Il aurait été peut-être plus poli de frapper. Mais depuis quand une Damoiselle se faisait attendre à la porte ?
D’ailleurs, une voix rauque et grave siffla à travers le bruissement métallique :
« Hé, c’fermé, ducon ! Casse-tôa d’lô avant d’te- »
Devant un comptoir, un sergent tout vilain, chauve et grassouillet, était en train de faire sa vie — il avait devant lui des petites pièces en bronze, qui représentaient des lettres de l’alphabet. Il essayait visiblement tranquillement d’apprendre à lire.
En voyant voir deux damoiselles entrer, il se tût. Son cerveau s’agita tout vite, passant de l’observation, à l’analyse, puis aux conclusions.
Il passa à travers toutes les émotions connues, tandis qu’il se mit à devenir blanc comme du linge. Et à sa poitrine, il se signa à toute vitesse, avec des doigts tremblants, imitant ainsi le symbole de la déesse de la colombe.
« Saintes Gontheuc et Pergunda…
P-p-pardonnez mon offense, m’dames… M’zelles ! En-en q-q-quoi p-puis-je vous a-aider ? »
C’était presque cruel, la facilité avec laquelle les Damoiselles se faisaient servir dans ce pays. Elles eurent juste à dire qu’elles souhaitaient rencontrer les seigneurs nobles qui étaient ici, et réclamer le gîte et le couvert, et il était logique qu’elles soient servies dans la seconde — elles pouvaient bien réclamer la meilleure chambre si elles le souhaitaient, sans rien débourser.
L’homme eut pourtant des velléités de résistance, ce qui n’augurait rien de bon.
« M… Messires m’y-t-ont ins-truie d’pô d’laisser d’gens les… Les déranger… »
Mais il suffisait en fait d’insister, ce qui était déjà assez insultant comme ça pour une servante du Graal, et le voilà que, tout apeuré, il se mit à faire des courbettes et à guider les damoiselles à l’étage, tandis qu’il agitait dans tous les sens son trousseau de clés tremblant à l’aide de ses phalanges malhabiles.
Il fallut grimper dans un escalier en pierre, bâti en colimaçon, jusqu’à un étage (Le deuxième). Depuis une grande ouverture, Nimue et Elise sentaient la viande, la chaleur d’un âtre, et des discussions sympathiques tandis que des couteaux raclaient des assiettes en porcelaine, et que quelqu’un riait à gorge déployée.
Le sergent se plaça juste dans l’entrée d’une toute petite salle à manger, bien peu luxueuse — murs froids en pierre, un écu armorié au-dessus d’une cheminée, une grosse armoire lyonnessaise. Quatre personnes attablées, comme il y avait autant de chevaux, autour d’un gros plat de viande au milieu dans lequel ils se servaient tels des gueux, en se penchant au-dessus de la table pour y planter des couteaux aiguisés. Pourtant, ils n’étaient nullement des roturiers, malgré leurs manières qui indigneraient même des bourgeois ; ils étaient tous richement vêtus, avec du pourpre, des chapeaux de feutre et des épaules couvertes de manteaux de hermines pour se garder du froid de la saison.
Tous les quatre tournèrent leurs têtes alors que le sergent dégageait sa gorge et criait à voix haute avec le menton en l’air.
« Oyé, oyé !
Deux dam’zelles du Graal s’présentent à vos messeigneurs ! »
L’entrée soudaine et sans préavis de Nimue et Elise provoqua un soudain froid glacial — pourtant Nimue elle trouvait la pièce très chaude et très agréable, et elle nota d’ailleurs que deux chiens, de superbes lévriers noirs, étaient en train de somnoler l’un contre l’autre juste devant l’âtre. L’un d’eux agita la queue et ouvrit les yeux en observant la damoiselle.
Parmi les nobles, il y avait, malheureusement ou non, des têtes connues.
Elise remarqua le premier, celui accessible directement à sa droite, et qui semblait ne pas trop partager le malaise de ses camarades.
Il s’appelait Robert Lemétayer. Son père était, bien évidemment, un métayer — c’était là l’avantage des noms de roturiers, de souvent être la profession du père. Sa mère, elle, était une paysanne comme une autre, jusqu’au jour où elle offrit son sein pour devenir une allaiteuse mercenaire, et que c’est un nourrisson fort noble qui prit l’autre téton de maman.
Robert Lemétayer était le frère de lait du duc de Quenelles. Puis, son ami d’enfance, alors que celui qui deviendrait un jour l’un des seigneurs les plus puissants de Bretonnie avait passé ses jeunes années à courir pieds-nus dans la gadoue d’une chaumière de gueux.
Elise avait eut quelques fois affaire à Lemétayer. Il était un homme de confiance du duc, absolument loyal et dévoué. C’était un rustre, un homme vulgaire et dur, un homme avec peu d’éducation ou de manières. Mais il savait bien se battre. Est-ce qu’il en fallait forcément plus de la part d’un militaire ?
Robert, en tout cas, tapa sur un de ses genoux, et agita la tête.
« Damoiselle Elise. Est-ce que… Est-ce qu’on doit s’agenouiller, ou… ? »
Le chevalier derrière lui n’osait pas regarder les deux femmes droit dans les yeux. Il semblait être son garde-du-corps ; c’était un jeune homme assez laid, au menton fuyant et aux oreilles décollées, un blond avec une coupe mal faite, comme une fausse-tonsure de moine.
Les deux énergumènes de l’autre côté de la table, en revanche, semblaient particulièrement mal à l’aise. Ils n’arrêtaient pas de se regarder tous les deux, avec des déglutis, la même tête que deux gamins en train de cacher le fait qu’ils venaient de faire une connerie à leurs parents.
L’un d’eux avait une sale tête qui n’avait aucun air aimable : joues creuses, visage anguleux, regard bien noir, il portait un magnifique chapeau et un grand manteau noir qui camouflait, en dessous, une tenue blanche. Il avait une écharpe brodée d’or, parcourue de clés et de colombes.
Ce devait être un prêtre de Shallya. Un prêtre homme de Shallya, pour ne rien arranger. Et pas une gentille idiote qui lavait les pieds des mendiants et qui faisait des bisous aux lépreux ; lui avait l’air d’être un homme de l’administration, du culte, de la religion, un mot qu’une Damoiselle du Graal ne pouvait, ironiquement, qu’avoir en horreur.
La croyance envers la Dame du Lac n’est pas un culte. C’est une mythologie, et les prêtresses de ce rite comme Nimuë ou Elise n’avaient pas passé des années d’études à disserter sur la théologie, et le plus clair de leur temps n’était pas destiné à attendre dans une chapelle à soulager les âmes d’autrui. Elles servaient la Dame par les actes, et par l’exemple, et comptaient bien sur l’obéissance naturelle de toute la nation pour les suivre. La religion, avec ses textes bien écrits et codifiés, ses débats et ses terres à gérer, sa hiérarchie et ses canons, représentaient quelque chose de nouveau qui infectait beaucoup d’âmes.
Celui à ses côtés, c’était Nimue qui avait le grand déplaisir de le connaître.
Armand, 6e comte de Lyrie ; un grand homme bien bâti et avec un air faussement affable. Il semblait être un beau chevalier comme on s’y attend en imaginant à quoi l’un pouvait ressembler. Mais les braves chevaliers, ils sont morts il y a trois ans à l’autre bout du monde. Armand était un parfait lâche, douillet, qui ne s’était jamais battu une seule fois de toute son existence. Il était parvenu à devenir important auprès du duc d’Aquitanie, surtout grâce à la flatterie, les pots-de-vins, et le chantage. Il avait une sale haleine, une qui empestait la drogue, et des pupilles constamment dilatées, à se demander comment il était capable d’agir à-peu-près normalement en société.
Maintenant, qu’est-ce que ces quatre nobles, qui étaient tout de même assez importants, fabriquaient dans le trou du cul de Bretonnie, au fin fond d’un bled paumé sans seigneur ?