C'était la première fois depuis sa libération qu'elle revivait un événement de la sorte. C'était aussi la première fois qu'elle reconnaissait autant de choses. Elle avait oublié les noms, les accents, mais les sons étaient bien là, les visages aussi : lui, qui ne l'avait pas cru ; elle, qui s'était effondrée après le carnage ; lui encore, qui n'avait pas voulu discuter des faits après coup et qui n'avait fait << qu'obéir aux ordres >>. C'était toujours comme cela avec cette épée de toute façon. C'était toujours pareil avec Barrakul, cette vicieuse lame toujours propre, au comportement toujours plus bâtard, au fil si fin et si inaltérable, qui refusait encore et encore de tenir au fourreau, qui tranchait cuir, chair et tissu, os et acier comme des tranches de gelée tiède. Depuis qu'elle l'avait obtenu, Barrakul n'avait jamais failli, jamais hésité - même si elle l'avait parfois senti trembler dans sa paume, ou bien chauffer à sa ceinture.
Ainsi, pour peu que Jadwiga l'empoigne et la dégaine, l'épée lui aurait sans doute permis de revivre cette nuit d'été. Après tout ce temps, il était certain que l'épée avait des pouvoirs, des trucs "pas nets" comme l'aurait dit son père. Oui, sans doute, l'épée pouvait-elle lui faire revivre ce vieux songe, cette dizaine de secondes fatidique, où ces interlocuteurs bien trop curieux et trop peu soupçonneux l'avait menacé, afin de "faire passer le message". Réduits à l'état de livres ouverts, c'est un autre message qui s'était propagé : "Faites pas chier".
- "Comment ça, une missive de Middenheim ?! Qu'est-ce que j'en ai à faire de votre missive, moi ? Ma parole, si c'est pour attendre une connivence de ta frangine, autant s'arrêter tout de suite, mon garçon !"
Le beuglement l'arracha à son rêve éveillé. La voix était sèche, grumeleuse, usée. Sans doute une voix d'homme, ou de vieux fou. Lorsqu'elle tourna du chef, elle aperçut alors un nain, gris et aigri, qui vociférait à grands coups de bras devant un... Artisan, ou bien un petit-bourgeois. L'homme avait l'air assez décontenancé, voire même paniqué par la réaction volcanique du nabot.
- " J'espère pour toi qu'elle arrivera vite, ta missive ! Je n'ai pas que ça à faire, moi, et les miens non plus ! Semaine prochaine, si je n'ai pas la to-ta-li-té de ma cargaison, tu ne feras plus jamais d'affaires avec mon clan, ni avec aucun autre clan, foi de Hugnur Barbecendre. C'est quand même pas compliqué, je t'avais tout marqué là. Là, regarde ! Et ne me fais pas croire que Middenheim ne fonctionne pas comme ci ou comme ça, hein, parce que j'y ai vécu pendant plus de douze hivers, alors ne me le fais pas. Allez, va."
Et sur ces mots, le vieux nain se ressaisit, tourna son nez de tout coté, avant de rejoindre trois autres individus de même taille que lui.
L'artisan, enfin libéré, remballa à la hâte ses quelques affaires avant d'être interpellé par la rouquine.
- "Vous attendez une missive de quelqu'un ?
- Oui, enfin, oui d'un collègue de là-haut - enfin, un responsable d'une guilde de là-haut. J'attends de ses nouvelles, et de quoi travailler
- J'en viens de Middenheim - peut-être que je peux vous renseigner.
- Ah ! Eh bien, cela dépend. Vous êtes au courant de la législation sur le bois ? Sur les outils ? Vous avez déjà cotoyé les Kommissions ?
- J'en ai vendu, du bois et des outils - et j'ai passé tout cet été avec des braves gens des Kommissions de Middenheim ; je suis pas charpentière, mais je connais du monde.
- Euh, d'accord... Donc si j'vous dis Herr Scharlach, ça vous dit un truc ?"
Là, l'ostlandaise hésite, et réfléchit.
- "Scharlach... Non, ça ne me dis rien. C'est le chef d'une guilde ?
- Non, enfin, si, un responsable. Je sais pas son rang exact, et vu qu'il ne m'envoie plus de missives, je n'ai pas de nouvelles sur ça, ou sur rien en fait.
- Il y a eut du gros grabuge cet été. Plusieurs chefs de kommissions ont été remplacés, tout comme des gens de la cour du Graf. Von Goethe, Sparsam... Peut-être qu'il a également eut des problèmes récemment ? Cela fait combien de temps ?
- Ben... Un peu moins d'un mois. 'fin j'reçois une missive avec chaque livraison, et j'ai des livraisons toutes les deux s'maines, mais là, ça fait bien quatre s'maines que j'ai rien reçu.
- Hé beh, c'est sérieux ça - et pendant ce temps il vous laisse comme ça au chômage ?
Là, il se met à faire la moue.
- " Bah oui et non. J'ai d'autres contacts, mais avec le nain qu'vous avez vu, c'est comme si j'en avais qu'un.
- Hm, je crois que je le connais, lui... Il vient de... Delberz, non ?
- C'est ça ouais, et il a décidé de camper ici tant qu'il a pas ses marchandises."
L'ostlandaise siffle en copiant cette moue, sous le regard approbateur du middenlandais.
- "Un Nain c'est têtu, vous allez jamais vous en débarrasser de cette teigne. C'est quoi qu'il veut ?
- Du bois, des poutres et des outils. Il démord pas de ça, même quand d'autres gars lui proposent du bois d'ailleurs. Surtout qu'ici, on a pas trop d'bois. On les coupe pas les arbres, on en fait des vergers", s'exclame-t-il en haussant les épaules. L'anecdote provoque un rire à Jadwiga, qui lui tend la main après-coup.
- "Jadwiga Herzen, au fait." Puis, n'ayant eu de réponse, elle enchaîne : "Où c'est qu'elle est retenue, sa commande ? Je pourrais jeter un oeil."
Il faut un certain temps au Middenlandais pour tendre la main. L'hésitation se lit sur son visage.
- " Bah elle est pas arrivée, c'est bien ça le souci. Les missives arrivent avec la cargaison, et j'reçois ni l'un ni l'autre en s'moment.
- Hé bien je vais voyager un peu prochainement. Si vous me dites où me renseigner, je pourrai vous filer un coup de main, si vous en avez envie."
Voilà qu'il se met à réfléchir, à se frotter le nez, le menton, l'oreille, ... Il semble peser le pour et le contre avec un sérieux terrible, alors que la question est tout à fait anodine.
- " Hm, eh ben oui, si ça vous va bien. Vous pourriez aller voir à Delberz, tiens. Puisque c'est d'là que vient cette tête de mule, peut-être qu'un de ses congénères pourra vous aider à le raisonner - ou au moins le faire patienter !
Enfin, sur ce, je ne vous dérange pas plus ma bonne dame, j'ai à faire... Ailleurs, hein. Auf wiedersehen."
Il clôture sa phrase sur un salut poli, puis s'échappe dans une ruelle perpendiculaire, laissant Jadwiga seule dans la grande rue.
***
Sa soirée, Jadwiga trouva de quoi faire au sein d'une taverne, entre deux verres de cidre frais et une conversation sans paroles - partie qu'elle vous raconterait bien volontiers, vu toutes les choses qu'elle trouva alors au fond de gobelets de cidres, gobelets à dés et autres verres à pied.
***
Le lendemain après-midi, juste avant le crépuscule, ce fut Delberz qui se présenta à la famille Ulder. Très vite, une petite file indienne apparait devant les remparts de la ville, et le rythme déjà lent est encore plus ralenti. Une fois arrivé dans la queue, Magda semble nerveuse, soufflant et remuant la tête sans raison - à moins que ce ne soit juste l'absence de verdure qui la perturbe, et les grands sillons de gravats qui servent à cet étrange chantier. Soudain, une voix se fait plus claire dans le brouhaha des arrivants. Une voix de femme.
- "Hé là, tout beau, ça te dirait un peu d'amitié, ou de bon temps ?
- Va-donc, pousse-toi !
- Allons, mein herr, détendez-vous, regardez, j'ai la p-
- Lâche-moi, catin !
Le bruit d'une gifle se fit entendre. Quelques instants plus tard, la boiteuse reprit :
- Et toi, mon chevalier, tu sais mieux traiter les dames, n'est-ce pas ?
- Je... Je ne suis pas chev...al...ier.
- Oh, j'avais cru. Et ton ami derrière, il est écuyer ?
- Je ..."
Elle susurra quelque chose au second jeune homme - le plus courageux des deux -, et celui-ci, qui s'était empressé de plonger une main dans l'ombre sous les haillons de la boiteuse, la retira doucement, suivant du regard la mendiante éclopée, avant de se figer sur son cheval, le visage blême puis écarlate.
Elle s'avança alors jusqu'à la carriole des Rudel, toujours en boitillant.
- " Allons, bon seigneur, qu'est-ce qui t' ..."
La mère Rudel sortit soudainement la tête, et c'en fut assez pour la piétonne.
- " Oh pardon, pardon messire. Je ne savais pas que Freiherr avait une Freiherrin - Pardon-messire, pardon." fit-elle la tête bien basse, en se glissant d'un pied vers Magda.
- "Mais toi, bretteur, tu m'as l'air bien fatigué, non ? Que dirais-tu de quelques heures, pour te dégourdir les jambes et me montrer deux-trois tour de lame, hm ?"
Elle s'arrêta en plein souffle, l'index posé sur le pommeau de Barrakul. Là, quelque chose la pétrifia, et Jadwiga aperçut enfin un oeil et un début de visage derrière la chevelure grotesque et la capuche rapiécée. Désormais la tête relevée, la boiteuse prit une longue inspiration, révélant une mèche rougeâtre, avant de murmurer froidement :
- "A la porte Sud, dans un peu moins d'une heure. Venez seule."
Après quoi, elle fit demi-tour, tentant une deuxième fois d’haranguer la gente masculine qui voulait bien l'écouter. De son coté, Jadwiga sentit une tension à sa cuisse gauche : Barrakul, s'était mis à trembler.