table réservée pour eux dans un coin près des cuisines, depuis cinquante ans, la dernière fois qu’ils s’y sont rendus.

Et pourtant, le Fier Karibdyss n’attire plus trop foule. La déco est trop fade, l’esclave-cuisinier propose une carte trop old school, et les jeunes Druchii n’aiment pas imiter leurs parents. Ils rêvent de changer leur nature et d’innover — et pourtant, ça va faire des millénaires qu’ils vivent les mêmes vies sur leur continent froid et désolé. Et tant que Manaan n’aura pas renversé et avalé leurs Arches Noires, ils pourraient bien parasiter ce morceau du Nouveau Monde pour quelques millénaires encore.

Mais il y a des Druchii qui connaissent leur nature, et qui l’ont épousée. Il y a des Druchii qui ont la tête haute, quand ils savent qu’ils devraient la baisser. Il y a des Elfes qui aiment encore manger dans ce restaurant. Des hommes comme Masthel Amophiron, une des innombrables lames de Khaine.
Image


C’est un homme vieux. Il a assez de saisons pour porter les affres du temps, pour afficher les sillons de ses rides qui cernent son visage. Rien que ça prouve sa dangerosité — il est un homme âgé dans une profession où l’on meure jeune.
Ce soir, il s’est fait élégant, à défaut d’être beau. Il porte un sombre complet noir, sobre, simple, monochrome, qui imite une robe de bure. Sa seule fantaisie, ce sont des boutons de manchettes dorés. Il aime pourtant la mode, un esthète déçu se cache derrière la façade de cette sombre personne — Masthel est, au fond de lui, un bon vivant, il aime la cuisine, les verres de spiritueux, et quand il voit une jolie femme, il s’intéresse plus à ce qu’elle porte qu’à sa silhouette. Dans une autre vie, il aurait été un être parfaitement inoffensif. Mais quand il est venu au monde, criant et hurlant, une femme nue et hurlante l’a jeté au fond d’un chaudron rempli de sang, avec d’autres, et seul lui est remonté à la surface. Khaine l’a adopté, et Khaine est un bien mauvais père.

Masthel a toujours essayé d’être un meilleur père que n’a été le sien. C’est peut-être pour ça qu’au fond de son regard, il y a une lueur triste.


Une femme Elfe se tient à son bras. Elle tranche tellement avec lui, qu’alors qu’ils remontent la grande salle du restaurant, les quelques clients du lieu ne peuvent s’empêcher de se retourner à leur passage, et se mettre soudain à se répandre en rumeurs et ricanements.
Image


Cyssa est terrifiée. Tous les sens, tous les organes, tous les muscles de son corps lui hurlent de s’enfuir, de se débattre, et de hurler à l’aide. Mais d’extérieur, personne n’aperçoit son alarme. Personne. Elle se tient droite, fière, dépassant très légèrement son cavalier parce qu’elle est chaussée de hauts talons qui claquent bien le sol à ses pas, comme si elle souhaitait bien qu’on la remarque. Elle est belle, elle correspond bien aux canons de beautés Druchii : fine, diaphane, et avec cette perpétuelle grimace sur le visage, comme si quelque chose la contrariait.
Elle a appris à parfaitement se maîtriser. Car Cyssa est une Asur. Elle est sujet du « prétendant » Finubar, et ainsi, elle est considérée comme une séditieuse du « vrai » Roi-Phénix, et à Naggaroth, on punit les séditieux d’Ulthuan des manières les plus ignobles possibles.
Des décennies maintenant qu’elle est esclave. Échangée de maître en maître, tous plus révoltant que le suivant. Elle a survécu car elle a appris à l’accepter. Son seul réconfort, c’est de savoir qu’elle a une sœur, qui, contrairement à elle, vit encore libre comme l’air.



Le drôle de couple suivi le maître d’hôtel : ils avaient une réservation. Ils furent dirigés jusqu’à une petite table pour quatre, près d’une fenêtre qui offre une vue plongeante magnifique sur la rade, et sur le ciel rouge à cause du soleil couchant, crénelé de Harpies. Une vue à couper le souffle.
Masthel tira la chaise pour Cyssa, et l’installa tel un véritable gentleman. Puis, il se mit devant elle, tira une serviette, et la déploya sur ses genoux.

« Ces messieurs-dames veulent-ils boire quelque chose ? demande avec flegme le maître d’hôtel.
– Je ne bois pas sans avoir à manger, c’est comme si vous me demandiez de choisir des chaussures alors que je suis nu, railla Masthel.
– Désirez-vous donc manger quelque chose, monsieur ? Nous avons comme mise en bouche des œufs de harpie pochés à l’eau de rose, et un assortiment de glandes de sang-froid avec leur réduction aux figues et racines d’orcanette.
– Amenez les deux, pour chacun de nous. Et avec ça, deux bouteilles — du sec, blanc, de Parravon, et un alcool de houblon, mais uniquement s’il est frais et pétille — je préférerais Nain, mais autrement, du Reik ira très bien.
– Si vous le préférez, nous avons du vin Elfe à la carte, fit le maître d’hôtel avec un ton beaucoup trop condescendant.
– De la Loren ?
– D’Ellyrion, monsieur.
– Je préfère boire de la ciguë qu’une seule goutte de vin d’Ulthuan. Amenez-moi l’alcool de singes, et ne me faites pas répéter.
– Oui monsieur. »

Le maître d’hôtel s’éloigna en laissant les deux ensembles. Masthel fit un grand sourire à sa cavalière.

« Fais-moi un sourire, Cyssa. »

L’Elfe n’obtempéra pas. Sa résistance fit ricaner l’assassin, qui passa son pouce entre ses sourcils.

« Tu sais, ton petit jeu de faire la gueule, ça te donne pas un air plus sévère.
Il y a quelque chose que j’aime boire, qui vient d’Ellyrion. Ne m’oblige pas à étancher ma soif. Pas ce soir. »


Cyssa prit une grande inspiration silencieuse, et fit un grand sourire, éclatant, merveilleux.

Et alors, Masthel avait tout ce qu’il souhaitait — et il put manger en toute quiétude.



L’assassin était un homme étrange ; il n’aimait pas les femmes. Contrairement à tant d’autres membres de sa race, le stupre n’avait jamais été un péché chez lui. Pour un homme comme lui, la chair avait toujours été un handicap, et une poursuite vaine, et il avait depuis trop longtemps comprit comment on pouvait faire souffrir des Elfes par le bas-ventre. C’est une leçon qu’il aurait aimé faire comprendre à son élève. Et maintenant, malheureusement, c’est trop tard pour la lui faire rentrer dans sa tête.

La table était prévue pour quatre, mais ils n’étaient que deux. Ce n’était pas une erreur de réservation — simplement, Masthel avait décidé de se présenter presque une heure avant ceux censés le rejoindre. Il avait décidé de manger sans eux. N’était-ce pas étrange ?

Cyssa avait le ventre trop noué pour avaler quoi que ce soit. Mais l’assassin avait un appétit d’ogre. Après la mise en bouche, il exigea qu’on lui amène d’autres œufs de Harpie (Ils étaient excellents), avant d’attaquer les entrées, les rôts, et les entremets. Et il arrosa le tout d’abord d’alcools légers, puis de quelques verres de spiritueux. Et tout le long, il se contentait de se bâfrer, proprement, dignement, avec un air satisfait — il n’était pas là pour discuter avec Cyssa, mais il souhaitait qu’elle garde son sourire, et même qu’elle lui fasse les yeux doux. Le calvaire pour l’Asur dura si longtemps, elle en avait mal aux muscles de son visage… Même quand Masthel arriva au dessert, il décida de finir sur un petit spiritueux de pommes, et quatre boules de glace — vanille, chocolat, fruits rouges et citron. Masthel n’aimait pourtant pas du tout ce genre de dessert, réservé aux enfants, mais il ne savait pas pourquoi, ce soir, il avait envie.

Il avait englouti tout ce repas, comme si une atroce intuition avait gagné son esprit :

Ce repas, ça serait son dernier. Il avait passé une soirée de rêve, à goûter les saveurs qu’il aimait, en compagnie d’une jolie fille. Beaucoup de condamnés à mort sur cette Terre n’avaient pas le même luxe en dernier repas.



Le maître d’hôtel revint, avec deux personnes. Un immense Elfe aussi grand que musclé, et une jolie dame qui ne s’était pas bien apprêtée pour ce lieu — elle n’avait pas de robe, mais un grand pantalon de braies et un gilet épais sur son corps. Elle était habillée comme une corsaire pouilleuse, et ce n’était que dans son beau visage qu’on voyait la trace de son sang noble.
Image


Trathil Alethi, grande dynaste de Karond Kar, n’était pas habillée comme son rang l’exigeait. Ça renforçait la mauvaise impression de Masthel. Il soupira, tandis que la dame s’arrêtait à la table avec son gros balourd derrière elle. Trathil observa la coupe de boules glacées que l’assassin était en train de terminer.

« Vous… Vous avez mangé sans moi ? »

Masthel ne répondit pas. Il fit fondre les dernières cuillères de mélange vanille-citron sur son palais, puis il sécha sa bouche avec la serviette, et désigna la chaise à côté de Cyssa.

« J’ai mangé pour la première fois dans ce restaurant alors que j’étais tout jeune — plus jeune que vous, sans vouloir vous insulter quant à votre âge, ma damoiselle. Il avait plus de convives en ce temps, il avait la fraîcheur de la nouveauté. C’est marrant, je me souviens du goût que les plats avaient — ils étaient meilleurs. »

Trathil s’assit.

« Le temps est une drogue, maître Masthel. Et une drogue dure, en plus de ça. La bouffe était pas meilleure quand vous étiez jeune — si tant on puisse dire que vous ayez été jeune un jour… »

Masthel eut une grimace amusée à la pique.

« C’est juste votre cervelle qui aime se raccrocher au passé. Rien d’autre.
– Il n’est pas bien de vivre dans le passé. Pour personne. Mais que voulez-vous — quand on est vieux, et qu’on ne peut plus jouir de la vie comme quand on était jeune, il faut bien qu’on se raccroche à quelque chose. Même les peines passées m’ont l’air plus prometteuses que le futur.
– Bonne conclusion. Mais je ne suis pas venue ici pour discuter de philosophie.
– Sauf votre respect, je crois que si. Enfin, je crois que c’est un peu nécessaire. Parce que, eh bien, vous aussi, vous vivez dans le passé.
Vous êtes vraiment prête à tout risquer pour venger la mort de votre père, mademoiselle Fellheart ? »


Une seule émotion traversa alors le visage de Trathil, et Masthel la reconnaissait que trop : la frayeur. Battement de cœur accéléré, pupilles dilatées. Mademoiselle Alethi — née Fellheart — subissait la sidération, celle d’être percée à jour.
Son armoire à glace n’avait pas eu la politesse de s’asseoir. Et le balourd d’Elfe glissa une main à son dos. Masthel entendait le bruit infiniment petit du craquellement de ses gants de cuir. Simplement du coin de l’œil, il devinait déjà comment désarmer, puis tuer cet imprudent, à la seconde près où ça serait nécessaire.

Mais Trathil se reprit. Elle s’enfonça dans sa chaise. Prit l’air lâche d’une corsaire. D’un coup, la noble jeune femme ressemblait à son grand frère — c’est à peine si elle se retenait de poser les bottes sur la table.
Cyssa souriait toujours. D’un sourire nerveux, maintenant.

« Alors vous avez deviné.
– J’avais compris à la seconde même où votre honorable frère m’a engagé.
– C’est que vous étiez plus malin que votre apprenti.
– Non. Je ne vous permets pas. Ahmès aussi l’avait deviné.
– Oh ? »

Une surprise manifeste apparut dans ce petit « oh ». Une surprise insultante. Masthel serra des dents.

« Très bien. Et donc… D’accord.
Si vous saviez depuis le début… Pourquoi m’avoir donné rendez-vous ici ? Pour me… »


Elle ne continua pas la phrase. Masthel zieuta à nouveau d’un bref regard le garde-du-corps.

« Ce n’était pas juste mon apprenti. Ce garçon, il était tout pour moi. Il était bête, bordel, mais il était mon enfant. Je ferais n’importe quoi pour le récupérer. Vous avez bien entendu ? N’importe quoi.
– Ah. Mais vous comprenez aussi qu’il y a peu de chances qu’une réponse… Satisfaisante, sorte de ma bouche ?
– Bien sûr.
– Donc vous êtes ici pour quoi ? Pour vous venger ? »

Cyssa ferma les yeux. Elle cacha ses mains sous la table.

« Je n’ai pas encore décidé. C’est pour cela que je pense qu’on doit causer un peu philosophie. »

L’Asur se mit à trembler. Trathil, elle, se contenta de hocher de la tête, pour inviter l’assassin à parler.

« Avez-vous souffert, quand j’ai tué votre père ? »

Trathil fit la moue. Elle tordit ses lèvres. Elle eut l’air triste.

« Pfff… J’étais si jeune. Haute comme trois pommes. J’ai très peu connu mon père. Oui, j’étais triste, mais c’est dur d’être triste de perdre quelque chose qu’on a pas pu connaître.
– Je vois.
– Ce qui m’a terrifiée, en revanche, c’est quand des soldats de la famille Drakilos ont débarqué chez nous. À cause de votre crime. Ah, ça, je m’en souviens très bien. Ces étrangers qui arrivaient dans notre maison, avec leurs grosses bottes qui claquaient sur le parquet — j’avais le bruit qui trottait dans ma tête quand je cauchemardais, enfant. Et je me souviens de Sighi, et de ses fils. De l’un d’entre eux, qui souhaitait m’épouser, alors que j’avais dix ans, et que lui en avait cinquante. »

Elle avait les yeux un peu rougis par la tristesse, à raconter ces souvenirs. Et pourtant, elle arborait une grimace sardonique.

« Vous avez détruit notre famille, maître Masthel. Tué l’homme qui devait nous protéger, et ainsi, vous avez permis à la meute de se ruer sur nous.
Mais si quelqu’un a souffert, dans toute cette histoire… C’était Lokhir. Mon frère… Il était si doux, vous savez ? Je me souviens qu’il jouait à la poupée avec moi. Qu’il chahutait jamais, quand on jouait. Il passait tout son temps dans les livres.
Non, vous savez ce qui était le plus incroyable, en fait ?
Il avait le mal de mer. Lokhir Fellheart avait le mal de mer ! »


Elle rit fort. Masthel rit aussi. C’était drôle.

« Vous l’avez brisé. Il a plus jamais été le même, après ça. Et il souffre, je sais. Mais c’est une souffrance que je pourrai jamais panser. Parce que sa souffrance a fait de lui l’homme le plus incroyable que je connais. Que Karond Kar tout entière connais. »

Masthel regarda sa coupe de glace. Il racla le bout de crème qui avait fondu au fond, et lapa le reste sur sa cuillère, avant de la reposer délicatement devant lui.

« Je ne vais pas dire que je suis désolé pour ça. C’est faux. J’ai tué votre père comme j’aurais tué n’importe qui d’autre. Khaine l’exigeait. C’était mon office. En fait, j’étais même fier de mettre fin à sa vie.
– Je n’attendais aucune excuse de votre part.
– Ce que je peux vous dire, c’est que je souffre, depuis que vous m’avez pris mon enfant. Probablement autant que vous, quand j’ai pris votre père. Alors voilà, mademoiselle Fellheart, c’est ça le fond du problème philosophique ;
Pour vous, c’est quoi la justice ? Et à partir de quand peut-on dire que nous sommes quittes ? Est-ce que… La peine que je ressens, rembourse la vôtre ? »


Trathil regarda dans le vide. Elle eut l’air songeuse. Elle semblait lutter avec différentes idées, réfléchir à comment bien la formuler.
Et puis, elle haussa des épaules.

« C’était pas personnel. J’ai voulu tuer maître Ahmès car il était un immense incompétent qui m’a foutue dans la merde en permettant à un amiral du Drachau que je voulais morte à échapper à son trépas. Et je ne l’ai pas tué.
Des humains s’en sont chargés pour moi, apparemment.
Donc non. S’il y avait une dette à rembourser, c’est uniquement vous qui le ressentez ainsi.

– Je vois. Et donc à partir de là, comment nous voyez-vous procéder ?
– Je l’ignore. Je suis juste venue récupérer mon Asur, et vous payer pour ce que ma famille vous devait. Si quelqu’un a un désir de vengeance, c’est vous seul qui l’avez.
Alors, qu’on arrête de perdre notre temps, et qu’on se le dise clairement : est-ce que vous allez me faire du mal ? »

Masthel regarda intensément dans les yeux de Trathil. Il savait quand quelqu’un mentait. Toujours. Il a obtenu ce talent, à force de naviguer parmi des nobles cupides, vivant par duplicité. Les seigneurs de Karond Kar n’avaient pas changé, en plusieurs décennies.
Mais il souffrait. Et quand on souffre, on prend de mauvaises décisions. Pourquoi la mort d’Ahmès le chamboulait tant ?
C’est qu’il se voyait en lui. Lui aussi avait été jeune. Lui aussi avait pris de mauvaises décisions. Lui aussi avait été contraint à l’exil. Mais Masthel avait juste eu la chance de fuir avant que les soldats des familles lui tombent dessus.

Alors, Masthel regarda Cyssa.

« Tu vas enfin avoir une vraie raison de sourire. »

Trathil lui fit un signe de tête. La noble se leva, tira quelque chose de son manteau, et jeta sur la table une bourse pleine d’or.

« J’espère ne jamais vous revoir, maître Masthel.
– J’espère que quelqu’un me payera pour vous, mademoiselle Fellheart. »

Et ainsi, les deux femmes se levaient, et partaient, avec le gros balourd du garde du corps qui reculait en marche arrière, faisant continuellement face à l’assassin. Et une minute plus tard, Masthel était tout seul, à table.


Son esprit se mit à errer. Il regarda par la fenêtre du restaurant. Même avec tout ce qu’il avait bouffé, l’alcool finit par faire son chemin dans son système. Sa vue était un peu brouillée — à moins que ce ne soient des larmes ? Non. L’alcool. Uniquement l’alcool.
Il regardait cette sale ville.

Il savait que là-haut, il y avait le palais du Drachau, cet insaisissable consanguin — il se rappelait encore des passages secrets pour y accéder, du temps où il tenait au sort de cette ville.
Il savait qu’il y avait le Temple de Khaine, où il était devenu un homme. Il voulait se souvenir de son baptême, et des gorges qu’il avait ouvertes pour que le sang se déverse le long des marches.
Son regard errait vers les arsenaux. Là-bas, il était tombé amoureux d’une jeune femme déjà si puissante, et pour elle, parce qu’il était idiot, il avait provoqué une guerre civile. Il avait menti — certains meurtres n’étaient pas pour Khaine, mais pour dame Sighi.

Il se souvenait de ses remords, et de ses regrets, et il ne savait pas lesquels étaient les plus durs.



Et d’un coup, une idée germa dans son esprit. Un vieux mécanisme retors, endormi par le spleen, la bière Naine, et un joli visage — comme quoi, il n’était pas si insensible que ça.

Et il fut à nouveau saisi d’horreur.

« Merde. »

Il soupira. Passa une main devant son visage. Finalement, il se tourna, se leva, et traversa le restaurant pour se diriger vers l’arrière-salle, et les toilettes, d’un pas félin et vif, bizarrement déterminé.

Quelques secondes trop tard.




Une douzaine de silhouettes projetaient leurs ombres le long du corridor qui menait à l’entrée de l’ascenseur à poulies. Ils n’étaient pas discrets — ils portaient de grosses bottes qui claquaient sur le parquet. Les double-portes de la salle à manger des convives s’ouvrirent en grand, poussées vivement qu’elles étaient par deux sbires déterminés.

Un serveur humain fit tomber son plateau, et des dizaines de verres s’éclatèrent au sol.
Les clients sursautaient de peur, alors que leurs visages se dirigeaient vers le raffut si soudain.

Douze Elfes, en dalakois complets, de la maille des pieds à la tête, et armés d’arbalètes automatiques, venaient de pénétrer dans le restaurant. Ils portaient tous un kheitan par-dessus, avec une couleur éclatante, et totalement atypique pour des Druchii : ils portaient du blanc. Du blanc doré, avec des petits symboles de feu de dragon.
C’étaient des soldats de la famille Drakilos. Et ils se mettaient à courir dans le restaurant au pas de course en couvrant tous les angles, tandis que Masthel se dirigeait toujours avec la même détermination vers l’arrière-salle.

Les militaires visèrent toutes les tables, et braquèrent invités et esclaves, en professant à voix haute des menaces.

« Personne ne bouge !
– Tout le monde à terre !
– Au sol ! Couche-toi au sol !
– HÉ ! TOI, LÀ-BAS ! »


Sitôt qu’il comprit qu’on l’appelait, l’instinct de Masthel prit le dessus sur lui. Et avec des automatismes millimétrés et éprouvés, il réagit tel un fauve.

Masthel sauta d’un coup en arrière, pour percuter un esclave humain. Il le colla à lui, le tourna pour qu’il fasse face aux adversaires. Avec une main dans le dos, il tira son arbalète de poing collée sous son costume, dégaina, visa, et décocha.
Le carreau se propulsa à une vitesse terrifiante. Fendit l’air. Passa à travers la fente du heaume de l’arbalétrier qui le visait.
La pointe se ficha dans l’œil, et le Drakilos s’écrasa à terre en poussant un hurlement de douleur.

« OH PUT-
– C’EST LUI, C’EST LUI ! »


Masthel beugla un cri de rage alors qu’il fondit vers l’adversaire, en poussant l’humain devant lui. Une demi-douzaine de Drakilos décochèrent leurs carreaux à la volée et à toute vitesse, sans craindre aucun dégât collatéral : deux Elfes attablés furent ainsi touchés, et hurlèrent de douleur. Mais la plupart des carreaux se fichèrent dans le pauvre esclave transformé en bouclier humain, alors que Masthel fonçait vers une table, le lâcha, attrapa la table, et l’envoya valser devant lui pour se poster derrière comme une solide couverture.

Tous les invités et les serviteurs s’étaient levés et courraient dans tous les sens comme des poulets sans tête. Un des Drakilos, qui avait l’air d’être le chef, vociféra des ordres :

« Relsi ! Gavanar ! Suppression !
Prenez-le des deux côtés ! »


Les carreaux d’arbalètes frappaient la table à toute vitesse, frénétiquement. Toc-toc-toc-toc-toc-toc-toc-toc ! Si le bois du meuble était trop solide pour être traversé de façon effective, ça avait le mérite de forcer Masthel à rester derrière, tandis que d’autres soldats Drakilos commençaient à contourner le bar pour le prendre à revers.

Mais Masthel était parfaitement au courant de sa situation. Au sol, devant lui, il avait posé son arbalète de poing, puis sa lame, puis quelques tubes contenant des liquides. Ses mains ne tremblaient même pas, tandis qu’il fit sauter un bouchon, remplit un pot, et l’agita frénétiquement.

Les tireurs qui s’occupaient de la suppression vidèrent leur chargeur.
À la seconde près où les traits cessaient de percuter la table, Masthel se leva comme un diable, poussa un autre cri, et lança le pot en plein dans le corps du premier Drakilos qui passa.

Le pot se brisa contre son armure, et une épaisse fumée blanchâtre se répandit tout autour, pour l’engouffrer. Très vite, ce fut toute une partie du restaurant qui était ainsi enfumée de ce brouillard, qui ne permettait pas de voir à plus d’un mètre de soi.

Et alors, Masthel commença un boléro sanglant.

Il attrapa le premier Drakilos qui passait par le collet, pour lui décocher un carreau d’arbalète dans la gorge. Il glissa sous l’arme du second, tapa de la paume dedans, se tourna, et égorgea un troisième en faisant passer sa lame tranchante comme un rasoir sur sa trachée. Un Drakilos armé d’un sabre se rua sur lui en criant : Masthel l’éloigna d’un gros coup de pied dans le ventre, puis se retourna, donna un coup d’épaule au second qu’il avait contourné pour ensuite se mettre à le fracasser de coups de poings jusqu’à ouvrir sa garde. Un cinquième Drakilos fonça sur Masthel, et le tira en arrière ; mais Masthel se leva au-dessus de lui, força son poids contre, et l’envoya valser douloureusement contre un mur.

Et ainsi, comme un diable sortit de sa boîte, l’assassin repoussa, sonna, blessa des Drakilos dans un un contre six meurtrier, où il avait l’avantage.

Mais la fumée finirait bien par se dissiper, et tout ce combat n’avait qu’un but : assurer sa fuite.

Il retourna vers les toilettes tandis que les carreaux sifflaient derrière lui. Il trouva une porte de service, qu’il défonça d’un coup de pied. Il descendit à toute vitesse un escalier.

Là, il tomba sur un second groupe de Drakilos en bas, qui le pointa du doigt :

« AH ! C’EST LUI ! »

Alors l’assassin se retourna à toute vitesse. Il entendait les meurtriers du restaurant descendre de là d’où il venait.
Masthel détestait ne pas choisir ses propres options, mais il n’avait qu’un seul endroit où fuir : tout droit. Il se mit à sprinter comme un dément, alors qu’il entendait les pas le coursant derrière.

Il trouva une fenêtre, et sauta pour passer à travers. Elle se brisa sous son poids, sans qu’il ne rebondisse dessus : ça, c’était la bonne nouvelle.
La mauvaise, c’est qu’il fit une chute de plusieurs mètres, s’écrasa contre une corniche, rebondit contre un échafaudage, virevolta comme un sac d’étage en étage — jusqu’à s’éclater dans la rue, sonné et inconscient.



Il se réveilla. Autour de lui, dans la rue, des passants le regardaient avec des gros yeux : aucun n’osait s’approcher de lui. À Naggaroth, il ne fallait jamais s’attendre à ce que des gens dans la rue vous viennent en aide. On est toujours seul, absolument tout seul.
Depuis combien de temps était-il groggy ? Peu importe. Il était en vie, c’était l’essentiel. Et il serait rapidement poursuivi. Alors, Masthel se leva, trop vite, ramassa son arbalète tombée au sol, et commença à courir, avant de se rendre compte que ses jambes ne suivaient pas.

Il trotta, recroquevillé sur lui-même, alors que la douleur l’élançait de partout. Il disparut dans une allée. Trébucha dans un escalier. Heurta un tas de déchets dans un coin. Fit fuir des chats qui partaient en courant. Comme un escargot, Masthel rampa au sol, en gémissant, en grognant, alors qu’au loin, il entendait des éclats de voix :

« Là-bas ! Il est parti là-bas !
– N’essayez pas de le tuer tout seul !
– Lui laissez aucune chance ! Pas de quartier ! PAS-DE-QUARTIER ! »


Masthel s’agrippa à une gouttière. Se força à se lever. Il colla sa tête au mur, tandis qu’il prit une grande inspiration d’air, qu’il expira lentement.
Il ouvrit son complet. Il n’était plus monochrome : il était maculé de rouge. Et son cerveau analytique d’assassin catégorisa très vite l’étendue des blessures. Il était fait pour ça.
Fracture, genou — mobilité réduite, possibilités de fuites limitées. Paumes — fractures, endolories, incapable de monter des échelles ou d’escalader. Perforation, abdomen — hémorragie importante. Temps de vie restant : Une demi-heure maximum.
Suggestion : Suivre de loin, laisser la cible devenir exsangue.

Masthel se mit à rire nerveusement, en se rendant compte qu’il se trouvait dans la situation où il avait placé tellement de gens. Maintenant, ses mains tremblaient. Il se saisit de sa poche d’un petit pochon de poudre, qu’il passa sous son nez. Rapidement, ça monta dans son sang. La douleur se fit plus modérée. Et il put à nouveau reprendre son trot.



Il traversa la ruelle. Termina dans une allée. Il croisa des esclaves, des Elfes en guenilles. Beaucoup de gens s’éloignaient à son passage — c’est comme ça qu’on faisait, devant un type titubant et couvert de sang qui surgissait de nulle part. Masthel tentait de trouver une sortie dans un labyrinthe qu’il ne connaissait pas ; il avait vécu ici pourtant, il aurait dû connaître les rues par cœur… Mais son cœur, oh, il lui faisait mal, il battait trop vite, et sa vision était noircie, et ses oreilles sifflaient. Et il pouvait voir des ombres, sur les toits, ou à chaque virage. Il entendait les ordres. Il entendait des aboiements de chiens. Il savait qu’on le traquait. Et il savait que personne ne le sauvera.

Ses enfants ? Peut-être que ses enfants viendraient ! Eux deux ! Mais… Non. Non, c’était toujours lui qui venait les secourir. Jamais l’inverse. Et ce n’était pas aujourd’hui qu’ils lui rendraient la pareille.



Finalement, Masthel décida que la meilleure option était non de fuir, mais de se cacher. Dans le jardin d’une maison, il trouva une sorte de petite annexe, une cabane. Il s’installa derrière. S’effondra au sol, sur les fesses. Il retint ses gémissements plaintifs, alors qu’il sombrait une seconde fois dans l’inconscience.

Il pleuvait. De l’eau ruisselant sur son visage le réveilla. Le quartier était devenu sombre : on avait éteint des lumières, et fermé des volets. C’était sa chance de partir, probablement la seule. Comme il y a des décennies, Masthel était seul et poursuivi. Mais il était plus vieux, maintenant. Et un sentiment horrible revint à lui :
Il avait peur.
Il avait peur.

Il n’avait pas ressenti ça depuis si longtemps.

« Khaine… Khaine, garde-moi… Je peux encore te servir…
Je te jure… Je peux encore te servir. »



Il quitta sa maigre cachette. Rasa les murs. S’arrêta quand il devinait la lueur de torches agitées par le vent et la pluie battante, ou quand il entendait des bruits de bottes frapper la gadoue. Il quittait ce coin du Placître. Il fuyait les allées du labyrinthe d’immeubles et de taudis. Il se sentait fuir. Il se sentait s’échapper. Il pouvait voir, maintenant, une sortie providentielle : Une sorte de gros trou dans une ruelle, une vieille palissade éclatée. Il se rua vers elle. Et alors Masthel ressentait le plus horrible de tous les sentiments :
L’espoir.

Il passa la palissade. Fit deux pas. Puis entendit des pas derrière lui. Il vit un homme. Masthel se retourna et tenta de le viser avec son arbalète : il décocha, parce qu’il était un tireur rapide. Mais le carreau ne se planta pas dans une zone mortelle du corps du poursuivant. Et alors, celui-ci put, malgré la soudaine douleur, achever de réduire la distance, puis sauter dans Masthel pour l’écraser à terre.
Il y eut une lutte au sol. Des coups de pieds, des coups de poings. Des cris :

« Je l’ai ! Il est là !
IL EST LÀ- AAAAH ! »


Masthel lui planta son couteau dans les côtes, et l’envoya valser. L’assassin se releva, haletant, souffrant, tandis qu’il voyait un groupe d’hommes armés remonter la ruelle. Dépasser la palissade. Au pas.
Ceux-là ne portaient pas de blanc.

Et leur meneur avait deux lames. Et un masque en or.

Image


Masthel ricana. Il passa la manche de sa chemise sur son visage pour retirer la boue qui le couvrait, et éponger le sang qui coulait de son nez. L’assassin observa son ennemi, de la tête aux pieds. Et avec une voix étranglée, il lança :

« C’est moi qui t’aie fait. »

Lokhir resta fixe. Avant de hocher la tête. De haut en bas.


Le Kraken chargea le premier, en criant. Il agita une de ses lames d’Inja, dans un vif mouvement de taille exercé ; Masthel esquiva, le premier coup, puis le deuxième, avant de répliquer avec sa dague. Sa lame ripa dans le gras de la chair du Kraken, qui rugit de douleur.
Exercé, le grand corsaire continua à nouveau de nouvelles frappes, vives, rapides, avec toute sa maîtrise de l’ambidextrie. Il tenta de tuer, avec ses lames en fer-de-sang. Il était doué. Excellent combattant. Mais pas assez bon.
Même blessé, même exsangue, même anesthésié par la drogue, Masthel était simplement beaucoup trop bon. L’assassin évita toutes les lames, tandis que Lokhir ne pouvait que parer sans éviter les coups qu’il recevait en retour. Lokhir saigna de l’épaule, du poitrail, du gras de la cuisse, alors que le Khainite vieillissant tournait dans tous les sens autour de lui.

Puis Masthel devait juger que sa proie était bonne, car soudain, il se rua avec beaucoup plus d’audace dans son adversaire. Il frappa d’un coup de poing les reins du Kraken, qui se tordit de douleur. Il le fit glisser au sol. Il alla au-dessus de lui, et se prépara à le tuer, car il venait de gagner le duel…

Mais un des Elfes qui attendaient devant la palissade, patiemment décida que ça en était assez, et il leva son arbalète, et décocha. Et alors un carreau traversa le torse de Masthel, le forçant à reculer et s’effondrer en hurlant.

« LÂCHE ! ARGH ! SALE LÂCHE ! »

Lokhir gémissait. Il se recroquevilla en boule, tandis que l’arbalétrier s’approchait, et tendait sa main. Le Kraken la refusa, et décida de se lever tout seul.

« Comment avez-vous osé vous interposer ?! »

L’arbalétrier — en réalité une arbalétrière — haussa un sourcil.
Image


« Nous avons un accord. Vous ne vous défilerez pas à cause de votre fierté.
– Immonde salope !
– Faites ce que vous avez à faire, je vous prie. Vous trouverez un moyen de me remercier plus tard. »

Lokhir dépassa une Megeth Drakilos goguenarde sans daigner la regarder plus longtemps. Il s’approcha de Masthel, couché par terre. Il s’agenouilla aux côtés de l’assassin de son père, en prenant sa tête dans ses mains pour lui permettre de se surélever, et ralentir le saignement.
Et c’est d’une voix calme, et douce, que le Kraken lui parla :

« Je suis désolé. J’aurais préféré que ça se passe autrement. »

Masthel voulu lui rétorquer quelque chose. Mais il s’étranglait dans sa propre salive, et commençait à convulser. Il n’aurait pas de grands discours avec lesquels terminer sa vie. Et de toute façon, il n’en avait pas envie.
Tout ce qu’il voulait, avant de trépasser, c’était une crème glacée avec quatre boules.

« Vous n’avez aucune raison de me le dire. Et je sais que j'ai peu de chance d'obtenir gain de cause ainsi. Mais je vous le demande…
Dites-moi qui était le commanditaire du meurtre de mon père. »


Masthel leva le regard. Qu’est-ce que Lokhir méritait ? La vérité ? Un mensonge ? Ou même un silence complet, afin de pouvoir le torturer même dans l’autre-vie, longtemps après que ses cendres se soient dispersées sur le sol stérile de Naggaroth ?

L’assassin fit un signe du doigt à Lokhir pour qu’il approche son oreille.

Et il souffla un nom.
Image

Répondre

Retourner vers « Écrits Libres »