À chaque carrefour de l’île, on pouvait croiser des coiffes noires au garde-à-vous qui tenaient en respect la foule qui s’empressait le long des artères du quartier. Le Kruiersmurr avait été nettoyé de fond en comble, on avait raclé les caniveaux et envoyé des agents d’entretien des autres districts pour tenter de camoufler le plus possible l’insalubrité habituelle dans laquelle vivaient les ouvriers de la zone, à se demander où allait l’argent de leurs impôts. Mais les mornes sentinelles n’étaient pas les seuls à porter du noir : La foule d’ouvriers qui n’étaient pas au travail étaient, eux aussi, vêtus de noir. Ils avaient sorti les costumes des jours de fêtes, souvent froissés du fait qu’ils restaient souvent enfermés dans une malle ou un placard, et toute la foule de prolétaires remontait silencieusement la rue Jaan Keürzer qui menait vers le cimetière Deedesveld.
Les ouvriers se pressaient aux grilles du cimetière. Ils s’étaient écartés de la route qui menait à l’entrée, qui était gardée par une petite bande de militaires portant demi-armure, chausses et de grands chapeaux flamboyants. Il était extrêmement rare de voir des soldats en ville : l’Assise Générale sur les Gens de Guerre de 2408 interdisait formellement aux bandes militaires et régiments du Jutonsryk de pénétrer dans l’enceinte de la cité sans qu’il y ait eut une autorisation formelle, autorisation qui avait été votée la semaine dernière par les deux chambres du Stadsraad sur proposition du Directoire – et il était assez rare que le Rijkskamer soit réuni, preuve que les Marienbourgeois tenaient à cette autorisation formelle pour voir débarquer des soldats. Tout le monde à Marienburg avait peur de voir un directeur un peu trop entreprenant profiter de la soldatesque pour prendre le pouvoir, comme ça se faisait trop souvent dans les villes Tiléennes.
Mais voilà, il fallait de beaux soldats portant drapeaux et hallebardes aujourd’hui. Ils étaient là pour la beauté du cérémoniel.
Une voiture remonta la route. Un magnifique véhicule, tracté par quatre gros roncins au beau pelage qui faisait penser aux chevaux Bretonniens, et décoré de magnifiques sculptures d’orfèvrerie sur la carrosse, notamment un angelot tout nu et tout doré sur le toit. Le véhicule s’arrêta devant les grilles, le cocher tendit de la documentation à une coiffe noire qui contrôla rapidement la paperasse, puis le policier fit un signe à ses collègues qui ouvrirent les grandes grilles du cimetière, permettant ainsi l’entrée de la voiture sous le salut des militaires qui firent une haie d’honneur avec leurs hallebardes.
Faust s’approcha lui d’une ouverture plus discrète du cimetière, mais pas moins gardée. Il montra à la sentinelle le sauf-conduit qu’il avait obtenu auprès de la Commission Spéciale pour les Funérailles d’Honneurs au Directeur van den Nijmenk, un bureau qui avait été créé et obtenu des financements spéciaux en même temps qu’on avait voté l’autorisation pour une compagnie militaire à pouvoir entrer en ville. La coiffe noire toisa Faust de son mauvais regard couvert de cicatrices, retroussa sa lèvre, puis après avoir vérifié que tout était en ordre, il lui rendit ses papiers et lui fit un court hochement de tête.
« Entrez, maître Klüber. »
Armin Klüber, maître de la Guilde des Gipponiers et Costumiers de la ville, avait une place respectable au sein de Marienburg. Bien qu’il soit né étranger, sujet de l’Empereur Karl Franz, il avait toujours respecté les usages de la guilde auprès de laquelle il n’avait jamais souffert d’un seul retard dans le paiement de ses cotisations. Bon travailleur, appliqué, avec un naturel sympathique qui attirait les faveurs de la clientèle, il avait eu une ascension rapide qui était tempérée par ses manières timorées et son manque d’ambition carriériste, à croire que son objectif principal dans la vie n’était pas de terminer grand-juré de la corporation. Il était connu sans être connu, il pouvait aller dans les beaux quartiers et les docks sans paraître intrus, on lui devait le respect sans pour autant que tout le monde retire son chapeau devant lui.
Armin Klüber avait trouvé la planque parfaite pour être un espion.
Armin Klüber remonta les allées du cimetière, le plus grand de la ville, même si le tailleur n’oubliait pas que ces stèles n’étaient en majorité que des inscriptions temporaires, remplacées par un nouveau corps lorsqu’assez d’années étaient passées pour qu’il n’y ait plus d’occupant dans la tombe. Ce n’était que près de la magnifique chapelle de Morr qu’on trouvait de grands monuments funéraires et des caveaux réservés aux plus illustres personnages de la ville, comme le vieux baron Henryk dont la statue sédimentée et endommagée par les affres du temps et les crottes des oiseaux trônait encore sous un des arbres du cimetière.
Il y avait une ambiance bizarre qui y régnait. Une ambiance de solennité et de silence macabre, qui n’était troublé que par les croassements des corbeaux qui avaient installé leurs nids un peu partout dans la zone.
À mesure que Armin s’approchait de la vieille mais jolie chapelle, il se mettait à suivre un sentier de roches anciennes, qui était gardé par des hallebardiers taciturnes et silencieux, droits comme des « i ». Ils étaient vêtus des mêmes vêtements bien repassés et propres, bien loin de l’usage normal des militaires qui portaient un patchwork irrégulier de chausses et de doublets bouffants sous leurs armures rutilantes et souvent rayées après des années de service. Ils s’étaient fait beaux, ces soldats barbus et moustachus, qui faisait dire à Armin qu’il devait s’agir d’une bande de vétérans et non la bleusaille habituelle, présents ici pour impressionner les patrices et les gros bourgeois qui voyaient ainsi à quoi servaient les impôts qu’ils s’acquittaient lourdement.
Les portes de l’église étaient grandes ouvertes. Mais en entrant à l’intérieur, Armin fut plongé dans l’obscurité. Ce sanctuaire n’était pas une de ces magnifiques cathédrales flambant neuves de l’art nouveau, qui resplendissaient de couleurs qui baignaient l’intérieur grâce à d’altiers vitraux d’œuvre complexe. C’était de la pierre, de la vieille pierre, froide et austère, qui n’enlevait rien à la piété du lieu. La lumière à l’intérieur ne venait que de légères fentes dans la pierre, et surtout, de milliers de cierges allumés. Les narines d’Armin furent chatouillées par les encens répandus par les enfumoires des prêtres de Morr qui les agitaient en remontant la nef avec le même sérieux que la ronde d’une sentinelle.
Il trouva un banc sur lequel s’installer. Un peu haut vers la nef, perdu sur le côté, dans l’ombre, mais qui lui donnait une magnifique vue sur l’autel et les premiers rangs. Parce qu’on n’avait pas trouvé le corps du directeur van Nijmenk, on avait placé un cercueil sur l’autel qui était en fait totalement vide. Mais depuis que l’on avait retrouvé l’épave de son navire et de nombreux corps de matelots, la survie du patrice n’était plus un scénario envisagé.
« Je déteste les enterrements. »
Eva Seyss chuchotait avec une douceur inhabituelle. Elle prenait cette voix sans doute de peur que la vénérable pierre de la chapelle ne porte trop son écho, et qu’ils attirent l’attention dans cette église où plus d’une centaine de gens s’affairaient avec un silence sépulcrale, qui n’était interrompu que lorsque quelqu’un se mettait parfois à tousser. L’umbramancienne était vêtue tout de noir, mais pour une fois, elle portait une grande robe à épingles qui descendait sous le genou au lieu de se recouvrir d’un pantalon et d’un doublet trop large. Elle avait mit sur sa tête un petit chapeau qui était recouvert d’un voile un peu transparent, qui camouflait une partie de son visage, et, c’était beaucoup plus étonnant, un tout petit peu de rouge sur ses lèvres.
« Regarde moi ça. Toute cette foule d’hypocrites qui sont venus non pas pour pleurer, mais pour montrer qu’ils pleurent. D’ordinaire, aux enterrements, il y a toujours quelques sincères au milieu des imposteurs, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Sasha avait trop d’ennemis, et pas assez d’amis. »
Qui étaient la centaine de personnes qui se pressaient à l’intérieur ? Des représentants des guildes, des bourgeois triés sur le volet qui avaient, en obtenant un laissez-passer de la Commission Spéciale, prouvaient qu’ils comptaient dans la vie de la cité, comme s’ils venaient à un banquet important ou aux premiers rangs d’une cérémonie exceptionnelle. Dans les rangs les plus proches se trouvaient des invités d’importance, des ambassadeurs, des pairs nobiliaires, des universitaires, et surtout, les directeurs de Marienburg, leurs excellences qui venaient honorer leur collègue.
« Tu vois la jolie femme qui pleure, dix-neuvième rang, chapeau à plumeau bizarre ? »
« Je vais te donner un scoop Faust, une avant-première, une information qu’extrêmement peu de gens ont à Marienburg. Tiens-toi bien.
Sasha van der Nijmenk s’est marié. En secret. Cette petite meuf, là, c’est Klara de Leydenhoven, une troisième fille de la noblesse mineure du Jutonsryk. Pas la meilleure des unions possibles. Et le testament de Sasha, qui n’a toujours pas été ouvert puisqu’il a été tout juste reconnu comme mort par la justice, la désigne comme héritière de tous ses biens, capitaux, et propriétés foncières.
C’est con parce que Sasha a des cousins très éloignés. C’est ceux qui chialent au premier rang. Ils vont gueuler quand ils vont voir la petite Klara se ramener chez le notaire. Ils sont même pas au courant que Sasha a fait des épousailles. »
Il y avait en effet des gens au premier rang, qu'Armin connaissait déjà. La famille van Zuurman, une de ces familles marchandes secondaires qui n'avait pas l'illustre honneur de faire partie des Dix. Très actifs, importateurs avec la Bretonnie et la Tilée, ils n'avaient pas une grosse flottille, surtout que deux de leurs navires avaient été coulés récemment - heureusement pour eux, ils étaient assurés par la Banque Fooger. Ils avaient assez d'influence pour décider des postes d'édile dans le Noordmuur, et le patricien de la famille, le sexagénaire Aart van Zuurman, avait été élu au sein Burgerhof où il était l'un des seconds couteaux du parti Belliciste.
Tout le monde dans la chapelle se leva. Eva se mit à se taire et à lier ses mains. Une procession de prêtres de Morr entra dans la chapelle, et les grandes portes se fermèrent. On entendit des chants, et tout le monde baissa la tête dans une solennité respectueuse.
Après dix minutes de chants et de prières, tout le monde se rassit, tandis qu’un vieux prêtre de Morr se mit sur l’autel et commença à lire des extraits du Libro Dei Morti.
« C’est une grosse affaire que Sasha van den Nijmenk laisse derrière lui. Une jolie flottille. Et des créances, beaucoup de créances. Boris Todbringer du Middenland lui doit plusieurs centaines de milliers de guilders.
Selon toi, c’est qui qui devrait hériter de ses biens ? Je veux dire… Qui tu aimerais toi voir hériter de ses biens ? »