2512 du Calendrier Impérial.
Empire, quelque part sous le Fauschlag.
L'été touchait à sa fin. La saison avait été chaude, agitée, malgré le calme et la fraîcheur de sa cellule. Cela faisait des jours qu'elle n'avait pas vu un visage familier, un regard, un nom. En l'absence de calendrier, les jours avaient filé en ne laissant aucun signe, aucun souvenir. Des fois, il y avait eu un lointain son de cloche, qui se répétait, suivi d'un coup de vent. Des fois, il y avait eu de la pluie, un peu de brise, entre deux jours ensoleillés. Son quotidien s'était limité à une case, une banquette en pierre, une fenêtre grillagée. Lors d'une rare sortie, elle avait vu d'autres portes semblables, alignées avec la sienne. De cette rare sortie, elle n'avait tiré qu'un bac d'eau tiède, un savon, des tremblements aux pieds.
Oui, ces fichus tremblements, ces bourdons, cette patte folle qui ne voulait pas se maîtriser, voilà ce qu'elle avait récolté durant ce séjour. Un jour, on lui avait autorisé des affaires, mais l'intonation du garde sentait l'interrogation détournée. Il s'était limité à "Vous avez besoin de quelque chose ? Qu'est-ce qu'vous voulez ?", mais son regard inquisiteur et agacé en disait beaucoup trop. Quelques nuits plus tard, elle vit arriver une table, une sacoche, un tabouret - mais pas pour elle. Au tout début de son séjour - à moins que ce ne fut ces derniers jours -, elle avait entendu des cris de panique, des coups sourds contre une porte. D'autres fois, elle entendait des gémissements, dans une langue râpeuse, gutturale, fatiguée... Ou bien un chant, long et lent, sans paroles ?
Le seul avantage d'une telle situation était que là, elle n'avait plus d'autre possibilité que le sevrage. Là où les auberges de la Cité avaient été un calvaire pour arrêter ses crises, là où la route et les embûches avaient amenés un million de raisons pour ne pas réduire ses doses, elle n'avait enfin plus accès à cette fichue herbe jaune. Malgré cela, sa situation ne s'était pas améliorée : tremblements un jour, sueurs le lendemain, insomnie pour une des nuits suivantes, ... À chaque semaine son petit souci, son petit détail inquiétant - en admettant qu'il s'écoulait bien une semaine entre chaque.
Un beau jour, Luigi était venu jusqu'à sa porte. Le fringant et bedonnant docteur l'avait auscultée sans autre raison que "Jé vous cro-ayé morte, oh-qué ? Tché mon métier di vérifier que si o non". Une fois son ennuyeuse besogne terminée, il s'était affublé d'un air inquiet, et d'un "Vos avez besoin dé quelque chose, hé ? Hune miroir, peut-être ? Une livre de quelque chose, une sachet ? Vous me devez déjà une service, alors, si je peux vous en ajouter, ça m'est igoual". Il était reparti en se frottant la barbe, et n'était jamais revenu.
Une autre fois, elle avait entendu de la musique, un beau récital, mais nul saltimbanque n'était venu jusqu'à sa porte, ni jusqu'à ce "quartier".
***
Trois coups sourds contre la porte - Bom-Bom-Bom.
- "Jadwiga Fass ?"
À peine le temps de répondre, et déjà un autre estoc.
- "Levez-vous, Frau Fass."
Sitôt levée, sitôt le verrou cède, laissant la porte s'entrebâiller.
- "Avancez, j'ai quelque chose à vous montrer."
La voix était sèche, féminine, légèrement trop autoritaire. Hormis cela, c'était voix quasiment familière, anodine, oubliable à souhait.
- "Si je vous dis << Fabergus Heinzdork >>, cela vous évoque quelque chose ? Vous le connaissez ?"
Nastassia, voilà qui c'était. La grande demoiselle invisible qui avait plaidé en la faveur de l'équipe d'aventuriers - de son équipe à elle, l'équipe à Jadwiga - sans jamais leur avoir parlé. Elle avait un surcot de voyage, un pantalon de cavalier, des bottes hautes et serrées, et un chapeau de cuir bien trop large pour sa tête.
- "Et vous pensez pouvoir le reconnaître ? Si je vous montre ces portraits, vous pouvez le désigner ?"
Là, elle déroula trois papiers froissés. Sur chacun d'entre eux, un visage d'homme mûr, tracé au fusain. Sur les trois visages, des sourcils épais, une mine agacée, deux abysses noires en guise de regard, et une tignasse plus ou moins taillée sous un chapeau à boucle, reconnaissable parmi des milliers. Le premier avait un visage long, des marques sur les joues, une barbiche acérée. Le second avait une tête carrée, un menton dur, une moustache gribouillée. Le dernier, une ombre sur toute la mâchoire, des stries sur les joues, un sourire figé.
Elle connaissait l'un d'entre eux, elle l'avait croisé, côtoyée, écoutée. Sur ce portrait, il avait l'air vigoureux, soupçonneux, terrifiant. Il lui avait même donné un caillou, un fragment de rocher pas plus gros qu'un dé - et le fragment l'avait menée jusqu'au Saint-Homme, jusqu'au plus haut dignitaire de Son Église.
Après avoir pointé le visage qu'elle connaissait, Nastassia reprit le trio de papiers et l'enfila dans une de ses manches.
- " Très bien. Prenez vos affaires, et suivez-moi, je vous prie."
En temps voulu, elle l'amena jusqu'à un débarras, une salle de secours, actuellement remplie de manteaux, d'armes, de sacs et besaces, et autres objets. Elle reconnut les affaires de Wanda, Dyna, Glugnur - qui n'avait qu'une hache lourde -, et même les immondes rechanges du Marienburgeois.
- "Prenez ce qui vous appartient. Vous pouvez toucher au reste, tant que vous le laisser ici. Vous pouvez aussi laisser ce qui ne vous plait plus. Vos compagnons s'en chargeront."
Elle se plaça à côté de la porte, et ne dit mot jusqu'à ce que Jadwiga ressorte. Elle lui laissa tout le temps qu'elle désirait, comme si elle n'était finalement pas si pressée. Ensuite, elle l'amena jusqu'à un autre étage, passant au travers d'un grand hall vide, un long corridor, puis une porte sculptée. Elles croisèrent un vieil homme, le Hausmeister, mais il ne leur fit aucun signe ni regard, comme si ni l'une ni l'autre n'existait.
À l'intérieur, des tapisseries et des bannières antiques pendaient aux murs, alternant avec des hautes fenêtres en verre, tandis que le centre et le fond de la salle était occupé par une estrade en demi-cercle et un siège de pierre et de métal argenté. Le siège était vide, l'endroit inhabité, si ce n'est une unique personne en longue bure grise, avec une chevelure noire cirée. Nastassia referma la porte doucement, se raclant la gorge une fois que ce fut fait. La longue robe rêche fit demi-tour, révélant deux nattes noires comme le jais, un visage fermé, et un lourd médaillon en forme de balance et d'épée.
- "Frau, Frau Fass."
- "La voilà, Frau Muller. Elle va bien, vous pouvez la préparer. Elle a reconnu un des portraits."
- "J'espère que votre séjour vous aura remis de vos émotions et de toute cette agitation, Frau Fass. Après ce que vous avez fait, il a été jugé bon de vous laisser un peu de repos. Je dois admettre que je n'avais aucune foi en vos actes, et par conséquent, ce que vous avez accompli est apprécié par beaucoup à l'heure qu'il est. Cependant, il y a eu du mouvement durant votre pause, mais ce n'est pas ce qui doit vous intéresser. Vous connaissez Bösel ?"
Bösel. Le nom était étrangement familier. Quelque chose de lointain, de fuyant, peut-être un lieu-dit, un endroit qu'elle avait hâtivement visité ? C'était sûrement un lieu, une ville ou un vieux bourg.
- "Mes oiseaux disent qu'il y a eu du grabuge là-bas. Le genre que vous connaissez bien, à priori. Frau a dû vous montrer les portraits. Je dois vous avouer que Fabergus n'est pas un seul des portraits que l'on vous a montré."
Elle marqua un temps de pause, fixant de ses yeux noirs le trône vide et délaissé. En fait, les trois femmes étaient placées comme s'il y avait un quatrième interlocuteur, un fantôme de plus que Jadwiga ne voyait pas. Vu les regards et les postures de chacune, ce "fantôme" siégeait actuellement sur le trône aux deux têtes de loup.
- "Fabergus Heinzdork est le nom attribué aux trois visages que l'on vous a montré."
Là, la prêtresse pivota d'un quart, les yeux rivés sur Jadwiga.
- "Vous partez dès que possible vers ce village. Comprenez qu'une fois que vous aurez quitté les portes de la Cité, vous serez seule. Vous devez garder votre épée au fourreau quel qu'en soit le prix, et si par mégarde vous croisez la route de Fabergus, il vous faudra faire preuve d'une discrétion extrême."
- "La rumeur veut que tout ou partie de Bösel soit passé à la torche et à l'épée, Frau Fass. Hors, Bösel est un point de passage et de refuge pour nombre de pèlerins, marchands, voyageurs et un carrefour pour les cultes régionaux. Il n'est pas possible de laisser la situation dégénérer."
- "Nous ne sommes pas au Reikland...
- ... Et nous ne comptons pas le devenir.
- Vous savez de quoi je parle, n'est-ce pas ?" dit-elle d'un sourire nerveux, presque cynique.