[Event RP multijoueur] La Route d'Eldorado

Où s'écrivent les histoires, hors du temps et des règles compliquées du monde réel...
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Essen
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            La nage à contre-courant avait épuisé Sarquindi. Il arriva enfin sur la plateforme du vaisseau et s’y étala, le souffle bruyant. Deux autres sutures s’étaient défaites dans la traversée. Mais il n’avait pas le temps de se poser. Pas encore. Pas tant qu’il serait dans ce fleuve, dans cette jungle, peut-être même pas avant d’avoir quitté ce continent tout entier. Le corsaire se remit sur ses jambes et enjamba les branches et les feuilles qui recouvraient la plateforme jusqu’à la trappe. Il descendit un à un les barreaux. Chaque geste lui était douloureux. Il atterrit lourdement dans le couloir principal du vaisseau et boita jusqu’au poste de commande. A première vue, tout était comme il l’avait laissé.
            Il désactiva le piège du siège de pilotage et s’affala dessus. Aussitôt, une voix derrière lui le fit sursauter :

            « Par toutes les partitions de Marienbourg, c’est un drôle de navire que vous avez là, elfe. »

            Sarquindi tenta de se retourner. Ses côtes le lancèrent au moment de se lever et il tomba au sol. Le druchii pointa malgré tout son épée vers l’intru. En face de lui, debout dans l’encadrure de la porte se tenait Fiodor le Non-mort, encore entouré de restes de fumée noire. Le vampire paraissait négliger le corsaire pour se consacrer uniquement à l’admiration du poste de commande. Il fit quelques pas à l’intérieur de la pièce et tourna sur lui-même pour regarder les dessins qui décoraient les murs. Après plusieurs secondes de contemplation, il porta enfin son attention sur le blessé à ses pieds. Celui-ci attendait, guettait même, la moindre offensive que pouvait lancer le passager clandestin.

            « Le moins que l’on puisse dire, elfe, c’est que vous avez connu des jours meilleurs. C’est un miracle que vous soyez encore… respirant, avec de telles blessures.
            - Qu’est-ce que vous faites ici ? lui lança Sarquindi d’un ton cassant.
            - Je ne suis là que par simple curiosité. Je vous ai vu partir du navire et souhaitais voir comment vous espériez vous en sortir. Je ne m’attendais pas à un point de chute aussi particulier, répondit le vampire d’un ton faussement naïf.
            - De la curiosité ? Je n’y crois pas.
            - Vous devriez. Quand on vit aussi longtemps que vous, ou moi, la curiosité est quelque chose de vital.
            - Dans mon état, la longévité n’a pas vraiment de sens, vampire, ironisa le druchii. »

           Le silence emplit quelques secondes la cabine de pilotage. L’elfe et le vampire semblaient chacun chercher et attendre quelque chose dans le regard de l’autre. Fiodor voulait déceler le caractère de cet elfe qui avait survécu à leur massacre. Sarquindi cherchait à comprendre les motivations de cet individu imprévu. Las, il finit par lâcher :

           « Qu’est-ce que vous comptez faire maintenant ? M’achever ? Finir ce que vous aviez commencé il y a quelques jours ?
            - Votre visage me revient enfin ! C’était vous qui m’avez affronté près de cette pierre magique en pleine jungle ! Vous étiez donc le capitaine de ce navire ? « Le Rêve d’Atharti », quel drôle de nom pour un bâtiment.
            - Assez ! Coupa l’elfe. Qu’allez-vous faire de moi ? Si c’est me tuer, faites-le vite !
            - Pourquoi ? Avez-vous des affaires pressantes à régler ? sourit Fiodor. »

           Le vampire hésitait. Cet individu était un elfe. Et pire encore, il avait eu l’audace de le blesser. Tout le poussait à l’achever là, maintenant. Mais une autre possibilité, bien plus excitante car pleine d’incertitudes, s’offrait à lui.

           « Herr elfe, je ne vais pas vous exécuter. Pas aujourd’hui. J’ai déjà tué suffisamment des vôtres. Et par chance pour vous, je me suis suffisamment abreuvé sur votre navire pour ne pas avoir envie de votre sang. Que vous répandez d’ailleurs sur le sol. C’est un gâchis mais je crois que vous n’y pouvez rien.
            - Que comptez-vous faire de moi ? Répéra l’elfe. L’incrédulité du corsaire était visible dans sa voix.
            - Vous laisser en vie, et c’est tout. Vous laissez partir. Je vous l’ai dit : la curiosité est une chose importante. Et je suis très, très curieux de savoir ce qu’un elfe, blessé, perdu au fond d’une jungle mortelle, mais avec une machine comme la vôtre peut faire. Qui sait ? Peut-être nous affronterons-nous à nouveau un jour ? En meilleure forme cette fois-là.

            Un autre silence suivit la déclaration du vampire. Sarquindi commençait à croire qu’il était encore tombé sur un original, comme tous les autres que l’Amaxone semblait lui avoir charrié dans les bras. Mais au moins, cela lui laissait l’espoir que l’intrus allait réellement l’épargner. Il baissa légèrement sa garde. Fiodor demanda :

            « Qu’est-ce qui vous a mis dans cet état, elfe ? Je ne vous ai pas vu dans la bataille. Et la dernière fois je n’ai fait que vous mordre.
            - C’est un duel…Non plusieurs... Des gagnés, des perdus… Non attendez, c’est plus que tout ça réuni… réfléchit Sarquindi à haute voix.
            - Qu’est-ce donc ? répondit Fiodor, intrigué.
            - Une carte aux trésor. Un bout de papier. »

           Le corsaire rit. La situation lui paraissait absurde. Tout ça, ces coups d’épée, ces morts, cette machine volante, ces créatures à combattre... Tout ça, il ne les avait eu que parce qu’une carte était marquée d’une croix. Fiodor sourit aussi. Il s’accroupit devant l’elfe.

            « Je crois que nous devons tous beaucoup, en bien et en mal, à ces cartes. J’en ai eu une aussi.
            - Celui qui les a faites rirait bien s’il nous voyait. Je lui ferais bien gouter un échantillon de ce que j’ai vécu.
            - Je n’ai pas de mal à vous croire », s’amusa Fiodor.

            Sarquindi tourna ses yeux vers le vampire. Dans ses yeux, le Non-mort ne vit qu’une peur sincère :

           « Soyez honnête avec moi. Est-ce que j’ai mes chances ? Je veux dire, avec des blessures comme ça… à votre place, si ce n’était pas par vengeance, je m’achèverais quand même par pitié.
            - Avec ceci ça pourrait aller un peu mieux, vous l’avez perdu dans l’eau en nageant. »

            Fiodor tendit à Sarquindi la fiole rouge que Kielmir avait préparée. Le corsaire la prit et la but aussitôt. Il s'essuya les lèvres du poignet, puis remercia le vampire d’un signe de tête. Celui-ci se leva, se retourna, jeta un dernier regard au tableau de bord de la salle, et sortit en lançant :

           « Quand nous nous reverrons, j’espère que vous saurez me montrer comment fonctionne cette chose. Ce que je vois m’a l’air épatant. »

           Fiodor se changea en fumée et s’envola par l’écoutille. Sarquindi le regarda disparaître. Le druchii ne comprenait pas ce sentiment de reconnaissance qu’il ressentait. Il haussa les épaules:

            « A sa place, je me serais quand même tué. »

            Il se hissa sur le siège de pilotage, reprit un peu de la potion, et activa les machines du vaisseau des anciens. L’engin sortit du fleuve en projetant une gerbe d’eau sur plusieurs mètres. Elle s’éleva au-dessus des arbres, puis fila à toute vitesse, droit vers l’Océan. A son bord, Sarquindi le druchii volant cherchait un nom pour son nouveau navire.


***
***
***


            Le soleil se levait sur la jungle, irradiant peu à peu de sa lumière les innombrables feuilles de ses arbres de toutes tailles. La nature s’éveillait, doucement, dans la douce lueur dorée répandue par l’astre, chassant les ombres de la nuit. Si tant est qu’elle se soit endormi un seul instant. Les aras, toucans et autres harpies sortaient de leurs cachettes pour à nouveau peupler la canopée, chassant les chauves-souris qui s’en retournèrent dans leurs grottes. Plus bas, mammifères félidés nocturnes laissaient la place aux reptiles diurnes. Aucun nuage n’encombrait le ciel, et rapidement la température s’éleva. Sur le fleuve Amaxon, le jour n’était pas moins dangereux que la nuit, mais à présent, pour le « Corbeau Centenaire », le danger semblait passé. À la barre, Maximilian Von Meisdorf, dit Flouz, manœuvrait avec calme le navire qui s’en retournait vers l’océan. Il réprima un bâillement, conséquence de son récent réveil, tout en mordant dans un morceau de pain. L’avantage d’être l’un des seuls êtres vivants à bord, c’est que la nourriture n’allait pas manquer avant longtemps. Et il devait être en forme pour nourrir son capitaine, même si ce dernier s’était copieusement abreuvé lors de la nuit. Sur le pont, Marcel de Parravon distribuait des ordres aux marins zombifiés, dont les effluves de pourriture n’en finissaient pas de déranger Flouz quand il passait près d’eux. Ce dernier secoua la tête pour mieux se concentrer. Il devait être attentif aux environs. Il ne se considèrerait en sécurité qu’une fois attablé dans une taverne du port humain le plus proche. Et ce dernier était encore à des jours de voyage.

            « Et donc, doh, tu l’as laissé partir ? Un komelgi blessé ? Et en plus tu l’as aidé à se soigner ? Mais t’es pas bien en fait. J’laurais cuit à point dans l’engin qui lui sert de bateau, et j’me serais bien marré en le faisant. Non, là j’arrive pas à suivre ton raisonnement. »

            Thrond Ventre-De-Fer était assis, ou plutôt avachi, sur l’une des deux chaises de la cabine de Fiodor. Devant lui, la table était couverte d’un petit déjeuner improvisé, fait à partir de ce que les elfes avaient ramené et de ce qu’ils avaient laissé durant leur courte occupation du bâtiment. Et le nain ne se privait pas pour se servir, révélant un appétit vorace. En face de lui, tout aussi avachi, Fiodor le regardait manger, avalant lui-même quelques bouchées de temps à autre. La nourriture n’était pas nécessaire pour sa survie, mais il en appréciait le goût, de temps à autre.

            « C’était du gâchis de le tuer, voilà. Du gâchis. Franchement, où aurait été la beauté de l’achever là, blessé et au fond du trou ? Alors que sa trouvaille lui offre de telles possibilités ? Mais je veux voir jusqu’où il va aller avec ça moi. Un truc pareil, c’est pas tous les jours qu’on en voit un.
            - Mouais. M’est avis que si vous vous recroisez, ça va pas l’empêcher de te passer une épée à travers le corps. Les elgi sont comme ça. Ils n’ont pas d’honneur.
            - Tu vas me trouver insupportable, mais sur ce point, cet elfe et toi vous pensez pareil. À ma place, il se serait achevé. »

            Thrond ne répondit pas directement, mais Fiodor l’entendit prononcer dans sa barbe des mots en khazalid, des mots comme ‘zangunaz’ et ‘wazzok’. Il ne connaissait pas le deuxième, mais ça avait l’air peu flatteur. Le vampire haussa les épaules en mordant dans un fruit orangé gros comme le poing. Sa chair était juteuse et molle. Un régal.

            « Enfin, toujours est-il que cet elfe va mettre un joyeux bazar chez lui, je pense, avec sa trouvaille. Mais moi, je préfèrerais aller à l’Est. Ça fait longtemps que j’ai pas fichu les pieds dans à Bordeleaux, Bilbali ou Marienburg. »

            Thrond l’arrêta d’un regard faussement indigné, avec un petit sourire, alors qu’il reposait sa coupe – dans laquelle il buvait à défaut d’avoir trouvé un verre.

            « Dois-je te rappeler que tu as perdu le pari ? On n’iras pas à Bilbali sauf si je le décide.
            - Oh, mais bien entendu, mein Herr. Et que sera notre destination, si je puis me permettre ?
            - Je n’ai pas encore décidé. Mais ça va venir. Tiens-toi prêt. »

            L’ironie du nain n’échappa pas au vampire, qui hocha la tête en souriant à son tour.

            « Sans rire, Fiodor, que comptes-tu faire avec tout ton or ? »

            La question prit un peu l’intéressé de court. Il fit une moue interrogative, ce qui, sur son visage habituellement si sévère, était des plus surprenants.

            « J’avais pensé à m’établir quelque-part. Avoir une maison simple, un genre de pied-à-terre qui m’attendrait. Avec peut-être une épouse, qui sait. »

            Thrond faillit cracher son morceau de viande séchée en pouffant de rire.

            « Toi ? T’établir ? Et puis quoi encore ? Et pourquoi pas avoir un petit potager aussi ? Je t’imagine totalement avec un chapeau de paille sur la tête et la houe à la main. »

            Fiodor plissa les yeux sans regarder le nain.

            « Non, je pensais plutôt à acheter une maison, mais juste ça. Et éventuellement faire vivre les petits commerces du coin. »

            Thrond hocha la tête, souriant d’un air entendu.

            « Ah oui, je vois un peu le genre. Et quelle dimension pour cette ‘maison’ ? Un truc modeste j’imagine. »

            Le vampire fit un geste évasif de la main.

            « Oh, je pense que je n’irais pas au-delà de quatre ou cinq étages, avec domaine et meubles de maître. Et un peu de personnel aussi. Histoire que ça vaille le coup. »

            Thrond le dévisagea, plissant les lèvres – ce qui ne se voyait pas beaucoup, du fait de la barbe.

            « Ça m’a l’air assez gagne-petit, te connaissant, zangunaz. Qu’est-ce que ça cache ? »

            Ce fut au tour de Fiodor d’être faussement offusqué.

            « Mais rien du tout. Je me disais que la vie de châtelain vampire pouvait être intéressante. Après tout, il y en a plein à qui ça réussit. Et il faut savoir varier les plaisirs. Capitaine de bateau, c’est bien, mais qui sait, un jour je voudrais peut-être changer. »

            Le silence s’installa pendant quelques secondes, uniquement brisé par les bruits de mastication de Thrond. Fiodor finit par reprendre la parole.

            « Et toi, alors, ‘dawr’ ? C’est quoi, ton but, avec tout l’or que t’auras ? Te payer un atelier grand comme mon bateau ? Voire le double ? »

            Fiodor eut alors la surprise de voir les sourcils du nain se froncer. Thrond avait soudain l’air sérieux.

            « T’y es pas, zangunaz. J’ai une affaire à régler. Une affaire pour laquelle j’ai besoin d’or. »

            Le vampire reprit son sérieux à son tour. Croisant les doigts, il rendit son regard au nain.

            « Tu veux en parler ? »

            Thrond poussa un grognement.

            « Ouais, après tout, t’es peut-être du genre à pouvoir m’aider. C’est une histoire de famille.
            - Raconte.
            - Y’a pas grand-chose à dire en fait. Mon père était un ingénieur, comme moi. Et comme moi, il avait des idées avant-gardistes.
            - Je commence à comprendre deux ou trois trucs du coup. »

            Fiodor n’avait aucun mal à imaginer un Thrond plus jeune, élevé par un nain du même genre à coup de démonstrations de machines toutes plus dangereuses les unes que les autres. Mais il se retint de sourire. Son ami l’aurait sans doute mal pris.

            « C’est lui qui l’premier a inventé le lance-flamme que j’utilise. Mais j’ai qu’une réplique. L’original lui a été volé, après qu’il se soit fait bannir des siens. Je veux le récupérer. Et j’aurais besoin d’or. »

            Fiodor hocha la tête, l’air entendu.

            « Si tu veux, tu pourras compter sur moi. Je n’ai pas encore eu l’occasion de me joindre à une noble et juste quête. »

            Thrond eut un sourire cynique.

            « Ouais, je sais pas si elle est ‘noble et juste’, mais c’est ma quête. »

            Fiodor croisa les bras.

            « Et où se trouve ce prototype original ? »
            - C’est là, zangunaz, que tu pourras entrer en scène. »

            Le vampire ne répondit pas, se contentant de pencher la tête, l’air interrogatif.

            « C’est à Marienburg. Tu as, je suppose, déjà entendu parler de la Foogers Grotere Stadsbank ? »


***
***
***


     Quelques semaines plus tard, à quelques degrés ouest des côtes d’Arabie, sur le Grand Océan…

     Un grand aigle. Elle devait son salut à un grand aigle, un des grands aigles qui accompagnaient la flotte d’Yvresse et qui effectuaient souvent des rondes de reconnaissances qui pouvaient les emmener à des jours entiers de la flotte qui les abritait. Une de ces créatures majestueuses l’avait remarquée, seule créature vivante à bord du vaisseau-fantôme qui était sa seconde prison et qui aurait très bien pu devenir son cercueil. Elle ne l’avait même pas aperçu alors, un point noir dans le ciel qui, lui, voyait tout et comprenait beaucoup. La bête audacieuse était alors descendue du firmament azur et la princesse aurait peut-être même eu les forces nécessaires pour bondir sur son dos puissant et se raccrocher aux plumes. Hélas, son infâme geôlier devait avoir des yeux dissimulés à bord du vaisseau car, aussitôt que l’aigle s’était rapproché à portée de javelot, il était accouru, l’odieux mort-vivant, lui aussi comprenant immédiatement la situation et conjurant un jet de flammes noires destiné à frapper l’oiseau en pleine poitrine ; fort heureusement, l’aigle eut esquivé la salve ainsi que celles qui suivirent et, comprenant qu’il avait affaire à un ennemi coriace, avait fini par se retirer hors de portée, et dans une direction que Yelmerion n’avait pu alors soupçonner à quel point elle était salvatrice. Dès le lendemain, d’autres points noirs apparurent, et ceux-là étaient des navires asurs, dont la vitesse sur les flots n’était souvent pas si éloignée de celle d’un grand aigle dans les airs. Ils couvrirent la moitié de la distance qui les séparait lorsque son tourmenteur s’affaira à incanter de nouveau : le ciel se couvrit aussitôt et, lorsque le vampire sortit de sa maudite sacoche une poignée de malepierre, les nuages se noircirent et furent parcourus d’éclairs, aussitôt suivis du grondement du tonnerre.

     Le tribut de sang qu’il lui avait prélevée dès leur atterrissage lui avait ôté les dernières forces qui lui restaient. La cage des druchii n’avait guère résisté à ses griffes mais sa libération s’était aussitôt muée en cauchemar sans fin : s’il l’avait maintenue en vie en fournissant eau et pitance, c’était seulement pour boire son sang une fois tous les deux jours, la maintenant dans un état de faiblesse aussi insupportable que permanent. Il avait appelé cette ignominie « un échange de bons procédés », mots qui s’étaient gravés dans sa mémoire et qu’elle s’était jurée de lui faire payer au centuple si les dieux voulaient qu’elle s’en sortit un jour. Isha et Mathlann, plus d’une fois elle avait comparé son traitement aux tortures maudites d’Har Ganeth, dont la teneur abominable était connue en Ulthuan. Son tourmenteur, quant à lui, maintenait qu’il la laisserait en vie « jusqu’à son retour au pays ». Il devait être à moitié fou. Elle-même, cependant, avait craint pour sa santé mentale pendant ces jours interminables de traversée. La Lame Lunaire, le devoir envers les siens… Elle s’était crue condamnée au lieu de cela à la plus longue des agonies.

     « Cuiva nwalca Carnirasse; Nai yarvaxea rasselya; taltuva notto-carinnar!  »

     Elle ne se souvenait guère des incantations étranges du vampire, sinon qu’elle avait compris qu’il s’était efforcé de déchainer une tempête sur l’océan, mais que ses efforts avaient été vains : les asurs avaient depuis des millénaires appris à braver les mers les plus cruelles avec une grâce que les humains leur enviaient volontiers.
     La voix d’un des siens avait porté si loin, si loin depuis la flotte asure : « Losto Caradhras, sedho, hodo, nuitho i 'ruith! »  Elle ne l’apprendrait que bien plus tard mais ce furent les efforts d’un archimage de Saphery qui apaisèrent la tempête aussi vite qu’elle était venue et permirent à la flotte d’approcher sans risque du vaisseau-fantôme. Lorsqu’elle se retrouva entourée des siens, lorsque, par le plus grand et le plus imprononçable des hasards, elle fit face à son oncle, Eltharion d’Yvresse, elle eut presque cru à une illusion conjurée par son ennemi mortel, destiné à la nourrir d’un espoir fou avant de la replonger dans le pire des enfers. Allongée dans une cabine chaude et sèche pour la première fois depuis des mois, bouleversée par la chaleur de couvertures et de compresses médicinales collées sur son front, elle apprit plus tard qu’elle dormit pendant deux jours entrecoupés de courtes phases éveillées où elle délirait. Ce ne fut qu’après être à peine en état de comprendre sa situation qu’elle apprit à demi-mot ce qui était advenu de son ravisseur.
***
     « Cuiva nwalca Carnirasse; Nai yarvaxea rasselya; taltuva notto-carinnar ! »
     Par Nagash et les neuf nazgulfs, mais ils sont aussi insubmersibles que des bouts de bois flottant en surface ! Il pouvait autant remuer les bras en chantant des ritournelles reiklandaises que ses invocations auraient le même effet ! Son corps et son visage étaient aspergés de cette même pluie qu’il destinait à fouetter les visages des marins asurs. Que ne trouvaient-ils pas mieux à faire que de s’intéresser à son petit navire ! Juste une elfe à bord ! Une seule princesse de rien du tout ! Et même pas morte en plus ! Mais il allait la rendre en plus ! Ce n’était pas de sa faute si son sang était infiniment meilleur par rapport aux rations de Khorne Flakes dont il s’était sustenté au cours des semaines de navigation précédentes !
     Von Essen se retint de maudire ciel et terre lorsqu’il constata qu’il ne pouvait que retarder l’échéance : les navires elfiques approchaient en dépit des vagues et des vents contraires, comme s’ils trouvaient à chaque fois l’imperfection dans la tempête et se faufilaient à travers les obstacles aqueux. Rapidement, trop rapidement, ils seraient à portée de grappins d’abordage et il serait submergé. Comme si cela ne suffisait pas, il sentait tout d’un coup une autre volonté s’opposer à la sienne : là où il débridait les conduits aethyriques, cette autre volonté, loin d’essayer de réparer quoi que ce fut, s’emparait des conduits environnants et puisait dans leur puissance à la fois pour les renforcer et les canaliser contre les efforts destructeurs du vampire. Sur ce terrain-là également, il allait perdre, ce n’était plus qu’une question de temps. Damned. Il n’aimait pas fuir mais, damned, sa profession de vampire malfaisait en faisait une exigence du métier. Le reste du voyage allait se dérouler dans sans sang royal sur sa langue. Damned !

     Von Essen avait beau user de divers stratagèmes, les elfes gagnaient toujours du terrain. Acculé, il ramena Yelmerion sur le pont, Eltharion plaça son vaisseau Dragon La Revanche, baliste armée, devant celui du chroniqueur, chevauchant Aile d’Orage ; il vint à sa rencontre et dit en le regardant :
     « Libère ma nièce et tu auras la vie sauve.
     - Non.
     - Alors tu mourras. »
     Eltharion se jeta sur le vampire qui poussa la princesse par-dessus-bord. Eltharion lança Aile Orage pour la rattraper alors qu'un Dragon des mers surgit tel un chien voulant attraper sa friandise. Aile Orage rattrapa de justesse la princesse asure tandis qu'Eltharion sauta de sa monture et pour enfonce Croc d'Acier dans le crâne de la bête. Il retira son épée alors que le monstre s'effondrait sur lui même. Le sinistre gouverneur décapita le dragon des mers tandis qu'Aile Orage déposait Yelmerion sur le pont, des elfes lui prêtèrent assistance. Pendant ce temps, le vampire fuyait rapidement le seigneur légendaire afin d'éviter sa colère.

     Methylen de Lothern eut aperçu la masse sombre décoller du navire et prendre son envol. S’il pensait qu’il allait s’en tirer comme ça, cet être se trompait fortement sur la nature de la vindicte des elfes ! L'asure n’attendit pas qu’ils soient proches du vaisseau, leur ennemi le désertait de toute façon ! Elle s’en alla trouver son cotre volant, avec son roc attelé à la plateforme qui croassa nerveusement à sa rencontre : oui, évidemment que cette tempête était anormale. Cela n’allait pas les empêcher de poursuivre le coupable dans les airs !

     Von Essen entendit plus qu’il ne vit le bruit de ce qui le poursuivait à travers le rideau de pluie et le clair-obscur des cieux déchainés. Cette fois-ci, cependant, il obliqua directement vers eux : croire qu’ils allaient l’empêcher de filer à l’albionnaise, quelle arrogance ! Ces longues-oneilles allaient apprendre que le chroniqueur des von Carstein ne tolérait pas les poursuites !


     Il comprit trop tard qu’il n’avait encore jamais combattu un quelconque adversaire sous cette forme bestiale, en encore moins en plein vol ! (Von Essen : 1T, 0B) Il réalisa son erreur lorsqu’il sentit qu’il venait de s’empaler lui-même sur la lance brandie d’une main experte par son adversaire au casque cônique (Methylen : 4T, 4B, 2 invus, 2 PV !!) et se jura de revoir cette lacune lorsqu’un bec de la taille d’un coffre se referma sur son abdomen, manquant de le briser en deux. (Methylen : 4T, 4B, 2 invus, 2 PV !!) Le cotre volant fendit les airs, avec son occupante gratifiant son ennemi vaincu d’un regard méprisant ; incapable de reculer à cause de la lance qui le transperçait de part en part, incapable d’avancer à cause du bec du roc qui le retenait prisonnier, cet être était bon pour le pire châtiment que les asurs réservaient à l’engeance de son genre. Elle ne savait guère la nature du supplice que l’on lui infligerait mais elle aurait sans doute le droit d’y assister. Une chose après l’autre, cependant : elle devait d’abord ramener ce monstre à bord du navire…

     « Suiton : Kirigakure no jutsu. »
     Le roc glapit, l’elfe n’en crut pas ses yeux : le bec de l’oiseau géant n’enserrait plus que du vide, la lance était libérée de l’étreinte de la chair noire de la créature ; quant à cette dernière, était-ce là ce nuage noir qui s’éloignait à toute vitesse qui en restait ? Par Manaan, Isha et Khaine, quelle était cette magie ?! Que pouvait-elle faire pour l’arrêter ?!

     Le chroniqueur avait les pensées aussi noires que sa forme intangible. Quelle disgrâce, quelle infâme disgrâce ! D’abord un aigle, puis un roc ! Il avait franchi le cap de la frustration depuis longtemps ! Ce n’était plus un cap, désormais, ni un roc, c’était une péninsule de fureur et de mauvaise foi qu’il longeait à présent ! La peste soit des elfes et de leur entrainement martial à deux marks ! Il ne lui restait plus qu’à faire comme tout bon vilain qui se respecte : jurer vengeance et revenir plus tard…

     Son humeur aurait été nettement éclaircie s’il avait su que son nom était désormais connu d’un seigneur aussi illustre qu’Eltharion de Tor Yvresse. Le roi asur se souvenait de ses ennemis, bien qu’il n’avait guère la folie naine de régler ses rancunes à tout prix. En bon elfe, il se contenta de noter le nom de Von Essen dans un coin de sa mémoire : si les dieux voulaient qu’il croise cet être et qu’il le tint à sa merci, il ne réfléchirait pas deux fois avant de détruire cette charogne ambulante.

     Methylen revint à bord de La Revanche, les mains vides. Eltharion la regarda sauter du cotre volant avant même qu'il eut amerri, il lui dit:
     « Elle se remettra rapidement de ses blessures après une semaine de soin, cependant elle devra cache la rune de la déesse de la vengeance sur son front.
     - Qui lui a fait ça ?
     - Un capitaine corsaires elfe noir, puisse t-il pourrir en prison.
     - Je le traquerai.
     - Inutile, à l'heure qu'il est, il doit surement être soit mort soit se cacher soit se soûler dans un port à Naggaroth
     L'amirale vit la tête du dragon au pied d'Eltharion
     - Ça ne compte quand même que pour un ! »
     Les asurs rentrèrent dans le calme, ayant réussi leur mission de sauvetage.

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Helmut Markus Heldenhame : De Retour dans la Fange Urbaine

     La traversée s’était déroulée sans trop d’encombres, quelques douanes gênantes à Marienbourg seulement. Le navire, qui avait abrité des combats désespérés de même que des soirs de beuverie triomphants, fendait maintenant enfin une eau connue. L’eau du Reik. Ils avaient à présent dépassé Altdorf. Sur la trentaine de piquiers, il ne devait en rester qu’une petite dizaine. Les chevaliers de Morr avaient presque tous rejoints leur dieu. Mais ce qu’ils ont perdu en hommes, ils le compensent largement en richesse.
     Le quai d’où ils avaient embarqué se dévoilait sous les yeux ébahis des vétérans amaigris et salis par le sang séché et le limon. Personne n’aurait su dire combien de temps l’expédition avait duré, mais le quai n’avait pas même changé d’un iota. Le marchand était même encore là. Ce détail amusa presque Helmut, qui, une fois le vaisseau amarré, vint voir l’énergumène qui lui avait vanté les mérites de L’Emmanuelle. Celui-ci le reconnut, malgré les cicatrices et la fatigue évidente de son visage.

     «  Môsieur le garde ? Vous ici ? Alors ? Vous avez vu ? Le bateau a résisté, oui ! Et il ne vous aura pas déçu, hein ? Je parie que vous avez survécu uniquement grâce à mon savoir-faire !
     - Bonjour monsieur. Combien de temps sommes-nous parti ? En effet, le navire a tenu le choc, contrairement à l’équipage…
     - Oh, je suis désolé pour vos camarades. Merci d’avoir fait appel au service des armateurs Krüschter & Fils ! »

     Helmut n’eut même pas le temps de lui dire au revoir que l’armateur en question s’était déjà éloigné. C’est alors qu’arriva la bannière de la comtesse, hautement levée au-dessus de toutes les têtes. De nombreux joueurs d’épée en armure lourde, et même le terrifiant Theodoric Bruckner étaient présents.
     Une haie d’honneur se forma pour laisser passer Emmanuelle Von Liebwitz, comtesse électrice du Wissenland, souveraine de Nuln.

     «  Monsieur… Heldenhame, c’est bien ça ? Je suis sincèrement heureusement de vous voir en vie. Quel est le résultat de cette expédition ?
     - Madame la comtesse. » Le nulner s’inclina.  « Ce que nous avons perdu en soldats, nous l’avons gagné en or.
     - Bien. Vous n’oublierez pas de rendre à l’armurerie comtale les armures, armes et amulettes empruntée pour mener à bien cette expédition. »

     De lourds hallebardiers vinrent transférer les sacs d’or de la cale du navire à une calèche renforcée d’acier.
     Les marins se répartirent parmi les différents bars des docks, les piquiers retrouvèrent leur caserne dans La Neuestadt. Il ne restait plus que Helmut. Il prit donc le chemin de la caserne du guet dans lequel il avait appris à vivre depuis le début de sa carrière. Lorsqu’il franchit le porche, il vit le chef de sa division qui s’avançait, un objet à la main.

     « Hé Helmut, regarde c’que j’ai trouvé ! Ton pistolet ! Ça a dû te faire tout drôle de partir sans. »

     Helmut regarda l’arme béatement, troublé qu’il était de retrouver sa routine après des évènements aussi épiques et incroyables que ceux s’étant déroulé dans la jungle de Lustrie et la cité d’or. Il balbutia un remerciement et parcourut d’un pas mal assuré les quelques mètres qui le séparait du réfectoire. Là, il se servit une copieuse ration de charcuterie séchée accompagnée de pain datant de la veille et d’alcool fade mais bon marché. Il n’y avait pas beaucoup de gens présents, ses camarades devaient donc être en service à cette heure-ci. Le garde se traîna ensuite jusqu’à son lit, dans la couchette qu’il partageait avec ses collègues, et s’affala dessus. Il défit son armure, se dévêtit des beaux habits fournis par la comtesse au début du voyage. Ils n’étaient maintenant guère plus présentables que ceux que mettait Helmut habituellement. Le nulner se défit de ses amulettes, qu’il posa sur une pile qui s’était formée de tous les objets qu’il allait falloir rendre à la comtesse. Enfin, l’épée bénie par Sigmar, crépitant encore de l’énergie du dieu au marteau, accompagnée de son fourreau, rejoignirent les autres artéfacts. Se glissant sous sa couverture aussi fatiguée que lui, Helmut se prépara à prendre, pour une fois, un véritable repos.



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Essen
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Elles avaient descendu le fleuve, ramant aussi vite que possible. Aidées par le courant, parfois lascif, et parfois vif pour qui savait naviguer sur les méandres du fleuve, les amazones atteignirent le delta de l’Amaxon au matin de leur troisième jour de voyage, là où il leur avait fallu des et des jours pour faire le chemin inverse. En même temps, elles s’étaient souvent arrêtées pour tendre des pièges à leurs ennemis tout le long de l’aller. Le retour, lui, s’était presque fait sans arrêts. Les femmes guerrières avaient dormi à même les pirogues, organisant des rondes pour que même la nuit, les pirogues filent droit grâce au courant.
Ixi’ualpa regardait le delta qui s’élargissait au loin au milieu des bancs de sables et des langues de brume. Elle savait que là-bas, là où l’Amaxon rencontrait la mer, là où les eaux brunâtres, chargées de limon, se mélangeaient à l’eau salée, claire et bleue, se tenait l’île de Xocibiki. L’horizon nimbé du brouillard matinal ne lui permettait que de deviner la forme le l’île et de sa montagne sacrée. Elle ne pouvait pas voir l’Île des Sacrifices, encore plus loin : c’était là qu’officiait Ignea avant qu’elle ne succombe à la tentation des Dieux Sombres.
Une part de la guerrière aigle voulait visiter l’endroit. Combien des amazones qui s’occupaient du site sacré n’avaient pas suivi la prêtresse impie et avaient sûrement péri par ses soins ? Y restait-il encore des hérétiques qui devraient être purgées à leur tour ?
Mais Ixi’ualpa savait qu’elle et sa troupe n’avaient pas le luxe de faire le détour. Ce qu’elles transportaient était bien trop précieux, et devait être mis en sécurité au plus tôt. Sécurité dont elle doutait à présent : et si, se disait-elle, la capitale elle-même avait été mise à feu et à sang par l’hérésie d’Ignea ? Si les combats y faisaient encore rage, ou pire encore, si la cité était tombée ? Maintenant qu’elles s’apprêtaient à rentrer dans le domaine de ses consœurs, son cœur jusqu’ici ferme et déterminé était proie à une certaine peur. De telles éventualités avaient peu de chance d’arriver bien sûr, mais elle ne pouvait s’empêcher, en son for intérieur, de douter. À quelques heures de la clôture de presque dix jours de folie et de sang, une part d’elle-même se refusait à croire que tout cela allait toucher à sa fin.
Il n’y avait, de toute manière, qu’une seule manière de balayer ces doutes, et c’était leur objectif : rejoindre la cité amazone au plus vite.
Les pirogues s’avancèrent dans le delta, vaste étendue d’eau et de marécages où une multitude de cours d’eau se jetaient. Les amazones empruntèrent l’une de ces rivières ; il n’y avait nulle indication, mais elles n’en avait pas besoin : chacune d’entre elles aurait reconnu le chemin vers leur capitale les yeux fermés.
Au bout d’un moment, quelque chose changea dans l’atmosphère du lieu. L’endroit en lui-même n’avait pas réellement changé : il s’agissait toujours des mêmes murs végétaux, épais et intimidants, qui entouraient le cours d’eau et l’encerclaient de son bruissement incessant. Mais chacune d’entre elles avait reconnu, là, leur forêt. Elles étaient chez elles.
Pour autant, Ixi’ualpa ne relâcha pas sa garde, tout comme les kalims qui l’accompagnaient. Au centre de leur petite formation de pirogues, Hixik et ses deux autres compagnes tenaient les bâtons solaires près d’elles, prêtes à s’en servir au moindre besoin. Toutes les amazones scrutaient les ténèbres des frondaisons, entre les lianes et les branches moussues, à l’affût du moindre danger.
Elles avancèrent ainsi, prudemment, le long de la rivière, passant sous les ponts végétaux des arbres qui étendaient leurs frondaisons au-dessus du cours d’eau. Ixi’ualpa comme les kalims étaient habituées au bruissement incessant de la jungle tout autour d’elles : elles savaient y discerner le piaillement de ses oiseaux et les vrombissement des multiples insectes, jusqu’au grondement des fauves et des bêtes plus grandes encore, les créatures reptiliennes souvent précédées par les craquement de la végétation qu’elles balayaient nonchalamment sur leur passage. Ainsi, le moindre bruit étranger qui échappait au règne animal et végétal de la jungle ne pouvait espérer échapper à leurs oreilles attentives.
Pourtant, elles n’entendirent ni ne virent venir la personne dont la voix jaillit soudain des frondaisons au-dessus d’elles.
« Ixi’ualpa, et les koka-kalims… Nous vous attendions. »
Les lances se dressèrent vers l’endroit d’où la voix provenait. Les sceptres solaires pointèrent dans la même direction, prêts à déchaîner la fureur des Anciens. Toutes les kalims attendaient le signal d’Ixi’ualpa, mais la guerrière amazone leva une main impérieuse, leur donnant l’ordre de ne pas bouger.
Dressée sur une large branche moussue qui surplombait la rivière, une amazone les toisait, trois javelots à la main. Tout son corps, aux muscles épais, était strié de peinture noire, ce qui la rendait presque impossible à deviner parmi les ombres dansantes du feuillage. Elle était à peine vêtue, et les quelques tissus de bruns et verts sombres se fondaient eux aussi dans le décors. À sa ceinture pendait une conque nacrée, signifiant qu’il s’agissait là d’une guerrière-piranha : c’étaient ces dernières qui surveillaient les territoires des amazones, faisant office d’éclaireuses, et sonnant leurs conques pour avertir des dangers les plus graves.
D’un saut agile, la guerrière piranha sauta sur la pirogue d’Ixi’ualpa, se réceptionnant sans aucune difficulté. L’esquif avait à peine tangué sous son saut calculé. La guerrière aigle toisa cette nouvelle venue. Elle était légèrement plus petite qu’Ixi’ualpa, mais bien plus musculeuse, aux épaules larges et aux cuisses épaisses. Son visage était semblable à son corps, aux larges mâchoires et surplombé d’un chignon serré. Ixi’ualpa se fendit d’un grand sourire en la reconnaissant.
« Kanul’jul, dit-elle en lui tendant la main. Cela faisait longtemps. Vous pouvez baissez vos armes, vous autres ! »
Les deux femmes échangèrent une ferme poignée de main alors que les kalims sur les pirogues autour d’elles reprenaient leurs pagaies. Lors de ses nombreuses expéditions en dehors des cités amazones, en tant que guerrière aigle, Ixi’ualpa avait du avoir affaire avec de nombreuses guerrières piranhas pour coordonner leurs efforts. Kanul’jul faisait partie des meilleures, parmi cette élite qui rassemblait déjà les meilleures espionnes, éclaireuses et chasseresses que les amazones avaient à offrir. Les deux femmes s’assirent à leur tour, la guerrière piranha en tailleur face à Ixi’ualpa qui, elle, se remettait à pagayer doucement. Dans la pirogue voisine, Rakt’cheel les regardait avec intensité, sans rien dire, mais à l’affût de la moindre parole. Ce fut Ixi’ualpa qui la prit en premier :
« Quelles sont les nouvelles de la capitale ? J’avais peur qu’Ignea ait tenté de faire quelque chose, mais te voir ici me rassure.
— Tu avais peur qu’il nous soit arrivé quelque chose ? Mais, icniuhtli, c’est nous qui craignons qu’il te soit arrivé malheur, à toi et tes compagnes ! Et pourtant… » Kanul’jul désignait de la main la couverture sous laquelle les artéfacts nimbés de reflets dorés avaient été entassés. Toutes les embarcations du petit groupe avaient ainsi été remplies des objets les plus précieux et, après leur rencontre avec l’elfe mystérieuse, les amazones avaient préféré les couvrir de tissus pour voyager plus discrètement. La guerrière piranha reprit la parole : « … et pourtant, voilà que non seulement, vous nous revenez, mais vous êtes en plus chargées d’artéfacts des Anciens ! Il y a là un récit à raconter, et Dame Xoc brûlera autant que moi de l’entendre ! »
Ixi’ualpa se gratta l’arrière du crâne, perplexe. Elle esquiva entièrement la curiosité de son amie, souhaitant d’abord satisfaire la sienne.
« Mais Ignea… n’a rien tenté contre vous ? Avez-vous seulement eu vent de son… son hérésie ? »
La guerrière piranha fronça les sourcils.
« Tu parles comme si toi, tu l’avais croisée.
— Elle est morte. Elle et toutes ses suivantes. »
Kanul’jul eut un moment de recul face à la révélation. Ixi’ualpa continua platement.
« Elle était tombée sous l’emprise du Dieu du Sang, nous l’avons envoyée à lui avec toutes celles qui l’avaient suivie sur sa voie impie.
— Oui, ça nous l’avons appr… commença la guerrière piranha avant de comprendre ce que son amie venait de dire. Attends, avec une soixantaine de kalims contre toutes les… tu…
— Une trentaine de kalims, la corrigea Ixi’ualpa. La grâce de Kalith, la fortune d’Amex, et les artéfacts des Anciens nous ont permis d’arracher la victoire. »

Ce fut au tour de la guerrière piranha de mettre la main derrière sa tête, abasourdie.
« Je… nul doute que Dame Xoc et la prêtresse Kanak’we seront impressionnée par un tel haut fait.
— Un haut fait payé par le sang de nos compagnes. Plus d’une a vu Chaqua comme demeure éternelle. »
Kanul’jul ne peut que s’incliner dans un geste sacré pour honorer les guerrières.
« Bien sûr. Amex les guidera vers Kalith, notre mère à toutes. »

Ixi’ualpa hocha la tête en silence. Son amie continua :
« Mais, pour te répondre, oui, nous avons fini par avoir eu vent de la traîtrise d’Ignea. Dame Xoc avait fini par rassembler assez de preuves pour forcer le Concile des prêtresses à prendre des mesures contre Ignea… Mais c’était trop tard. Va savoir comment, mais elle avait été alertée de l’affaire et s’était déjà enfuie en remontant le fleuve avec une bonne partie de sa tribu…
— Rigg a veillé à ce qu’elles périssent de toute manière. »

La guerrière piranha hocha la tête à son tour, avant de se pencher en avant et parler d’une voix plus basse :
« Il y a aussi des rumeurs qui courent, comme quoi un ost de bah chan-chen serait en route vers Chaqua…
— Nous les avons croisés aussi, répondit aussitôt Ixi’ualpa.
— Et les rapports ont été…
— Plutôt bons. Ils ont exigé notre aide, et, même si nous n’étions pas en mesure de la leur refuser, cela corroborait avec notre mission de purger les étrangers. »

Kanul’jul poussa un petit soupir soulagé.
« Entre Ignea et les guerriers d’Itza, j’ai vraiment eu peur pour toi tu sais… » Elle recula en arrière, un petit sourire aux lèvres. « Et dire que finalement, je me suis inquiétée pour rien ! »
Ce fut au tour d’Ixi’ualpa de lui renvoyer son sourire :
« Que veux-tu, les postes de meilleures guerrières piranha sont tous pris, il a bien fallu que je me contente de ceux des guerrières aigles.
— Vile flatteuse ! lui répondit son amie en souriant. Et toujours aussi modeste en plus, le voyage ne t’as pas arrangée… » La guerrière marqua une pause avant de reprendre : « Je suis contente de te revoir en bonne santé tu sais.
— Moi aussi, Kanul’, moi aussi… »

Ixi’ualpa regarda dans le vide un instant. Elle n’osait pas dire à son amie qu’elle était passée plus d’une fois au seuil de la mort pendant l’expédition. Ce serait pour une autre fois, pour une discussion plus longue, de préférence autour d’une boisson forte et sous un toit. Pour l’heure, elle avait encore sa mission à mener à bien.
Le regard de l’amazone croisa justement une statue recouverte de lichen, posée sur un rocher surplombant le cours d’eau, à peine visible sous la mousse et les lianes. On distinguait encore, malgré les ravages du temps, les traits d’une guerrière amazone. Ixi’ualpa reconnut immédiatement le monument. Autrefois, il marquait l’entrée du domaine qui entourait la puissante ville, à l’époque vide de toute végétation. Mais avec la chute des Anciens, la jungle y avait repris ces droits. Depuis, les amazones avaient appris à vivre avec la forêt, ses créatures et ses dangers, et n’avaient plus eu d’intérêt à déloger la jungle de leur domaine.
Kanul’jul remarqua elle aussi la statue, et se remit sur ses pieds.
« Je vais devoir te laisser ici, je dois rester superviser la surveillance de l’endroit. » dit-elle à son amie en reprenant ses javelots dans ses mains. « J’enverrai une de mes guerrières prévenir la cité de votre arrivée. »
Ixi’ualpa hochait la tête lorsque que la guerrière piranha, avec une agilité extrême, attrapa une liane pendant au dessus de leur tête pour grimper dans les frondaisons.
« C’était bon de te revoir, Kanul’ !
— Toi aussi, Ixi’ ! » lui renvoya la guerrière en se relevant sur sa large branche pour leur dire au-revoir d’un geste de la main. « Je ne me gênerai pas pour te rappeler de me raconter ton aventure lorsque je rentrerai à la cité, je veux tout savoir ! »

Un sourire au lèvres, Ixi’ualpa lui rendit son salut sans rien dire, avant que la guerrière ne disparaisse dans les frondaisons comme elle était venue. Aussi se retourna-t-elle pour continuer à pagayer.

* * *

Elles atteignirent le canal, qui marquait la bordure de la cité proprement dite, en début d’après-midi. Le bras du fleuve dont elles remontaient le cours devint bordé de murs de pierres, rendant son tracé rectiligne. Peu à peu, les arbres devinrent épars, remplacés par les têtes en pierre, reptiliennes et humaines, qui scrutaient, inflexibles, les pirogues amazones depuis les parapets. Au delà de ces derniers, Ixi’ualpa et les kalims pouvaient deviner les toits des sobres maisons aux abords de la cité.
Il s’agissait là d’un canal qui menait, entre autre, à un quai devant une entrée secondaire de la vaste demeure de Dame Xoc, à l’ombre des pyramides au centre de la cité. Il avait été convenu qu’elles s’y rendent pour déposer les artéfacts en sécurité, rapidement et surtout discrètement . Aussi Ixi’ualpa, Rakt’cheel et leurs compagnes d’armes furent-elles surprises lorsque ce fut tout une foule qui s'était amassée tout autour du large quai de pierre.
Les amazones du petit groupe approchèrent leurs pirogues doucement, presque timidement, Ixi’ualpa, elle-même, scrutait la foule de ses yeux perçants, perplexe. Elle avait tout de suite reconnu Dame Xoc et la prêtresse Kanak’we qui se tenaient au centre, accompagnée de… des grandes prêtresses du Conseil, immédiatement reconnaissables à leurs vêtements colorés et leurs coiffes extravagantes. Quelques gardes totems les entouraient, et tenaient le reste de la foule à distance. Il y avait même quelques danseuses, ainsi que des musiciennes de la grande demeure de Dame Xoc, les premières dansant aux rythmes des percussions et des flûtes des secondes.
Lorsque les premières kalims descendirent de leurs pirogues pour les tirer sur le quai, qui s’enfonçait en pente douce dans le canal, le bruit de la foule en liesse couvrit la musique et tous les autres bruits tant les amazones présentes acclamaient le petit groupe.
Ixi’ualpa regarda Dame Xoc et Kanak’we s’approcher. Si la prêtresse était habillée comme à l’accoutumée, squelette peint sur le corps et masque-crâne à l’image de ses suivantes les kalims, Dame Xoc avait, elle, revêtu ses vêtements de cérémonie, et les rares parties de son corps qui n’étaient pas recouvertes de tissus aux motifs colorés l’étaient par d’innombrables bijoux. Mais le plus impressionnant était sa coiffe complexe, aux multiples mèches qui s'entremêlaient dans des supports circulaires dorés, recouverts de visages stylisés et grimaçant, rehaussés de pierre précieuses, et surmontés d’un long panache de plumes graciles.
S’avançant pour prendre la tête du groupe, Rakt’cheel à ses côtés, Ixi’ualpa s’inclina devant les deux femmes sous les acclamations de la foule. Avisant le conseil des grandes prêtresses qui était en retrait et qui les toisait d’un air sévère, elle profita du bruit pour glisser quelques mots d’une voix faible :
« Dame Xoc, Prêtresse Kanak’we. Nous… ne nous attendions pas à un tel accueil. Je pensais que nous devions nous faire discrètes ? »

Le visage peint de Dame Xoc lui adressa un sourire bienveillant. À côté d’elle, Kanak’we ne donnait même pas signe d’avoir écouté la guerrière aigle : son regard était fixé sur la barque la plus proche, dont la couverture avait légèrement glissé et révélait les armes dorées de la forge des Anciens.

« La traîtrise d’Ignea enfin découverte, nul besoin de cacher nos agissement, dit Dame Xoc d’une voix douce. Nous nous devions de donner à nos guerrières triomphantes l’accueil qu’elles méritaient. Et quel triomphe ! Dès que les kux’kay bah te’ nous ont prévenu de votre retour, victorieuses des étrangers comme de l’Impie Ignea, chargées de présents… Le conseil lui-même a décidé de se déplacer pour voir de leurs propres yeux les trésors que vous nous avez ramenés. »

Ixi’ualpa s’inclina derechef.
« Nous ne sommes que les humbles servantes de la volonté de Rigg… »

La noble amazone leva une main impérieuse.
« Trêve de modestie, révérée de l’aigle. Toutes ne peuvent se vanter de rendre aux dieux des… ‘services’ tels que les vôtres. Redressez-vous, et montrez nous l’étendue de votre triomphe : aujourd’hui est votre jour de gloire à toutes ! »

Cette fois, Rakt’cheel s’inclina avec Ixi’ualpa. Cette dernière fit approcher Hixik et les deux autres tireuses qui apportèrent cérémonieusement leurs armes.

« Mes dames, de la Forge des Anciens, nous vous apportons trois sceptres solaires, parmi toutes les armes et artéfacts que nous avons rapportés sans pouvoir les identifier. Ô tzikaj, acceptez de les recevoir. »

La prêtresse fixa intensément les sceptres que lui présentaient les trois amazones, et sa main les survola rapidement sans pour autant les toucher : d’un rapide regard vers les membres du Conseil, elle sut qu’elle n’aurait pas le loisir de les inspecter elle-même. Les grandes prêtresses avaient l’air plus qu’impatientes, et elles n’étaient pas de celles que l’on pouvait faire attendre. Aussi, après un hochement de tête approbateur, elle autorisa les kalims à aller les porter jusqu’aux grandes prêtresses.
Tandis que les autres kalims déposaient les artéfacts devant les pirogues, sur les couvertures qui les avait précédemment cachées, Rakt’cheel fit venir l’une d’entre elle et Ixi’ualpa présenta à Kanak’we les deux épées qu’elle portait.

« Chilan Kanak’we, je vous retourne également les lames de l’impie Ignea. Puissent ses itzam ich’ak trouver des mains plus méritantes et servir à nouveau la volonté de Rigg. »

Cette fois, la prêtresse s’empara des épées pour les contempler, et Dame Xoc se pencha pour les observer avec autant d’intensité et de fascination. C’étaient bien les Griffes des Anciens, ces antiques armes que seules les prêtresses-serpents avaient le droit de manier ; le prestige d’Ignea était tel qu’elle avait pu en posséder deux. Il ne pouvait plus y avoir aucun doute : la guerrière aigle avait bel et bien vaincu Ignea.
Kanak’we hocha la tête, son regard ayant pour une fois quitté sa sévère dureté, et elle alla elle-même les porter aux prêtresses du Conseil, ses supérieures. Ces dernières reçurent les lames avec révérence, avant de les confier à leurs gardes. Nul doute que prochainement, de nouvelles prêtresses de la Sororité de Rigg recevraient l’honneur de les manier à nouveau.
Dame Xoc, Ixi’ualpa et Rakt’cheel regardèrent patiemment les prêtresses retenir Kanak’we alors qu’elle allait revenir vers eux, et elles échangèrent quelques mots. D’un pas vif, la prêtresse-serpent revint transmettre leurs propos aux trois femmes, et les gardiennes-totems l’accompagnèrent.
« Les prêtresse du conseil remercieront les dieux pour t’avoir bénie, toi et les guerrières qui t’ont accompagnées tout au long de ton expédition, et elle les prieront pour que leurs bénédictions te suivent dans ton avenir, révérée de l’aigle. » La prêtresse se tourna ensuite vers les gardes. « Pour l’heure, elles souhaitent ramener les artéfacts pour les étudier et déterminer quels dons les Anciens leur ont insufflés ; pendant ce temps, toi et Rakt’cheel pourrez nous faire le récit détaillé de votre expédition. Nul doute qu’une grande fête sera ensuite organisée pour le retour de ces objets sacrés à ceux à qui ils étaient destinés. Très certainement, révérée de l’aigle, tu seras alors récompensée à la juste valeur de tes actions. »

Ixi’ualpa s’inclina bien bas, imitée par Rakt’cheel à côté d’elle. Les deux femmes regardèrent les gardiennes-totem rejoindre les kalims pour descendre les artéfacts des pirogues. Bientôt, des porteuses s’approchèrent, et chargèrent les artéfacts sur leurs dos, sous le regard sévère des gardes. Ixi’ualpa les regardait avec au moins autant de dureté qu’elles surveillaient les porteuses. Elle ne portait guère les gardiennes-totem dans son cœur, et regrettait que leur revienne le transport des artéfacts.
Dame Xoc dut sentir son humeur changer, car elle posa une main rassurante sur l’épaule de la guerrière aigle, et le geste impromptu surpris cette dernière.

« Vous et vos guerrières avez mérité un bon repos et, surtout, les meilleurs soins possibles. » lui dit la noble d’une voix douce, désignant les bandages que portait Ixi’ualpa, souvenir laissé par l’elfe mystérieuse, puis les kalims blessées. Une demi-douzaine de kalims étaient encore allongées dans les pirogues, inconscientes ou incapables d’en bouger.
« Je pense que certaines d’entre vous en ont besoin des meilleurs soins et au plus vite : je vous accompagnerai à la Maison des Guérisseuses pour m’assurer que les meilleures s’occupent de vous. Vous pourrez ensuite prendre un repos bien mérité. Le temps de raconter et célébrer votre aventure pourra, je pense, attendre quelque peu. »

Ixi’ualpa s’arrêta pour regarder la noble. Oui, Dame Xoc avait probablement raison, elle et toutes les kalims avaient besoin de soins… de soins et surtout de repos. La réalisation soudaine fit tomber sur elle une vague de fatigue dont elle n’avait pas eu conscience jusque là, retenue par la tension et l’adrénaline presque constantes durant tout le voyage : il était temps de se reposer. Acquiesçant de la tête, elle fit passer le mot aux kalims et, ensemble, elles s’occupèrent de porter les blessées, à la suite de Dame Xoc.

* * *

La fête battait son plein. Au centre de la plazza carrée bordée de colonnades et, plus loin, des palais et temples-pyramides dont les formes sombres se découpaient dans le ciel étoilé, deux larges brasiers avaient été allumés, autour desquels toutes les figures importantes de la cité avaient été assises pour un long festin, nobles, prêtresses, ainsi que les quelques amazones qui pouvaient prétendre au titre de dirigeantes militaires. Il y avait là également des amazones venues des communautés des îles de l’embouchure de l’Amaxon, qui avaient tenu à se joindre aux festivités.
Il faisait nuit désormais, tant le repas, et la cérémonie de célébration menée par les grandes prêtresses, avaient été longs. Désormais, les éminentes amazones, aux coiffes et costumes de cérémonies plus bariolés et extravagants les uns que les autres, discutaient au milieu du ballet des servantes qui s’assuraient que les plats ne manquent pas. Elles étaient accompagnées de la douce mélodie de quelques musiciennes en retrait. Deux danseuses en costume rituel évoluaient entre les deux brasiers, leurs contorsions en rythme tant avec la musique qu’avec les flammes qui les entouraient. Quelques nobles et prêtresses s’étaient levées et parcouraient la cour en petit groupe, pour converser plus tranquillement.
Ixi’ualpa, elle aussi, avait quitté l’assemblée, prétextant une faible excuse auprès de Dame Xoc, à côté de qui elle avait été assise. La noble ne lui avait guère porté attention, en pleine discussion avec son autre voisine, Dame Kabel de l’Île de Xocibiki. Ixi’ualpa n’avait que peu d’intérêt pour leurs débats sur l’état politique de l’île, ni même pour tout ce qui avait transpiré de toute cette soirée de célébration. Sa présence, comme celle de Rakt’cheel qui avait été assise à côté de sa prêtresse Kanak’we, n’était guère plus que symbolique : elle et la kalim avaient narré quelques extraits de leur aventure, soigneusement choisis par Dame Xoc, puis on les avait écartées et royalement ignorées par la suite.
La guerrière aigle erra jusqu’aux colonnades qui bordaient la cour, et s’adossa contre la rambarde en pierre pour contempler la cité en contrebas. Tout ceci était une ‘récompense’ tout à fait relative, donc. Mais Ixi’ualpa n’en était pas à sa première fois : déjà à la suite de son coup d’éclat contre les uk’om k’ik’ dans les marais au sud ,deux ans plus tôt, qui lui avait valu son entrée dans les rangs des guerrières aigles, on l’avait ‘invitée’ à une telle cérémonie, où son rôle avait été tout aussi marginal. Si elle ne mourrait pas sur un champ de bataille, sa longue vie d’amazone en serait probablement de nouveau parsemée au fil des siècles.
Elle regarda son bras pansé. Cela allait bientôt faire une semaine qu’elles étaient rentrées à la capitale. Encore maintenant, il lui semblait que tout n’était pas rentré à la normale. Les guérisseuses lui avaient intimé de se reposer pendant au moins deux semaines afin de se remettre de ses blessures, et elle se sentait encore hantée par les souvenirs des derniers dix jours sur l’Amaxon. Elle tournait en rond dans sa demeure sans rien pouvoir faire. Il lui brûlait de pouvoir retourner sur les terrains d’entraînement, retrouver ses compagnes d’armes, participer de nouveaux aux exercices, aux patrouilles… bref, de pouvoir enfin laisser son aventure à Chaqua derrière elle.
Ixi’ualpa, soupira. Cette cérémonie lui paraissait encore moins enviable qu’une soirée seule chez elle. Au moins là-bas, il n’y avait personne pour la forcer à faire office d’animal de compagnie obéissant jusqu’à ce que la soirée touche enfin à sa fin, et elle aurait encore de longues heures avant d’être congédiée.
Peut-être qu’elle pourrait utiliser ses blessures comme prétexte à devoir se reposer pour pouvoir se retirer un peu plus tôt, se disait-elle, alors que des pas discrets commençaient à se faire entendre derrière elle. Elle se retourna, un peu surprise : c’était Rakt’cheel. Visiblement, la dévote s’était elle-aussi éclipsée du repas ; elle s’approchait de la guerrière, presque timidement.
Ixi’ualpa regarda la kalim. Elles ne s’étaient pas revues depuis leur retour. Les deux premiers jours, la guerrière aigle avait du faire son rapport à Dame Xoc, puis devant des scribes. Sans nul doute, la prêtresse Kanak’we avait probablement exigé la même chose de Rakt’cheel. Visiblement, elle avait elle aussi passé quelques temps à la maison des guérisseuses, tant son corps était couvert de multiples bandages.
Sans un mot, la dévote s’avança et s’appuya sur la rambarde à côté d’elle, d’une façon qui parut ostensiblement nonchalante à Ixi’ualpa. Mais, justement, cette dernière pensa y deviner une façon de cacher son manque d’aisance. La guerrière ne put s’empêcher d’être à la fois amusée et attendrie par les efforts que déployait la kalim, dont la consommation jadis excessive de koka avait réduit les capacités sociales à peau de chagrin. Elle était curieuse de savoir pourquoi Rakt’cheel y mettait tant d’efforts, aussi se tourna-t-elle vers la kalim, un peu plus grande qu’elle, pour lui adresser la parole d’une voix douce :

« Révérée Rakt’cheel, tu souhaitais me parler ? »

L’interpelée tressauta légèrement sur place, ses mains s’emmêlant et ses démêlant tour à tour. Elle se racla la gorge, prit une grande inspiration, puis se décida enfin à parler.

« Oui… Nous n’avons pas exactement eu l’occasion de nous voir cette semaine… » Ixi’ualpa hocha la tête silencieusement. Rakt’cheel se pencha encore plus sur la rambarde, avant de continuer :
« Je… je te dois des excuses, révérée de l’aigle. J’ai douté de toi et de tes capacités, et j’ai eu tort. Sans toi, jamais nous n’aurions pu revenir saines et sauves de cette expédition, encore moins avec les artéfacts sacrés, et après avoir défait Ignea. »

Un sourire empreint d’une certaine douceur se dessina sur le visage d’Ixi’ualpa.

« Tu n’as pas à me remercier, je n’ai fait que mon devoir, et je dois te rappeler que sans toi non plus, je n’aurais pas survécu, ni même sûrement le reste de la troupe. »

Rakt’cheel ne se tourna pas vers elle, fixant un point dans le lointain, mais se fendit elle aussi d’un sourire.

« Je t’en dois encore une d’ailleurs. Trois fois tu m’as sauvée, et moi deux fois seulement. Et encore, je ne compte pas notre duel où tu as refusé de me…
— Je pense que nous pouvons oublier ce duel, la coupa Ixi’ualpa d’un geste ferme de la main, mais d’une voix douce. Il appartient au passé et, je pense, nous avons bien changé depuis. »

Ixi’ualpa ne s’était pas attendue au regard empreint de gratitude et débordant d’émotions que lui rendit Rakt’cheel lorsqu’elle se tourna vers elle. À vrai dire, Ixi’ualpa en fut tellement surprise qu’elle ne sut pas quoi dire. Après un court instant, ce fut Rakt’cheel qui reprit la parole, baissant les yeux.

« Justement… je dois te remercier pour ça aussi. Tu m’as… non, tu nous as toutes changées, durant ce voyage. Pour la première fois, j’ai dû lever le voile de la koka sur mon esprit, et… et je vois maintenant à quel point aucune d’entre nous n’aurait été taillée pour l’expédition si tu ne nous avais pas forcées à nous en priver. Pour la première fois, j’ai l’esprit clair. Grâce à ça, j’ai pu te sauver, et plus encore nous avons pu survivre nous-mêmes.”

Ixi’ualpa n’avait pas vu une telle confession venir. Coite, elle se contentait d’attendre, les yeux grands ouverts, de surprise mais aussi de curiosité, que la kalim continue.

« Tu m’as aidée à ouvrir les yeux. Je ne veux plus retomber dans ma vie d’avant, dominée, inhibée même, par la koka, à en devenir floue et informe. J’ai… j’ai décidé de renoncer à la voie des kokas-kalims »

Avant qu’Ixi’ualpa ne puisse réagir, Rakt’cheel leva une main.

« Avant que tu ne dises quoi que ce soit… je ne quitte pas non plus la voie des servantes des dieux pour autant. Je vais au contraire porter ma dévotion à un autre niveau, car je souhaite entrer parmi les prêtresses-serpents.
— Je … c’est une surprise, mais je suis heureuse pour toi. » lui répondit Ixi’ualpa, sincère.

Les kalims étant par bien des manières au service des prêtresses, il était commun que ces dernières choisissent certaines d’entre elles pour devenir leurs apprenties. Ceci dit, les koka-kalims formaient un groupe à part parmi ces amazones, et un tel revirement de situation était beaucoup moins anodin.

« Tu en as fait part à Kanak’we ?
— Je lui en ai déjà fait part. » Rakt’cheel regarda la prêtresse, assise à l’assemblée au centre de la plazza. « À vrai dire, nous en avons beaucoup discuté durant cette dernière semaine. Hixik, Luxia et Haa’thee, elles aussi, souhaitaient rejoindre les servantes des prêtresses-serpents plutôt que de rester parmi les koka-kalims – même si je pense qu’Hixik le fait uniquement dans l’espoir de pouvoir gagner à nouveau le droit de manier les sceptres solaires. Comme j’étais déjà partiellement initiée grâce à mon rang de dévote kalim, Kanak’we a décidé que je pouvais d’ores et déjà rejoindre ses apprenties. »

Elle marqua une courte pause avant de reprendre, cette fois en regardant à nouveau Ixi’ualpa dans les yeux, un sourire timide aux lèvres.

« Pour ce que ça vaut, je dois dire que l’impact que tu as eu sur nous a profondément impressionné Kanak’we, et en bien. Enfin, voilà. Je souhaitais te faire part de tout ça, vu que c’est grâce à toi si nous avons changées, et pour le mieux, je pense, révérée de l’ai…
— Ixi’ualpa.
— Pardon ?
— Tu peux m’appeler Ixi’ualpa. Tu es une apprentie du serpent maintenant, plus besoin de m’adresser avec autant de révérence. Et quand bien même » ajouta la guerrière aigle avec un sourire sincère, « quand on s’est sauvé la vie plusieurs fois ce genre de choses devient superflu. »

Rakt’cheel se passa la main dans ses cheveux, visiblement prise de court.

« Bien… Ixi’ualpa. Une dernière chose.
— Oui ?
— Je… même si tu nous as remises sur un meilleur chemin, je crois que nous… enfin que j’ai encore beaucoup de choses à apprendre. Comme Kanak’we fait souvent monter de nouvelles expéditions guerrières pour récupérer nos artéfacts perdus, je serai honorée de pouvoir à nouveau voyager avec toi… enfin, si tu le souhaite également bien sûr.”

Rakt’cheel s’était légèrement inclinée et avait baissé la tête devant Ixi’ualpa en disant cela, aussi cette dernière la prit par les épaules pour la redresser.

« Rakt’cheel… Je suis sincèrement très heureuse, pour toi, et pour Haa’thee, Hixik et Luxia aussi, et je serai honorée, ravie même de me battre à tes côtés à nouveau. Tu m’as sauvé la vie par deux fois toi aussi : tu ne peux pas nier, après ce que tu viens de me raconter, que cela change une personne. »

Ixi’ualpa prit une courte inspiration avant de continuer.

« Je dois dire que moi aussi, je t’avais mal jugée de prime abord. Je pensais que tu étais ce qu’il y avait de plus obtus parmi les koka-kalims, et que jamais je ne pourrai obtenir gain de cause auprès de toi. Je… j’ai juste essayé de vous faire survivre et de vous faire rentrer dans le crâne un peu de bon sens tactique… jamais je n’aurais pensé que ça aurait un tel impact sur vous. Mais j’en suis heureuse, puisque cela… cela a l’air de vous rendre heureuses vous aussi. »

Rakt’cheel lui rendit son sourire.

« Je l’espère, je l’espère. » Elle s’apprêtait à rajouter quelque chose lorsque son œil fut attiré par l’assemblée au centre de la plazza. Suivant son regard, Ixi’ualpa vit que Kanak’we, la prêtresse, faisait signe à la kalim. Cette dernière s’inclina à son encontre avant de se retourner vers Ixi’ualpa.


« Le devoir m’appelle, dit-elle avec un petit sourire. Merci, Ixi’ualpa, sincèrement, merci. Pour ces quelques mots et… pour tout. À bientôt, peut-être. »

Ixi’ualpa la regarda rejoindre la prêtresse, et ces deux dernière engagèrent la conversation avec la voisine de Kanak’we, une autre prêtresse venue des îles.
La guerrière aigle se détacha de la scène, et s’en retourna à contempler la cité amazone en contrebas, cette fois un sourire aux lèvres.
Jamais elle ne se serait attendue à tout cela. Toute guerrière amazone savait en son for intérieur que leurs expéditions pouvaient changer des vies. Après tout, nombre d’entre elles avaient eu leur “révélation guerrière” au cours de leurs premières batailles en tant que femmes de clan. Seulement, personne ne l’avait préparée au fait qu’elle-même pouvait changer les vies d’autrui.
Son regard se perdit entre les pyramides aux faîtes éclairés de brasiers, les demeures entourant de larges plazza, et les champs et jardins qui parsemaient le paysage de la capitale.
C’était une surprise, mais une agréable surprise, qui lui réchauffait le cœur, d’avoir rapporté de Chaqua plus que des artéfacts et des corps meurtris.

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