Élève le Corbeau ; Il te crèvera les yeux.

Où s'écrivent les histoires, hors du temps et des règles compliquées du monde réel...
Répondre
Avatar du membre
Emma Anhalt
PJ
Messages : 0

Élève le Corbeau ; Il te crèvera les yeux.

Message par Emma Anhalt »

Gauche. Droite. Gauche. Droite. Respiration nasale. Contrôle du souffle. J’arrive tout au bout, je me retourne uniquement avec les poignets et en balançant mon corps sur le côté, puis je redescend. On se laisse tomber au sol. On s’étire. Souffle. Tour à 180°, mains en l’air, on ressaute, et on recommence. Gauche. Droite. Gauche. Droite. On oublie pas de respirer. Jusqu’au bout. Encore, et encore.
Heureusement que le bon Arnulf travaille. Je lui avais demandé de bien vouloir me prêter une échelle, une fois, parce que le chat d’Oda s’était coincé sur une branche du pommier, mais depuis il ne prend pas gare au fait que je lui emprunte son échelle tous les matins. En même temps, vous avez souvent besoin de votre échelle au jour-le-jour, vous ?

Tout est question d’horaire. Il faut être extrêmement précis, on peut pas tolérer l’erreur. De tous les voisins, c’est Bernhard qui est le plus lent, il part toujours la bouche en cœur, avec son chapeau en feutre sur la tête et son manteau rabattu sur son épaule l’été, couvert sur son dos l’hiver. Ensuite, il y a toujours un petit battement où personne ne traverse la cour : Les hommes sont partis pour traverser le Grand Pont et aller jusqu’à leurs usines, ou bien comme maître Bernhard, ils se dirigent vers leur boutique située dans le quartier. Cela ne va pas laisser le pâté de maisons silencieux, les dames ont aussi des choses à faire, mais il y a toujours un petit moment, un instant de repos qui permet au chat d’Oda de venir s’allonger en plein soleil pour bronzer ou pour se lécher les fesses, un silence qui n’est troublé que lorsque la vieille Gisela Letihn (À ne surtout pas confondre avec Gisèle Panhard) sort de chez elle pour faire du tricot en regardant dehors.

Pendant que toutes les dames sont occupées à faire le lit, passer le balai, ranger chez elles, voire-même déjà éplucher les légumes qui serviront au potage du soir, c’est le moment où je dois vite passer à l’action, d’autant plus que l’horaire que je sois correspond parfaitement avec le moment où les rejetons des feux des petites maisons à colombages partent errer dans les rues, si leurs parents sont pauvres, ou aller studieusement voir un maître pour savoir comment écrire, quand ils ne sèchent pas pour rejoindre les premiers. Je bondis hors de la piaule, avec mes vêtements de la nuit, me rince le gosier avec de l’eau stagnante de la veille, et cherche mes cuissardes. C’est souvent périlleux parce que la nuit j’ai tendance à être trop crevée pour bien les ranger, alors je me content de les retirer un talon contre l’autre avant de les balancer à la volée. Du coup, comme tous les autres matins, je me met à dire des insultes bien fleuries, comme « putain de bordel de merde fait chier » ou le classique « bon Sigmar putain pourquoi ça arrive qu’à moi ? », avant de finalement parvenir à me reconstituer une paire que je porte à la main. Je fais quand même gaffe quand j’arrive devant la porte : Je tire sur la chevillette avec grande minutie, parce que le problème c’est que si je retire la bobinette trop rapidement, ça claque très fort, et je risque d’alerter le vieux Rudolf qui à cette heure là est déjà bien éveillé, à manger des beignets en lisant l’édito et la Une du Rapport Quotidien.

Rudolf est sympa, mais collant comme du goudron, et si je n’ai pas fuis le couloir assez vite après avoir dévalé les escaliers, il va me happer, me demander comment je vais, ignorer ma réponse, puis immédiatement engager la conversation sur les idioties qu’il a commencé à lire dans son torchon : Allez savoir pourquoi, je n’ai aucune envie, lorsque je viens juste de me réveiller, d’avoir une conversation sur comment les maçons nains sont un danger pour les artisans locaux et pilotés depuis Karaz-a-Karak, ou encore les trois raisons pour lesquelles le Patriarche Suprême Balthasar Gelt est sous l’influence des fonderies d’armes de Nuln. Des crottes d’œil autour des yeux, une mauvaise odeur venant des aisselles, baillant à m’en décrocher la mâchoire, je n’ai jamais d’autre choix que de faire semblant de croire à tout ce qu’il dit puis à tout de même poliment lui demander s’il suit toujours ses rendez-vous chez l’apothicaire et s’il prend bien soin de mettre son onguent le matin et le soir. C’est pieds-nus que je dévale les marches pour passer discrètement devant la porte de Rudolf, puis je vais dans la cour, et me dépêche d’enfiler les cuissardes. Je traverse rapidement les dalles, ce qui provoque souvent la fuite du sale matou d’Oda qui ne m’aime pas, même après lui avoir sauvé la vie en allant le chercher dans le pommier. Je vais dans le cagibi qui n’est jamais fermé à clé, même si Gisela Letihn n’arrête pas de se plaindre constamment de vols et d’intrusions la nuit qu’elle jure qu’elle voit depuis sa chambre ; L’explication c’est que c’est Arnulf qui a la clé, mais tout le temps au cours de la journée il y a des gens qui ont besoin de ci ou ça qui est à l’intérieur, et le pauvre Arnulf se lamente de devoir abandonner son travail juste pour descendre ou monter ouvrir le cagibi. Vous vous rendez pas compte du boulot que c’est, le pâté de maison ? En tant que fidèle concierge, il doit constamment entretenir les torches de veille, s’assurer de la propreté de la voirie, et là, depuis deux semaines, il doit avec quelques jeunes mal payés refaire l’isolation du toit d’Oda et de Gisèle (Panhard cette fois).

Je vais chercher l’échelle qui est cachée derrière la petite barrière du cagibi, et même si sur le chemin je fais bouger des feuilles de buissons, j’arrive à mettre la lourde et longue échelle sur mon épaule. Au départ, son poids me faisait mal. Maintenant, je la soulève avec aise.
J’amène l’échelle jusqu’au pommier un peu éloigné des fenêtres et des allers-et-venues de la résidence, excepté pour le balcon de cette vieille pie de Gisela Letihn qui heureusement n’a pas encore sorti de quoi faire son tricot. Je peux donc poser la lourde échelle sur le sol, très éloignée du tronc de l’arbre, afin de faire tomber l’autre extrémité entre deux grandes branches qui sont assez solides pour soutenir mon poids. Et c’est là que je peux commencer le rite de la matinée sans lequel j’ai l’impression de n’avoir rien foutu, d’être une larve bonne à glander. Je retire ma longue chainse étriquée que je plie et pose sur un des échelons les plus bas.

Quasi-nue comme un ver, à part pour mes guibolles et mes pattes, je glisse ma tête sous l’échelle, lève les bras au-dessus de moi, me raccroche aux traverses, et je commence à escalader jusqu’au pommier. L’arbre et l’échelle sont assez hauts, même avec ma taille de grande perche, pour que ça m’oblige à me soulever un moment au-dessus du sol, avec uniquement la force de mes bras. Je suis tellement habituée à faire cet exercice que sentir l’échelle se plier légèrement sous la pression, ou voir les feuillages du pommier trembler ne me fait même plus peur. Tout ce qu’il faut, c’est bien penser à caler les montants dans des pierres que j’ai disposées exprès. Et je répète l’exercice, inlassablement, encore et encore, avec le même mouvement de petit saut qui ne demande que la force de mes bras, en essayant de garder le reste de mon corps qui est soulevé le plus droit et le plus immobile possible. Gauche. Droite. Gauche. Droite. Quand j’ai trop l’impression d’être un sac suspendu, j’essaye de profiter d’être tout en haut, près du pommier, pour tenter de soulever mon corps à la force de mes épaules, et en répétant toujours le même geste. Le jour où je vais casser l’échelle du bon Arnulf, je vais avoir l’air maline à essayer d’expliquer ça.
Mais la plus grosse hantise, ça serait quand même qu’un voisin me voit. Si c’est la jeune Oda, ça va, j’aurai juste à subir ses taquineries très désagréables à ce sujet. Si c’est cette commère de Gisela je sais que mon père sera au courant dans la soirée. Mais l’anxiété d’être découverte à poil, en train de grimper répétitivement une échelle par-dessous, est bien peu par rapport au plaisir de cet exercice ; Haletante, en sueur, les membres brûlants, je ressens plus d’intérêt dans cet exercice fatigant et répétitif que dans tout ce que le reste de la journée va m’obliger à faire. Ce moment il est à moi, pour moi.

Vous savez ce qui est le plus chiant dans la carrière de justicier ? Le temps. Vous avez pas idée de comment c’est chiant de remplir des horaires. Malheureusement j’ai besoin comme tout le monde de dormir 8 heures par jour et je suis obligée de faire mon boulot de boutiquière et de femme à tout faire pour le paternel. Autant vous dire que c’est une négociation permanente pour pouvoir remplir absolument tout ce que je dois faire. Souvent, je me retrouve à déléguer des tâches, à réussir à obtenir le service d’Oda pour faire tel ou telle chose, Gisèle elle peut rentrer chez moi quand elle veut et elle ne s’en prive pas, de toute façon depuis qu’elle est veuve elle trouve qu’elle a du temps à perdre.
J’enrôle les voisins, tout le temps, pour des tas de raisons. Compter sur leur gentillesse en revanche risque de vite courir sur leur patience ; Selon Gisela, j’ai une réputation de jeanne-foutre dans le voisinage. Et puis paraîtrait-il qu’il serait temps pour moi de me trouver un bonhomme, c’est vrai que ça réglerait pas mal d’ennuis pour mon pauvre papa – moi je me demande plutôt pourquoi c’est pas lui qui se cherche une nouvelle bonniche, mais vous comprenez, aux yeux d’un homme c’est normal que quand il rentre chez lui, le linge soit fait, le dîner est servi, et il n’a plus qu’à se mettre les pieds sous la table, c’est limite à se demander si tout ça n’est pas un miracle permit par la douce Rhya. Après tout c’est pas du vrai travail hein, pas comme la forge ?
Pardonnez-moi. Je vous ai presque montré mon amertume. Vous voyez pourquoi je m’amuse à monter des échelles à l’envers le matin ? Ça m’évacue ces conneries. Parce que quand je commence à être fatiguée, en fait, la journée ne fait que commencer. Il faut remettre l’échelle sur le dos, se rhabiller, et retourner illico dans la maison. Encore une fois je me met pieds-nus à l’entrée car Rudolf est un fourbe, et s’il m’a entendu descendre, il peut parfois m’attendre en embuscade sur le chemin du retour. Une fois j’étais tellement en colère et je n’avais tellement pas envie de voir sa tête, je suis rentrée chez moi en escaladant la façade et je suis rentré par une des fenêtres. Cette fois-ci, un Dieu ou une Déesse, j’ignore le ou laquelle, est de mon côté : Je parviens à rentrer chez moi sans me faire alpaguer par un quelconque curieux.

Sitôt la porte claquée derrière moi je balance les bottes au loin (Tant pis pour la conne que je serai dans trente minutes quand je devrai les chercher, je n’aurai qu’à maudire la conne que j’ai été de les lancer à la volée), et je me met au boulot. Je débarrasse la table où père a mangé avant de partir, je passe le balai sur les miettes car il est incapable de manger proprement, je lave les couverts, je vais faire le lit, je range rapidement la baraque en cherchant les minuscules trucs sur lesquels il peut remarquer que je n’ai pas assez fignolé. C’est une perte de temps absolue et j’aimerais bien être aidée, surtout qu’après c’est pas fini, et c’est moi qui suit obligé de me préparer. En plus, la petite horloge qu’un confrère de la guilde lui a offert pour l’anniversaire de la création de la guilde m’indique que je commence déjà à être à la bourre. Je prend ce qui reste du grand seau d’eau, à la fois croupie de la nuit et salie par l’utilisation de mon père qui est parti au boulot bien avant moi. Je me met à poil, prend une éponge et du savon (D’ailleurs il en reste plus beaucoup, et ça me fait serrer les dents parce que ça veut dire qu’en plus des milliards de trucs que je dois faire je dois aussi me charger d’en racheter chez l’apothicaire) et je me frotte rapidement là où je pue.

L’eau froide me couvre de chair de poule, mais quand vous avez passé deux décennies de votre vie à vous laver à l’eau froide vous remarquez même plus, les bains à l’eau chaude c’est quand même réservé à ceux qui ont de l’argent à perdre et qui n’ont pas à aller chercher de l’eau au puits. Je me sèche rapidement dans un linge que je fais bien gaffe de replier même si ça sert à rien, parce que mon père est le cador quand il s’agit de se plaindre pour rien. J’enfile des braies et une chemise, et au-dessus, je me recouvre d’une grande robe épaisse couleur vert-pomme et un mantel sur les épaules parce qu’il fait froid ces derniers temps. Pas de bijoux, pas de mercure sur les joues, pas de tresses : je remet juste en place mes cheveux gras et humides, que je coupe court justement pour pas avoir à les coiffer. Pour prendre soin de soi faut vraiment avoir du temps à perdre, et franchement, entre le boulot dans la maison, le boulot à la forge, et maintenant le boulot du soir qui consiste à traquer et tabasser des truands, on peut pas dire que j’ai vraiment une heure à perdre à me faire des bouclettes ou à me costumer. Pour quoi faire, en plus ? Me faire complimenter dans la rue par des bonhommes ?
Ça va ralentir ma marche. Le temps c’est tellement précieux, plus précieux encore que l’argent. Le seul accessoire que je m’offre, c’est une ceinture que je met au-dessus de la robe pour marquer ma taille et ne pas ressembler complètement à un vieux sac de pommes. J’enfile les cuissardes que j’arrive cette fois à retrouver assez facilement, j’attrape le seau à la main, je prend ma clé, et je peux enfin sortir dehors pour me mettre au boulot.

Par tous les Dieux. Rudolf est ici. Il ouvre la porte juste quand je m’approche de la sortie. Le vieil homme, le plus vieux de toute la résidence, se tient juste sur son palier qui est devant la porte d’entrée. Barbe de trois jours, j’en déduis que son neveu n’est pas encore venu pour le raser, mains qui tremble, grand sourire sur son visage, que je réplique avec mon propre sourire à moi qui doit afficher mes chicots un peu jaunes (Merde, j’ai oublié de me laver les dents alors que j’ai acheté un extrait de sauge chez l’apothicaire exprès pour ça). Il me parle avec sa petite voix faible d’infirme, en agitant sa main tremblante.
« Oh bah… C’vous qui avez fait tout c’boucan tout à l’heure ?
– Oui, c’est moi. Je suis désolée, je ne vous ai pas réveillé ?
Je demande en sachant déjà parfaitement ce qu’il va répondre : Je connais toutes les habitudes chiantes et invétérées du voisinage, les vieux cons ça adore radoter.
– Non, non ! Vous savez j’suis levé depuis… Oh, 5 heures ! J’aime me lever tôt vous savez. J’ai eu le temps d’acheter le journal et de me promener le long du Reik, et je suis allé chercher du pain, et puis j’en ai profité pour acheter des beignets pour les enfants d’Arnulf et Oda… Vous avez vu comment elle est mignonne la petite dernière d’Arnulf ? Elle arrête pas de grandir ! Vous voulez un des beignets ? Ils sont fourrés aux pommes c’est très bon. Tenez je vais vous en chercher un je vais le mettre dans votre gamelle et… Vous avez une gamelle, pour manger à midi ? Ah oui c’est vrai vous mangez pas le midi vous ; C’est pas très bien vous savez, travailler l’estomac vide c’est épuisant ! »
Oh là là. Il a le don d’être à la fois très gentil et très casse-bonbons. Je sais jamais si je veux lui faire un bisou sur la joue ou lui exploser les bijoux. Si seulement il me parlait quand j’avais le temps, et pas quand je suis en retard avec le seau rempli d’eau savonnée sale sous le bras. Je souris, je répond rapidement à ses phrases en agitant énergiquement la tête, je le retiens vite d’aller me chercher des beignets, et puis je lui dis que oui c’est vrai je devrais peut-être me préparer un casse-croûte… Se tirer de ce couloir est encore plus compliqué que se tirer d’une course-poursuite avec des sergents du guet. Je me sens empêtré et je n’ose pas couper court à la discussion en lui sortant un écoute coco, t’es bien gentil mais j’ai pas que ça à foutre. Je suis bien contente d’avoir Rudolf qui m’offre à bouffer le soir parce qu’il a encore l’impression que sa femme n’est pas morte et que ses enfants n’ont jamais quitté le foyer, alors il arrête pas de trop cuisiner ; Un homme qui cuisine, c’est tellement rare en plus.


Du coup, je pense bien à lui rappeler qu’il faut qu’il prenne ses médicaments. Je lui demande s’il va bien. S’il a pu bien dormir. Je m’intéresse sincèrement à lui, même si j’ai réellement envie de me casser en faisant la roue. Quand j’étais petite, Rudolf était déjà assez âgé et ne travaillait plus, mais il est arrivé quelque chose de bizarre y a genre, trois ans. Il était en train de s’occuper du potager de la cour, en plein été, quand il a eut une violente crise d’apoplexie. Il est devenu incapable de parler, il est tombé par terre et il pouvait plus bouger les bras. Arnulf et mon père l’ont embarqué en urgence jusqu’à l’apothicaire qui a appelé un médicastre. Par la sainteté de Shallya (Bien que le médicastre n’avait pas l’abnégation et la douceur d’une prêtresse de Shallya, ça c’est peu dire…) Rudolf a été sauvé, mais maintenant il a du mal à marcher, à parler, et souvent il se met à oublier des choses. Bien sûr, normalement, il faudrait qu’il soit surveillé au lieu de vivre tout seul, mais bizarrement je suis la seule que ça choque, mon père quand je lui dis que c’est pas bien que Rudolf n’arrête pas de sortir dehors et de faire la cuisine alors qu’il a les mains qui tremble il réagit d’un air choqué, comme si j’étais une vieille pimbêche doublé d’une geôlière pour vouloir garder le vieux chez lui. Le pire c’est ses enfants, qui ne passent jamais, et son imbécile de neveu qui vient seulement une ou deux fois par semaine en coupe-vent, probablement pour qu’on ne l’oublie pas sur l’héritage ; Je me souviens qu’une fois je m’étais engueulé violemment avec le neveu, une vraie tête de con, persuadé d’être un saint parce qu’il vient raser tonton, alors que moi j’appelle ça le service minimum. Enfin bref. C’est juste encore une raison pour m’énerver. Je me rend compte que mes exercices sur l’échelle de ce matin ne m’ont pas suffit.

Mes rappels sur ses onguents à s’appliquer ont au moins un mérite : Il se sent gêné. Il me fait oui-oui de la tête et de sa petite voix, puis j’arrive finalement à me dégager en lui souhaitant par trois fois une bonne journée. Puis je retraverse la cour, je retourne près de mon pommier et du cagibis, et je m’approche du petit muret qui donne sur une ruelle. Je déverse l’eau sale soigneusement le long de la bouche du caniveau ; Avant je ne m’embêtais pas et je me contentais de balancer le seau depuis le balcon, directement dans la rue, mais on a reçu des plaintes du conseil municipal et ça a encore été le sujet d’une engueulade, avec menace de porter plainte devant le quartenier. Demi-tour droite, j’entre dans le cagibi toujours ouvert à clé, je cache mon seau en espérant qu’on me le vole pas dans la journée, et je sors dehors.
Devinez qui est sur son balcon ?

« Dites donc, jeune fille ! Vous comptez récupérer votre linge qui étend ?! »

Oh putaiiiiin. La vieille Gisela me regarde depuis son balcon, où elle est en train de s’installer pour tricoter. Mais elle arrête son organisation pour me regarder, les poings sur ses grosses hanches bien grasses. Je me retourne et lui fais un magnifique sourire très très forcé. Je prend une petite voix de jeune fille ingénue et idiote pour lui répondre.

« Je vous prie de me pardonner, belle dame… J’ai complètement oublié de retourner le chercher. Je m’en occuperai en rentrant du travail.
– Vous avez oublié ?! Vous êtes tête en l’air, ma parole ! Vous savez que vous monopolisez toute la corde à sécher ?! Pour une jeune fille pas très coquette vous en avez du linge ! Vous savez faudra pas vous étonner si vous le retrouvez par terre à un moment, vot’ linge ! Je fais quoi, moi, si je dois aller au lavoir ?! Vous pensez vraiment qu’à vous-même ! Vous êtes insupportable ! Ça veut dire quoi, « oublié » ? Cela vous prend juste dix minutes de le plier et de le ramener chez vous ! C’est incroyable ! »

J’éteins mon cerveau. Je me met à rougir, mais je sais pas si c’est de honte ou de colère. C’est vrai, ça prend dix minutes de ranger le linge. Ça prend aussi dix minutes de nettoyer les couverts, ça prend dix minutes de mettre la table, ça prend dix minutes de passer le balai, ça prend dix minutes de faire le lit, tout prend dix minutes, mais mit bout à bout c’est une perte de temps et d’énergie horrible. Et le pire c’est que je peux pas juste lui faire un doigt et l’insulter la Gisela. Parce qu’elle a raison. Parce que si je fais un scandale tous les voisins vont se liguer derrière elle et faire « non mais c’est vrai que vous avez monopolisé la corde à linge toute la journée... ». On commence pas des batailles qu’on peut pas gagner, j’ai trop goûté à ce problème à travers mon adolescence, les vieux ça a toujours raison et les jeunes ça a toujours tort, alors je me contente d’agiter la tête, de faire mes plus plates et plates excuses, et de surtout pas écouter quand elle me lance pour la seizième fois sur le sujet du PUTAIN de cagibi et de la PUTAIN de clé qu’il faudrait fermer.

Je serre les poings en même temps que les dents maintenant. Et j’arrive enfin à me dégager de là en subissant les méprises et les remarques passive-agressives de la grosse truie. Le pire c’est qu’elle a raison, je me répète. J’ai horreur d’être mise en porte-à-faux. Cette vieille mégère a ses utilisés, avec son caractère exécrable c’est quand même la matriarche de la résidence, même si elle a tendance à croire que tout le monde est à son service. Avec le recul je me demande si je l’aie déjà vue sympathique ? Aussi loin que je me souvienne j’ai toujours eu l’impression qu’elle avait un caractère de chieuse et pisse-froide. Après, d’un autre côté, la plupart de ses médisances à mon encontre naissaient du fait que j’avais tendance à rire fort sous son balcon quand je ramenais secrètement une ami ou un amoureux avant de rentrer tard chez papa. Bon sang j’en parle comme si ça faisait une décennie, alors que je le faisais encore il y a genre, deux ou trois ans. Ok peut-être quatre. Merde c’est vrai que j’ai un vide affectif.
Vite, je me chasse cette idée de la tête. Boulot boulot. Faut encore faire la loooongue marche à travers le Grand Pont pour gagner l’Industrialplätz et la forge de papounet.

Il fait frais dehors. Nuln se réveille dans un automne naissant. Les arbres ont encore des feuilles aux branches, mais ça ne va pas durer longtemps. La foule des ouvriers est déjà partie, mais là c’est la foule des bons bourgeois qui se presse dans les rues. Surtout des femmes, du coup, parce que c’est elles qui doivent faire les courses pour leurs époux et leurs enfants. Mais il y a bien quelques bonhommes qui ont un emploi qui leur permettent de ne pas être obligés d’aller dans l’enfer du feu et des braises rive gauche, des petits intellos, des journaleux, des imprimeurs, des savonniers ; une foule de petits métiers moins éreintants et moins dangereux. Les brutasses que je croise, ce sont deux sergents du guet qui patrouillent l’un à côté de l’autre, en uniforme. L’un porte un gros pain sous le bras, l’autre un sachet de fruits qu’il déguste tout en parlant la bouche pleine ; ils attendant tous deux à la sortie d’un commerce, posés tranquillement autour d’un banc. C’est un quartier suffisamment tranquille pour que les guetteurs n’aient pas à être constamment vigilants, c’est tout de même marrant à regarder.
Alors que je descend tranquillement la Westenstrasse pour embrancher en direction de la Emmanuelplätz, je croise de l’autre côté de la rue une jeune fille que je reconnais entre toutes les jeunes filles. Pour une fois, ce n’est pas moi qui me fait déranger dans la routine, c’est moi qui vais déranger. Je fais un grand signe de la main et je me met à parler en pleine rue, au milieu de la petite foule de passants :

« Hé ! Oda ! »

Toutes les femmes ne se contentent pas d’occuper leur temps au foyer. Je dirais même que ce n’est pas le cas d’une majorité. Les femmes aussi ça travaille, et Oda en fait partie ; D’habitude quand je la croise elle se fait toute jolie, avec des nœuds, des rubans dans les cheveux, le visage maquillé. Là elle a le visage couvert de petits boutons, sa chevelure cachée sous un voile (Alors qu’elle n’est pas mariée), et elle porte une simple tunique en lin très large et qui tombe bas ; Je la vois avec une sacoche en cuir sous le bras. Elle bosse dans le textile, mais elle n’est pas un riche drapier ou un gipponier qui gagne très bien sa vie, ça généralement c’est des hommes qui le font ; Elle se contente de passer la journée devant un métier à tisser, ça permet de se faire de l’argent honnête, ça contribue à son foyer même si pour le coup c’est surtout ses frères qui sont tous à l’usine qui ramènent le plus gros gagne-pain.

« Tiens salut Emma ! T’es encore là ?
– Oui oui je suis un peu en retard j’ai pas trop le temps… Tu fais un bout de chemin avec moi ou t’es occupée ?
– Avec joie, mais juste un petit bout ! »

Oda me ressemble pas du tout. Elle est toute petite, un peu grassouillette, toujours souriante ; elle a des cheveux bruns et tellement longs qu’ils tombent jusqu’au bas de son dos. Pourtant ce n’est pas une petite bourgeoise qui gaspille son temps à loisirs, elle aussi est beaucoup employée à s’occuper de la maison familiale, même si elle est aidée par sa mère et par sa belle-sœur, le grand frère n’ayant toujours pas quitté le foyer familial alors qu’il est marié (Les loyers coûtent très cher dans le quartier et papa-maman ne veulent pas qu’il aille dans les Taudis à cause de la criminalité et tout ça). Mais elle m’aime bien. On a six ans de différence et elle vit au milieu d’une fratrie avec que des bonhommes, donc je lui ai un peu servi de grande sœur ou une relation du genre. C’est ça qui est pratique quand on vit toujours dans la même maison, dans le même quartier, avec les mêmes voisins ; au bout d’un moment tout le monde connaît tout le monde, pour le meilleur et le pire.

« Y vont tous bien tes frangins ?
– Tous bien ! On continue de chercher une nouvelle maison pour Bruno, mais c’est un peu compliqué… Il pense quand même avoir une promotion de contremaître ! Je t’en ai parlé ?
– Oui oui, mais ça fait longtemps que ça traîne cette histoire. En même temps contremaître ça serait bien, ça lui permettrait d’enfin avoir de l’argent pour déménager, quoi…
– Il la mérite franchement cette promotion. Il est très sérieux, et il se tue au travail ! Après c’est pas le seul, je sais bien, mais je veux dire voilà, on peut pas dire qu’il donne pas de sa personne, et puis... »


Je ne coupe pas Oda, mais je ne vais pas vous faire écouter tous les compliments qu’elle a pour ses quatre frères les uns à la suite des autres. Déjà ça vous ennuie, et ensuite, ses paroles à la gloire de ses frérots qu’elle admire au bout d’un moment c’est toujours les mêmes. Non, moi je vais vous dire pourquoi Bruno va devenir contremaître : Parce que la dondon qu’il a épousée, c’est la fille d’un maître d’ouvrage de l’usine. Forcément ça améliore les candidatures, pas vrai ? Mon père il fait semblant de sourire et de féliciter Bruno devant les voisins, mais en privé il a des mots pas très sympas, il m’explique que c’est pour ça qu’il a choisit d’ouvrir une forge au lieu de retourner dans les manufactures et les grandes usines. Être son propre patron ça évite les histoires de favoritisme comme ça.

« ...et voilà, maintenant il faut que je ramène l’argent au drapier. Mais je retourne travailler vers 13h ensuite. Et toi, comment va ton frère ?
– Gerhard ? Le jour où j’aurai des nouvelles de lui… Tu sais qu’il passe juste pendant les congés scolaires. Il doit faire l’idiot avec ses camarades.
– Il t’énerve toujours autant ? Me demande-t-elle avec une petite voix.
– Ce qui m’énerve c’est que mon père n’arrête pas de me critiquer quand je ne fais pas tout ce qu’il veut, mais que Gerhard vienne uniquement à la maison pour mettre les pieds sous la table ça ne le choque pas.
– Oui mais s’il est diplômé il pourra travailler où il veut ! Il sera bien payé ! C’est rare pour un enfant des rues d’intégrer l’École d’Artillerie, t’es pas un peu fière ?

– Tu parles, je peste dans un souffle. Une fois diplômé, je veux dire, s’il y arrive, il veut aller au Collège d’Ingénierie. Avec quel argent, je me demande.
– Il aura peut-être une bourse…
– En devenant l’éphèbe d’un vieux noble poudré, peut-être. Je trouve pas que c’est un motif de fierté, à titre personnel. »

Si j’avais été un bonhomme je serais allée à l’usine, comme tout le monde. Gerhard c’est déjà plus un semi-homme. Bien habillé, douillet, limite peureux. Quand on se battait j’arrivais toujours à lui coller une raclée. C’est de la triche j’avoue, parce que les filles poussent plus tôt que les garçons alors à douze ans je pouvais l’étrangler sous mon bras et lui frotter le crâne sans soucis. Mais disons qu’il pourrait s’entraîner, ça fait peine à voir, il a des biceps minuscules ! En plus tous ses amis sont des gamins de patrices ou d’aristocrates, il fait genre il s’intègre à leur groupe en faisant les mêmes conneries qu’eux, alors que je suis sûr ils le prennent pour un bouffon amusant parce que il vient d’un foyer modeste : Mon grand-père c’était un ouvrier, mon père un vétéran de l’infanterie, y a mieux comme prestige familial. Et voilà que Gerhard il se ramène et il dit des mots trop bizarres que je suis sûr qu’il invente, genre éphèbe, c’est lui qui l’a sorti un soir et qui m’a dit ce que c’était. Moi on m’a apprit que l’homosexualité ça faisait de la peine à Taal et Rhya parce que c’est pas naturel on est censés faire des enfants.

« C’est quoi un éphèbe ?
– Un heu… Un garçon qui est au service d’un homme plus vieux. Je vais pas te faire un croquis.
– AH. »


Petit silence gênant.

« Et…
Et Conrad, comment il va ? »


Oof. À la mention de ce prénom, j’avoue, j’ai un peu grimacé. Ça me gêne. Y a bien qu’avec Oda que je peux en parler. Et les anciens et anciennes de ma bande. Certainement pas avec Gerhard, s’il apprenait que je fréquentais toujours Conrad il deviendrait fou.

« Il… Il n’aura plus de problèmes avec cet usurier.
– Comment tu sais ?
– Une rumeur que j’ai entendu… Un, heu… Un type trop bizarre, qui se serait habillé en noir et qui l’aurait tabassé avant de ruiner son livre de comptes.
– Sérieux ?! Le sale Thorek Heldour ? Tu sais que je connais plein de gens qui lui devaient de l’argent ?
– Les nains ont de la mémoire mais ils ont tendance à un peu trop la mettre par écrit.
– T’as une idée de qui a pu faire ça ? Que je lui envoie une lettre de remerciement, et une corbeille de fruits.
– Bon sang, vu le nombre de gens qui détestaient Thorek ça m’étonne pas qu’un d’entre eux pète les plombs et aille le rouster. Mais ce qui m’étonne c’est plutôt qu’il ait décidé de le garder en vie.
– Tu m’étonnes ! »


Je dois réprimer un sourire mauvais. Je suis fière de moi-même. Voir ce sale nain d’habitude si imbu de lui-même, si heureux d’écrire dans son gros livre les couronnes et les pistoles qu’on lui doit, toujours bien habillé et la barbe lavée avec des huiles pour la rendre soyeuse et brillante. Par terre, sous ma botte, à crier à la fois de rage et de peur. Je suis le corbeau, oh putain ! C’était à la fois immensément cliché et terriblement génial. J’arrête pas de me repasser cette scène en boucle depuis deux jours.
Non, Conrad je ne l’ai pas revu. Je dois le revoir. Je comptais le revoir, le plus vite possible. Mais c’est difficile, avec le boulot à la maison et le boulot dans la forge. Cela faisait des années que je ne l’avais pas revu, la dernière fois c’est quand on avait rompu et- enfin, quand il avait rompu avec moi. Il me disait qu’il envisageait de partir à l’armée mais au final il est parti dans les rues, tu parles. Je l’ai haï. Je crois que je le hais toujours. Et puis il est revenu comme une fleur dans ma vie, sorti de nul part, à dire que j’étais jolie, que je lui manquais, et aussi qu’il avait besoin de trois couronnes pour rembourser une dette. Il faut admettre que les deux premiers éléments m’ont plus interpellé que le troisième. Je suis conne. Je suis une grosse conne. Mais c’est Conrad. Il est beau, il est gentil, il parle bien. S’il m’avait pas quitté jamais je ne l’aurais fait, malgré les critiques d’à peu près tout le monde ; toute la bande s’est coupée de lui, j’ai été la dernière conne à pas me rendre compte qu’il attirait que des emmerdes.
J’avais pas trois couronnes. Mais j’avais le casque que mon père a fait fabriquer pour un « client ». J’espère juste que quand il va apprendre que le sale nain viendra pas chercher sa dette, il ne va pas à nouveau se volatiliser je-ne-sais-où…

« Tu es pensive, Emma.
– Mh. Oui… Mais je crois que j’ai pas envie d’en parler. Pas maintenant je veux dire.
– Oh, je comprend. Mais tu sais que je suis curieuse. Cela m’intéresse toujours de- »


Oda pousse un grand soupir et tombe sur moi. Un type passe en courant et la pousse. Il lui arrache la sacoche des mains et s’enfuit en courant. Putain la sacoche. Je vous avoue que j’ai pas du tout écouté qu’est-ce qu’il y avait dedans, j’étais trop occupé à avoir des pensées solitaires. Mais Oda a le visage mortifié, elle est blanche comme mes sous-vêtements. Elle pointe du doigt le jeune homme qui est en train de courir à toutes jambes et elle tente de parler d’une petite voix tremblante.

« Non ! Non putain ! »

Je la regarde. Je regarde le type. Je regarde les passants qui s’écartent sur le chemin du voleur à la tire. Je regarde Oda qui se met les mains dans les cheveux. Je regarde le type. Les passants. Le chemin. Oda. Le type. Je réfléchis à toute vitesse, en bougeant ma tête comme une poule, et en faisant un pas de côté. Putain.

« Reste là, attend moi ! »

Dieux merci, j’ai pensé à être assez fille pour avoir mis une ceinture. Je relève vite les jupons de ma sale robe pour les tasser négligemment dessous avant de me libérer les jambes. Et je pars immédiatement au quart de tour, en courant à toute vitesse, pour tenter de rattraper le voleur.
Oh oui c’est génial bon sang. Une course-poursuite dès le matin. Je suis même pas sarcastique, je suis on ne peut plus sérieuse : Je sens mon cœur qui commence à battre hyper vite, je sens l’excitation en même temps que la chaleur monter dans mes muscles, et je m’élance avec toute la vitesse dont je suis capable, en évitant soigneusement devant moi les bonnes femmes qui encombrent la rue, et un boulanger qui sort de sa boulangerie pour voir qu’est-ce que signifie le grabuge dans la rue.
Le voleur se retourne pour me regarder. C’est un petit gamin de 13-14 ans. Il a une avance sur moi mais je vois clairement comment il flippe et doit demander l’aide de Ranald dans son crâne : Il avait pas prévu de se faire poursuivre, c’est sûr ! Il glisse sur le pavé et fait un virage sec dans une allée. Je le suis aussitôt en attrapant le coin du mur pour me propulser à ses trousses. Ce crétin rentre dans quelqu’un sur le passage, et lui comme la dame s’écrasent à terre. Alors qu’il se fait copieusement insulter et crier dessus, il se relève et reprend sa course avec une fougue folle toute juvénile ; Je fais de même. Je saute à pieds-joints au-dessus de la dame qui est tombée et je vais à ses trousses. Il quitte la ruelle pour s’élancer vers la Magrittastrasse, il croit qu’il peut me semer à travers les étals de bouffe du marché. Quel crétin. Je suis pas un guetteur qui doit faire attention à son travail, à ne surtout pas bousculer les gros bourgeois ou renverser les œufs que le guet devra rembourser pour son manque de vigilance : Je le poursuis parce que j’adore ça. Et aussi pour rendre service à Oda, oui, très bien.
C’est un mélange de course et d’adresse. Sans ralentir je suis obligée de me plier, de marcher sur le côté, de faire un petit bon. Cet abruti balance des trucs sur mon chemin, peu importe les merdes qu’il peut renverser avec ses petits bras d’adolescent : Une cagette, un balai, il met pas assez de force pour renverser vraiment quelque chose qui pourrait me ralentir. Cela me fait marrer. Et sur le chemin de la course j’entends les gens hurler, crier à l’aide, qu’il faut appeler le guet, mais personne ose m’arrêter ou arrêter le garçon. Demandez-vous : Vous réagiriez comment si vous étiez bousculé par quelqu’un qui court et que vous voyiez dans les deux-trois secondes qui suit une fille avec les jupons relevés qui court tout aussi vite ? Vous allez avoir un moment de flottement, avant de réagir. Et c’est trop tard on est partis.
Mais toutes les bonnes choses ont une fin. J’adorerais faire de l’exercice en coursant le petit con pendant vingt minutes mais je suis en retard, il doit être déjà bientôt 9h et je suis censée ouvrir la forge au public. Alors qu’il tente à nouveau de me semer à travers un coupe-gorge qui débouche sur une autre avenue, je cesse soudain de le suivre et tourne sec à travers une résidence d’habitation, une allée qui donne sur des maisons à colombage. Je connais le quartier, j’y ai passé la totalité de ma vie. Il me prend pour qui ? Nuln c’est ma ville, bordel. Y a pas un balcon sous lequel j’ai pas rigolé, une gouttière que je n’ai pas escaladé, un arbre derrière lequel je n’ai pas pissé. Du moins dans le Westen. Je sais ce que le gamin veut faire : Il veut me perdre en atteignant le Dédale, il va probablement balancer la sacoche d’Oda à l’un de ses complices et quand je mettrai la main sur le gamin pour lui foutre une raclée, il pourra pleurer et appeler à l’aide les sergents du guet qui verront qu’il n’a aucune marchandise volée sur lui. Allons ! Je faisais ça alors qu’il devait téter les seins de sa mère ! Dans la petite résidence privée, je fonce vers un grand mur que j’escalade en faisant un saut avec élan contre le mur. Voilà à quoi ça sert de monter des échelles à l’envers : Avec la force de mes bras, j’arrive à me hisser sur le muret, et me retrouve au-dessus d’une ruelle. Je saute à pied joints de l’autre côté, je me cabre pas pour ne pas casser mes jambes et au contraire m’écrase en roulant et en accompagnant ma chute, mon menton collé contre mon torse. Apprenez à chuter, vous verrez que ça sera super utile dans votre vie de tous les jours. Je me relève aussitôt et, voilà que j’ai gagné mon avance contre le gamin. Cet imbécile quitte la rue et rentre dans la ruelle déserte en étant persuadé qu’il est en train de me semer. À la place, e me retrouve juste face à lui alors qu’il regarde derrière si je le poursuis toujours. Paniqué en me voyant, il glisse sur le sol, se retourne, commence à s’enfuir, lorsque je l’attrape par le bout de son vêtement en me jetant en avant, et le tire en arrière. Il se débat dans tous les sens, alors je me dépêche d’attraper ses mains avec lesquelles il tente de frapper mon visage, et je lui écrase sa tête contre le pavé sale et mal entretenu de la rue. Il se débat encore, comme un chat qui a envie de se casser alors que vous l’avez dans vos bras. Moi ça me fait marrer. Je peux pas m’empêcher de rire.

« Lâche-moi ! Il hurle avec sa voix juvénile et malgré l’obstruction de sa bouche que j’écrase avec ma main. ‘Spèce de pute ! Trouve-t-il aussi à ajouter, avec le verbe et la prose des plus beaux auteurs de notre siècle.
– T’embrasses ta maman… avec cette bouche… petit ? Je lui fais en haletant sur un ton rigolard alors que je me positionne mieux pour lui bloquer les jambes avec mes genoux.
– J’ai pas de mère !
– Oooh… Elle t’as, heu... abandonné à la naissance ? J’la comprend, un chiard comme toi j’taurais balancé au caniveau aussi.
– Un chiard ?! Avec ta face personne voudra te mettre en cloque, sale thon ! »


Oof. Il a du répondant le petit con. Je dois avouer que je trouve pas une réplique à rétorquer. Ça me fout les boules. Je suis sûr je vais me repasser cette scène en boucle dans ma tête en essayant de trouver une punchline à lui mettre à la figure.
Je lâche le gamin seulement une fois qu’il s’est calmé, attrape la sacoche en cuir d’Oda, et me relève en posant un talon sur le genou du gamin pour pas qu’il espère s’enfuir. Il cesse de se débattre et me regarde plutôt avec un regard de haine qui sied mal à ses petits yeux de gamins.
Pour dire la vérité, je lui en veux même pas. À la place, il me fait sourire.

« Tu t’appelles comment ?
– Personne.
– Très bien
, Personne, je continue en haletant toujours un peu. Tu sais, ça paye d'être aimable avec les grandes personnes… Parce que tu vois, là, maintenant, je démange un peu d’aller prévenir un sergent. Tu veux que je t’amène au quartenier par la peau des fesses ? Tu sais ce qu’ils font aux voleurs ? »

Le regard du gamin se fait toujours haineux. Mais son visage et son corps se détendent. Voilà. Il faut qu’il apprenne à devenir intelligent ce petit abruti. Malheureusement, il ne trouve rien à dire, même quand je met une main derrière mon oreille pour lui signifier élégamment que j’attends quelque chose.

« Hm ? Rien à déclarer ?
– Je…
J’vous prie de m’excuser, mademoiselle.
– Tu peux faire mieux que ça. »


Il lie ses poings comme un brave petit angelot. Et il me fait un tout autre discours qui me fait bien plus de bien à l’ego que de me rappeler mon célibat en me comparant à un poisson.

« Pitié mademoiselle… Jolie demoiselle… Je vous en supplie, je ferai tout ce que vous voudrez. »

Faut avouer que ça sonne beaucoup faux, mais ça suffit à me faire marrer. Je retire mon pied de son genou. De toute façon j’ai pas envie de traîner : Je suis sûr qu’un gros bourgeois a appelé les guetteurs et j’ai pas envie de perdre du temps avec des types en uniforme qui vont me demander ma déposition. Je suis en retard je vous dis.

« Apprend à mentir mieux, gamin. Et viens pas voler dans le Westen, c’est pas de ta taille.
– J’avais pas le choix ! Me fallait cette sacoche ! »

Il ne dit rien de plus et s’enfuit à toutes jambes. Moi je me retourne, remet bien ma robe, et retourne dans la rue que je remonte. Je retourne pas parfaitement sur mes pas parce que j’ai pas envie de passer à travers la rue marchande qui a été renversée dans tous les sens. À la place, je marche très rapidement, en trottant parfois, et fait un petit détour pour retourner jusqu’à la Hauptstrasse. J’en profite pour ouvrir la sacoche et voir qu’est-ce que Oda avait.
Je la referme aussitôt. Genre, une seconde après avoir regardé dedans. Y a plein de papiers. Et je suis pas assez stupide pour pas reconnaître des lettres de change. Qu’est-ce qu’elle fout avec un paquet de lettres de change ?
Je reprend mon souffle et remet mes cheveux broussailleux en place en les agitant avec ma main, ce qui sert juste à les rendre encore plus en l’air. Au bout d’un moment, je tombe sur Oda, qui est en train de marcher vers moi. Je lui fais un signe et je lui tend la sacoche.

« Je t’avais dis de m’attendre !
– Merci Emma ! Merci ! Je pourrais t’embrasser ! Je savais pas que tu savais courir comme ça ! »

Oui bah Oda elle sait pas grand-chose sur moi. Elle m’a jamais vu escalader des toits ou échapper à des veilleurs. Le plus incroyable qu’elle m’ait vu faire c’est monter au pommier pour sauver son abruti de chat. Et je vous parle pas de connaître le Corbeau.

« Dis-moi, c’est quoi cette sacoche ?
– Je te l’ai dis ! Mon patron qui veut que je le donne à un drapier. C’est de l’argent pour régler une commande.
– Tu trouves pas qu’il y a beaucoup d’argent pour acheter du drap ? »


Elle me regarde comme si j’avais dis un truc idiot. Oda elle a beaucoup de qualité mais la clairvoyance ça en est pas une. Elle est tellement bête elle est super facile à tromper, c’était bien pratique quand j’étais plus jeune et que je lui vendais des bobards qu’elle allait répéter à mon père pour excuser mes retards ou les soirs où je rentrais pas chez moi. Mais maintenant elle est presque adulte, donc il faudrait régler ça.

« Je n’en sais rien. Je ne suis pas marchande moi.
– Hmm. Dépêche-toi d’aller le filer au drapier alors. Et garde la sacoche près de toi.
– Oui, oui, mon patron m’a dit de faire attention… Il paraît qu’il y a beaucoup plus de vols à la tire ces derniers temps ! Et j’ai lu dans Le Rapport Quotidien que c’était piloté par des gangsters nains, et-
– Oda, il faut que j’aille travailler. Tu veux bien qu’on en parle ce soir ?
– Heu… Oui ! Oui oui bien sûr ! Merci tellement Emma, merci ! »

Avatar du membre
Emma Anhalt
PJ
Messages : 0

Re: Élève le Corbeau ; Il te crèvera les yeux.

Message par Emma Anhalt »

Bienvenue dans l’enfer des flammes et du feu. La forge crache des flammèches et enferme la pièce dans une chaleur étouffante qui oblige le forgeron à ouvrir la grande porte qui donne sur la cour pour pouvoir un peu respirer. Aloys Anhalt manipule de grosses pinces pour sortir de la fournaise un morceau d’acier si chaud qu’il est rougie, le bloque contre une enclume, et fait un petit signe de tête à son apprenti pour s’approcher avec les outils. Aloys se passe la main sur le front pour s’éponger la sueur qui en coule, souffle, puis attrape le marteau que lui tend l’apprenti, qui vient l’aider en maintenant les pinces. Aloys frappe, frappe, frappe ; Il force le morceau de métal rougi à plier sous les gros coups, pour se déformer et obtenir une silhouette qui devient de plus en plus fine. On ne s’entend plus parler, et même plus tellement penser. Toute la forge résonne dans l’écho désagréable de l’acier qui est travaillé violemment, mais non sans art, pour devenir l’objet qu’il est censé être. Je vois Aloys et l’apprenti se relayer, et répéter de nombreuses fois leurs coups, maîtrisés avec expertise, juste ce qu’il faut pour réussir à transformer un simple bâton d’acier en ce qui deviendra une lame.

Papa ne m’a pas aperçu rentrer dans la boutique. Je vérifiais juste dans l’atelier qu’il n’avait pas eu de problèmes pour allumer la forge. Depuis que Gerhard est parti à l’École d’Artillerie, il s’est porté volontaire auprès de la corporation pour apprendre à un gamin le métier de forgeron ; l’inverse de moi, qui maintenant est obligé de bosser pour papa alors qu’avant il avait un comptable qui recevait des gages pour cette peine. Ni Aloys, ni Olaf ne remarquent ma venue, et c’est peut-être tant mieux parce que je me sais en retard d’une bonne vingtaine de minutes. Je ferme la porte de l’atelier et me dépêche d’aller devant la porte de la boutique, que je déverrouille, puis je virevolte devant les fenêtres dont je tire tous les rideaux, je place les chaises que j’avais placées sur le comptoir pour rendre le dépoussiérage plus facile, je fonce dans l’arrière-boutique pour aller déverrouiller le coffre avec ma clé et sortir le gros livre de compte, en faisant gaffe à ne pas faire tomber tous les feuillets agrafés. Je me pose devant le comptoir d’accueil, ouvre le livre à la dernière page manuscrite, et à côté de moi, je met un tas de papiers vierges très fins que j’ai pensé à acheter il y a deux semaines au papetier, avec l’encrier dont j’ai été obligé de racheter l’encre il n’y a pas longtemps parce que Aloys avait acheté par erreur de l’encre faite de teinture, qui avait bavé sur les feuillets trop fins en-dessous, ce qui bien sûr a provoqué une engueulade avec mon père qui m’a dit que j’aurais dû acheter du papier plus épais, là où moi je disais que c’était sa faute de pas avoir acheté l’encre que je lui avais demandé.
Je me met au travail. Je suis en retard et pourtant j’ai des choses urgentes à faire ; on est à la fin du mois, il y a énormément de comptabilité à faire. La rente à la guilde c’est bon, je me suis déjà occupé de la lettre de change à la banque même si j’ai été obligée de hurler et de faire un scandale pas possible pour qu’ils se bougent les fesses, faudra juste que je n’oublie pas de poster la lettre, ou alors peut-être que je ferai un détour et j’irai la donner en main propre, ça sera l’occasion d’acheter du savon chez l’apothicaire…
En revanche, il y a plein d’autres trucs : Faut que je rassemble la dernière traître d’un client qui a payé en plusieurs fois, faut que je déclare les revenus pour le quartenier, et là ça va être très énervant parce qu’il faut que je relise les feuillets pour que je regarde bien toutes les déductions qu’on est censés réclamer. C’est un énorme vol légalisé, et surtout, pas question de faire erreur sur la déclaration de revenus, ça jouera toujours en votre défaveur. Jusqu’ici j’ai toujours très scrupuleusement rempli les déclarations et je n’ai jamais eu de problèmes avec un percepteur zélé, mais ça n’enlève pas mon appréhension et ma nervosité devant les cases imprimées que je suis censé remplir. Imaginez, un papier sobre, couvert de lignes rouges et noires, avec tout en haut le sceau terrifiant de la maison von Liebwitz.
En plus de l’argent réservé à la comtesse pour payer le guet, la salubrité publique et les foires, et la redevance à la guilde pour servir tant à financer les retraites, les pensions, et les processions religieuses qu’elle finance lors des grandes fêtes, il faut pas oublier de rembourser le plus gros vaurien de la bande : le banquier. Comme tous les mois, les intérêts doivent être donnés en temps et en heure. La forge a contracté pas mal d’emprunts successifs, on est pas à deux doigts de se faire saisir les meubles hein on arrive à tout rembourser, mais c’est jamais très agréable d’avoir une dette au-dessus de la tête, ça vous donne ce sentiment de dépendance et d’insécurité.

Les calculs donnent vite mal au crâne. Faut surtout pas faire d’erreur. Faut constamment retourner dans le feuillet et arriver à déchiffrer l’écriture sale et mal soignée d’Olaf, cet abruti d’apprenti. Aux allers-retours dans le livre de compte s’ajoutent les additions et les soustractions, les retenues, les moments où j’hésite sur la case dans laquelle je dois rapporter la dépense, parce que je sais jamais ce qui est considéré comme un frais de gestion courante, et Verena me protège si je dois aller vérifier dans le Précis des Finances Publiques du Comté de Nuln. J’hésite un instant à aller sortir le boulier, ce que je ressentirais comme une insulte à mon intelligence, moi qui ait passé mon adolescence à bien apprendre à faire des opérations très rapidement, entre mes sorties dans le Taudis avec ma bande de potes.
« Ah béh tiens ! T’es là ! »
Papa et Olaf quittent l’atelier. Ils sont couverts de sueur, sales. Ça doit faire un moment que je fais les calculs, parce que normalement ils s’arrêtent pas de bosser avant d’avoir réalisé la trempe ; Le fer se bat tant qu’il est chaud, et l’opération de refroidissement subit est toujours très complexe. Le truc avec les calculs c’est que ça prend tellement de temps que c’est chiant, mais au moins, ça vous gâche du temps très vite. Comme ça que je le vis du moins.

« Cela va faire un moment que je suis là, père, je rétorque du tac-au-tac.
– Ouais mais t’étais pas là ce matin ! C’est Olaf qui a été obligé de recevoir monsieur Hansen !
– La petite Oda s’est faite volée à la tire ce matin. »

Pour une fois j’ai une bonne excuse pour mon retard. Papa se retourne et affiche une mine horrifiée, les yeux écarquillés.
« Douce Shallya ! Et… Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Rien, rien de grave, le voleur a été rattrapé, mais tu vois ça a été un peu compliqué après…
– Oui oui oui, je comprend, je comprend ! Mais voilà, je me doutais qu’un jour ça allait arriver ! Le quartier devient de moins en moins sûr, j’le dis. C’est pour ça que je vais voter Tanhausser pour les élections du prochain bourgmestre : Il est temps d’avoir un homme d’action qui remet de l’ordre à Nuln. »


Tanhausser. J’arrête pas d’entendre parler de son nom ces derniers temps. Il est la coqueluche du Rapport Quotidien. Je vous avoue que je sais pas grand-chose de lui, la politique ça m’en touche une sans faire bouger l’autre (Enfin, si j’en avais…), je sais juste que, genre, il est super riche, tellement riche qu’il a réussi à épouser une noble, une nièce de la baronne Toppenheimer, et avec sa richesse il a décidé de se lancer dans la course aux élections de bourgmestre. Normalement je pensais que ça allait être Fernen Parlät qui allait être élu pour la 3e fois, mais il est tombé dans une sale affaire de mœurs, de la bougrerie de vaurien, ça plaît rarement aux électeurs comme papa. Pour être la coqueluche des journaux des bas-fonds c’est pas dur, Tanhausser c’est le type qui aime critiquer la trop-grande influence de Karl Franz sur les affaires commerciales, que les impôts sont trop lourds (Je suis d’accord avec lui sur ça) et que les rues sont remplies de vauriens qui veulent égorger tout le monde. Je crois qu’on l’accuse aussi d’être raciste envers les nains, ce qui généralement est un bon moyen de tenter de casser la carrière politique d’un type. Mais comme je vous disais, j’en ai un peu rien à foutre.

« Mh, heu… Tu oublieras pas de t’occuper de la livraison pour les fers à cheval de Gërinh ?
– Oui-oui. Je suis un peu occupée là, père.
– Oui tu es tout le temps occupée, mais souvent c'est parce que tu es en retard, et oui, d'accord, là il y a une bonne excuse, c’est pas à Olaf de recevoir les clients normalement !
– Cela ne me dérangeait pas du tout, maître !
Se mêle soudain de notre conversation ce petit balourd d’Olaf avec son petit sourire.
– C’est une question de principe, c’est à ma fille de le faire. Enfin là d’accord, il y a une bonne excuse, pauvre Oda quand j’y pense, pauvre petite… Mais je parle en général ! Enfin… Oui, d’accord, là, je… Mais… Voilà ! Ça se reproduit souvent !
– Je suis désolée père. »


Je suis vraiment pas d’humeur à entrer dans une engueulade. Les calculs me demandent déjà bien assez de hurler. Je trouve même pas la force de lancer une petite pique passive-agressive pour bien appuyer mon propos. En plus, c’est même pas comme si la forge croulait sous le nombre de clients, ça c’est le genre de petite pique que je pourrais lui lancer pour bien le mettre en colère. C’est vrai qu’elle a un peu des soucis de rentabilité. On a pas foule de clients. Ça va, on est pas à la rue, on a de quoi rembourser les traites et acheter du savon alors on est pas à plaindre, mais je veux dire, ça va faire longtemps que papa n’a pas eu une belle commande, ces derniers temps il s’occupe surtout de forger des fers à cheval, des essieux de chariots… Mais il y a en ce moment une commande qui lui tient à cœur, la plus belle, la plus importante, celle sur laquelle il bossait quand je suis arrivé.
« Vous vous en sortez pour la commande du quartenier ?
– Oh oui ! Répond papa tout fier. Ernst Dessau aura une magnifique épée ondoyante !
– La lame va être trempée plusieurs fois mais c’est surtout pour les quillons qu’on est très fiers, on y a passé toute la nuit dernière
, reprend Olaf qui est habitué à couper la parole. Il va falloir encore toute une journée de travail pour la terminer, et ensuite demain il faut s’occuper des gravures et des décorations.
– Tu sais ce qu’il a demandé qu’on grave dessus ?
– Oui père, je sais, je sais, c’est moi qui ait pris sa commande… »

Ernst Dassau c’est un flic du coin. En tant que quartenier il dirige les sergents du guet des Taudis, franchement pas le poste le plus reluisant de la cité. Mais il a quand même insisté pour avoir une jolie lame décorée, sur laquelle il a demandé qu’on inscrive un verset du Cantique de Verena en Classique : ET REVELABITUR QUASI AQUA IUDICIUM ET IUSTITIA QUASI TORRENS FORTIS. « Et que la droiture soit comme un torrent d’eau, et la justice comme un torrent qui ne se tarit jamais ». Tout un programme…
En vrai Dassau c’est plutôt un bon flic. Il a cette réputation en tout cas. C’est rare un sergent du guet qui ne soit pas ou corrompu, ou un sale con violent.

« Et, heu… Emma ? »
Père a juste eu le temps de se rafraîchir et de repartir au boulot. Mais Olaf vient me déranger alors que je suis en train de retracer les achats de fournitures des trois derniers mois. Je lui montre ma magnifique tête de fille qui arque ses sourcils mal débroussaillés, et voilà que le gros apprenti se gratte le cou comme s’il était un jeune étudiant d’une école juste devant moi.
« Je… ça te dirais, d’aller manger un bout avec moi ? Non parce que… Je sais que tu ramènes jamais à manger, et... »
Pauvre Olaf. J’arrête pas de l’envoyer chier et de lui faire peur et pourtant il revient toujours à la charge, il est obstiné. C’est l’apprenti de papa depuis maintenant deux ans, et deux ans qu’il arrête pas d’essayer de montrer des avances envers moi sans pour autant parvenir à véritablement les formuler. Ça serait marrant si j’étais le genre de personne qui trouve ces avances amusantes. C’est pas le cas. Il m’énerve. Il est pas méchant pourtant, il est gentil comme tout, un vrai petit chiot, même si c’est un chiot avec un gros ventre et des bras énormes, il est bourru mais doux, pas beau du tout mais moi je le suis pas non plus alors c’est pas un argument. Mais ça m’énerve quand même. C’est surtout la forge de papa qui l’intéresse en fait. L’idée de pouvoir hériter de cet atelier sans avoir à payer pendant trente ans une rente monstrueuse à la guilde. Il l’a jamais expressément dit, mais je suis pas née de la dernière pluie. D’habitude je contente de refuser poliment, mais là il m’énerve.
« Tu permets ? Je bosse. Faut que la paperasse soit terminée ce soir sinon y aura des pénalités de retard.
– Je… Je comprend… Je suis désolée, je proposais juste, que…
– Oui, oui, c’est bien. »

D’ordinaire je lui rajouterais un « c’est gentil de proposer » mais il m’a énervé. Lui ou alors les calculs, je sais pas trop, mais faut bien que quelqu’un paye pour me rendre furax, sinon je garde tout au fond de moi et si ça continue je risque de mourir d’un ulcère à cause d’un trop-plein de bile dans mes humeurs, et personne ne voudrait de ça.

Il s’en va tout penaud, après m’avoir demandé de l’excuser. Je peux continuer à bosser, inlassablement. Sans manger, mes seules pauses c’est pour aller boire de l’eau claire ou aller pisser dans les latrines de la cour. Le travail m’éreinte vite, et je ressens une profonde satisfaction quand enfin j’ai terminé la paperasse. C’est génial parce que je peux enfin me lever et aller voir papa qui est occupé avec sa magnifique épée ondoyante et gravée pour le chef des flics.
« Père ! Il faut que j’aille m’occuper de la banque et de la guilde. Est-ce que je peux fermer la boutique plus tôt ?
– Hm ? Oh ! Oui, oui ! Bien sûr ! »
Il m’entend à peine à travers le bruit de l’atelier, mais ça me rend enfin guillerette. J’ai enfin une excuse pour partir du travail plus tôt. Je rassemble la paperasse, retourne bien cacher le livre de compte dans le coffre que je ferme à clé, ramasse les affaires, prépare le timbre postal et le sceau de la corporation, je plie et signe tout soigneusement – normalement c’est à papa de signer, mais il ne sait rien faire d’autre que des X troubles sur les papiers, alors c’est moi qui lui en ait inventée une – et me dépêche de sortir dehors pour aller faire le tour de la ville, après avoir tiré les rideaux de la boutique pour officialiser la fermeture.
C’est tellement plus un bonheur de pouvoir fouler le sol. Parfois il est pavé, parfois ce n’est qu’une mélasse de gadoue qui risque de salir les pans de ma robe verte-pomme. Ça sent mauvais à Nuln, souvent la poudre et le bois en fusion, mais c’est une meilleure odeur que les Taudis qui empestent la vinasse et les excréments. Je profite pour prendre les petites ruelles et trotter plutôt que simplement marcher d’un petit pas bien élégant : Plus tôt j’aurai terminé, plus tôt j’aurai l’occasion de faire autre chose de ma fin de journée.
Notamment aller voir Conrad.

Il faut que j’aille à la guilde des forgerons de la cité. Elle est aussi dans l’Industrielplätz, pas très loin de la forge. Je passe devant les grandes fonderies géantes qui coulent des arquebuses et des pièces d’artillerie. Je tousse à cause de tout ce que les cheminées recrachent, vous imaginez pas les risques d’incendie grandiose qu’il y a dans ce quartier à cause des combustibles utilisés. Devant chacune des fonderies géantes, de grandes grilles gardées par des miliciens et des chiens qui aboient sur mon passage ; Ni sabotage ni gréviste ne peut bloquer la marche industrieuse de Nuln.
La guilde s’est constituée de magnifiques bâtiment au milieu des usines trop carrées et trop peu architecturales du quartier. Il y a une magnifique fontaine en marbre devant, mais tant les murs du bâtiment que cette superbe fontaine qui représente des gens tout nus et des guerriers avec des lances-grenades doivent constamment nécessiter des travaux d’entretiens à cause de la crasse environnante qui les recouvres. J’arrive devant le greffier et lui remet tous les comptes et la lettre de change de la banque, et je me dépêche vite de tailler la discussion avec un juré qui veut me demander des nouvelles et parler de la pluie et du bon temps : Le problème des jurés c’est que je peux pas juste les faire fuir en hurlant comme tous les hommes qui m’alpaguent dans la rue, lui je suis obligé de m’éloigner avec le sourire et politesse. Une fois ceci fait je me dépêche de partir et de rejoindre le Grand Pont pour repasser de l’autre côté du Reik, même si j’ai l’intelligence de demander gentiment à un vieux vaguemestre qui passe par là si je peux monter sur son mulet pour ne pas avoir à me taper toute la traversée à pied et user mes souliers (ça s’use bien trop vite ces saletés). Il accepte mais il en profite pour me parler d’idioties pendant toute la traversée, de comment je ressemble à sa fille, et sa fille elle fait ci, elle fait ça, et elle joue d’un instrument, et…
...Et je pousse un grand soupir de plaisir une fois que je peux m’enfuir. Parce que maintenant il faut que j’aille à la banque Tanhausser, celle auprès de laquelle on a contracté les crédits. Heureusement, comme je m’y rend durant des horaires de travail, je ne fais pas la queue longtemps, et comme il s’agit de donner de l’argent à la banque et non d’en réclamer, je suis reçue très vite. Je remet là aussi les documents de résultat d’exercice, et les commandes honorées : Je ne me rend pas directement à la banque avec de l’or sur moi, ça serait le meilleur moyen de me faire égorgée et volée en pleine rue, ce sera la banque elle-même qui se démerdera avec les opérations bancaires en propre pour toucher le numéraire, ils ont les soudards et les coffres pour, moi je m’occupe surtout des lettres de change et des assignats, et bien sûr l’Empereur n’oubliera pas de toucher sa commission sur les frais bancaires, pourquoi se priver ? C’est tellement compliqué toute cette paperasse, mais je préfère ça à un jour avoir des emmerdes avec une administration, je crains cent fois plus un petit scribe malingre avec des lunettes et un registre qu’un pillard norsien avec une hache, c’est vous dire. Après ça, il faut que je passe chez mon apothicaire habituel, pour acheter le savon qu’il me manquait, et j’en profite pour lui acheter un petit flacon d’eau de toilette d’Altdorf.

J’ai enfin terminé ma journée. Moins en avance que prévu, avec les allers-retours et la traversée de la ville. Mais j’ai le temps de passer chez moi, de me laver mieux que ce matin, et de me couvrir pour aller dans les Taudis. Faut que j’aille voir Conrad. J’ai envie de savoir comment il va. La dernière fois que je l’avais vu, il y a deux jours, les usuriers du sale nain l’avaient mis dans un mauvais état, et après le Corbeau a un peu réglé son problème… ça m’a fait vraiment mal de le voir comme ça.

Il y a énormément de monde sur la Hauptstrasse. C’est normal qu’il y ait du monde à Nuln, qui se presse dans les rues un peu étroites, sous les maisons à colombage. Mais là, c’est une foule étrangement à l’arrêt. Personne ne s’arrête jamais à Nuln : A part dans les petits parcs sympathiques où les gens se promènent, souvent avec des enfants, c’est une cité où il faut tout le temps bouger, dans tous les sens, pour aller au travail, faire les courses, aller à l’auberge. Voir un peu au loin un tas de gens s’agglutiner et ne pas bouger, ça interpelle. Je m’approche, mes courses sous le bras, et joue discrètement des épaules pour tenter de me faire une place devant, au milieu des murmures des badauds tout fixes comme des morts-vivants. Les gens des premiers rangs sont arrêtés par trois sergents du guet en uniforme, gros casque sur la tête, qui font des petits signes de mains et répètent des phrases idiotes pour calmer la foule.
« Ne vous approchez pas, bons, bonnes bourgeoises… Reculez s’il vous plaît. Reculez, je vous prie ! »

Ils sont excessivement polis. Ça se voit que c’est un quartier bourgeois. En général dans le Taudis on a plutôt le droit à un laconique dispersez-vous! avec la menace des gourdins. Un des bourgeois, qui a moins sa langue dans la poche que les autres, se fait soudainement entendre.

« Que se passe-t-il, veilleur ?
– Un meurtre. S’il vous plaît, éloignez-vous. »

La foule commence à refluer alors que moi je m’avance. Comme je suis plus grande que tout le monde, j’arrive un peu à voir ce qui se passe au-dessus des casques des sergents : La rue a été entièrement vidée, et je vois une voiture qui arrive tractée par quatre chevaux. En descendent des hommes en costume de bourgeois, mais que les sergents saluent, donc j’en déduis que ça doit être des guetteurs qui s’habillent en civil. Je crois que je reconnais Ernst Dassau parmi eux… On est juste à la limite de sa juridiction de quartier, c’est un peu bizarre qu’il soit ici.
Il entre dans une ruelle avec les gens en uniforme. Je reconnais la ruelle. C’est exactement celle dont j’ai escaladé le muret plus tôt dans la journée.

« Ma p’tite dame, reculez s’il vous plaît.
– Je… J’habite derrière cette rue, je répond au sergent excessivement poli avec une petite voix grave.
– Oh, heu… Vous pouvez faire le tour depuis les greniers ? Vous voyez, en contournant par la Jillenstrasse ?
Il me suggère en continuant les mouvements de main étranges.
– Je suppose… Oui, je vais voir, merci sergent. »

Il me salue de la main et je recule avec le reste de la foule.
Je suis conne. Je vous le répète depuis un moment. Je pourrais rentrer chez moi. C’est pas compliqué. Comme tout le monde le fait. Je pourrais me préparer, pour aller voir Conrad. C’est bien ce que j’avais en tête, c’est la raison pour laquelle je me suis dépêchée à finir la paperasse chiante et emmerdante qui pollue ma vie. C’est ce que je voulais.
Mais c’est pas ce que je fais. Ce que je fais, c’est que je retourne vers la résidence dans laquelle j’avais coupé ma poursuite ce matin. Et je retrouve le même muret, que j’escalade de la même façon, à la force de mes bras. Et je contourne ainsi tout le dispositif policier qui bloque la Hauptstrasse. Je reste accroupie. Je m’avance dans le coupe gorge, et colle les murs. Au-dessus de ma tête, je vois des badauds qui regardent ce que les sergents du guet font : On leur a probablement ordonné de rentrer chez eux. Je n’ai pas le couvert de la nuit avec moi, mais je suis trop curieuse. Je sens un ballonnement dans le ventre, le même que je ressens quand je m’habille en corbeau, même si je fais l’erreur de me traîner à visage découvert.
Il y a un interstice entre deux maisons. Un trou minuscule, entre deux encorbellement, probablement construit avant les édits d’urbanisme qui sont censés empêcher ce genre de construction sauvage. Parce que l’interstice est immonde, un cloaque d’où se sont déversées des déjections des fenêtres au-dessus. Je me compresse dedans, en rentrant mon ventre et en passage sur le côté, dans l’obscurité de l’extension au-dessus. Nuln est magnifique pour ça, avec ses ruelles et ses passages assombris et construits n’importe comment, qui provoquent des maux de tête pour les édiles de la ville. C’est surtout vrai dans la Neuestadt, où je me trouve ici. Je traverse sous les gouttières et me mêle à la fange, salissant pour de bon ma robe verte-pomme, quand enfin je me glisse derrière un vieux mur pour regarder l’endroit où ont atterrit les flics.

J’ai du mal à observer. Je me déplace. J’écoute plus que je n’arrive à découvrir quelque chose.

« Il y a des témoins ?
– On fait le tour du quartier, sire, mais pour l’instant on ne sait pas vraiment. On a été contacté suite à des hurlements, c’était une rixe qui s’est finie dans la ruelle, apparemment.
– Cela ressemble à une rixe, selon vous ? »

Je passe sous un minuscule porche et me retrouve sous l’escalier qui mène à une maison. Les genoux dans la boue, je découvre par les interstices du bois couvert d’échardes les mantels des sergents du guet, qui entourent le mur d’une maison.

« Règlement de compte, conclut laconiquement un grand sergent en civil, chauve et musclé.
– Violent pour un règlement de compte… T’as déjà vu un truc comme ça ?
Demande le chef du groupe, que je confirme être Ernst Dassau, un petit homme avec des lunettes, un petit ventre et des cheveux bruns courts mais épais.
– Jamais.
– Moi j’ai déjà vu ça
, rajoute une troisième voix, celle d’un homme aux longs cheveux blonds bouclés. Enfin pas vu, mais entendu… ça vient pas des gangs du coin. C’est une punition qui est réservée en Tilée.
– Hm. T’es sûr de ce que tu me dis là, que c’est pas une rumeur que t’as entendu dans les auberges des docks ?
Non parce que… On sait tout ce que ça veut dire, la Tilée. »


Je me déplace à nouveau, du moins juste pour avoir un meilleur angle. Mais je m’arrête subitement. Je deviens fixe, les yeux écarquillés, le teint probablement livide si je pouvais me voir dans une glace. On vient de me poignarder le cœur et de vider mon esprit.
Quelqu’un a été tué. Mais pas juste tué. Contre le mur se trouve, assis sur les fesses, un petit corps désincarné auquel on a arraché les yeux et dont les lèvres dégoulinent de sang. Un petit corps jeune, blondinet, au teint désespéramment pâle.
Le cadavre d’un voleur de rue. D’un enfant de Nuln. D’un sous-être que peu de gens connaissent. Le cadavre de personne.

« On devrait abandonner l’affaire… Dit le chauve.
– Il a quel âge ce gosse ? Treize, quatorze ans ? Répond Ernst.
– Pour subir ça il a dû faire un truc grave, rétorque le blond.
– C’est nous la Loi dans cette ville. On ne va quand même pas laisser le Tiléen énucléer des gosses parce qu’on a la trouille.
Sergent, trouvez-moi tous les témoins que vous pouvez. Je prend cette affaire personnellement. »

J’ai du mal à me tirer de mes pensées. Et pourtant je le dois.
Modifié en dernier par [MJ] The Puppet Master le 28 févr. 2019, 22:24, modifié 1 fois.
Raison : +48 Xp | Total 48 Xp | Total disponible 48 Xp

Avatar du membre
Emma Anhalt
PJ
Messages : 0

Re: Élève le Corbeau ; Il te crèvera les yeux.

Message par Emma Anhalt »

Il marche dans la rue comme un pleutre. La nuit n’est pas faite pour les honnêtes hommes, se dit-il sans doute ; Quel imbécile, moi je sais qu’il mérite la nuit.
C’est un petit bourgeois qui marche dans les rues de Nuln. Un petit patron qui est propriétaire d’un atelier de tissage près de la rive du Reik. Toute la journée, il prend des commandes, fait des poignées de main, puis veille à ce que la vingtaine de bonnes femmes et de jeunes filles qui tissent sans relâche pour se faire quelques sous pour garnir la soupe du soir et payer les bûches qui servent au chauffage l’hiver. Je le connais pas ce bonhomme, mais je connais assez son genre pour lui attribuer tous les préjugés que j’ai envers ceux de sa trempe : Vulgaire, mauvais, imbu de lui-même et de ses petits succès égoïstes. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’il ait monté son affaire tout seul, mais cela n’a fait que le renforcer dans son délire ; si lui s’est fait une place, c’est que les autres sont trop incapables pour être à la sienne. Le genre à sortir des phrases du genre « moi, de mon temps... » aux dîners, à aimer ses petits plaisirs minables comme des villégiatures en Averland ou des représentations de théâtre où il va prétendre être assez cultivé pour comprendre toutes les références pédantes de la pièce. Croyant, bien sûr, au point d’être intolérant envers les gens qui ne vivent pas comme lui, mais pas encore assez pour ne pas s’empêcher de faire des avances déplacées aux jeunes femmes qui se ruinent les doigts à tisser la camelote qu’il vend sur les étals du marché. Un homme détestable, de la peau jusqu’aux os, mais qui est persuadé, quand il a fini sa petite journée de travail et qu’il rentre dans sa petite maison à colombages du Westen, qu’il est un brave homme. Un type bien. Un pas-si mauvais bougre.

Je n’ai pas eu à faire une investigation incroyable pour le suivre. Le patron d’Oda faisait transporter un tas d’assignats et de lettres de change. Un gamin a essayé de les voler, et c’est ce gamin qui s’est fait atrocement tuer. Je me demande quelle piste le guet de Nuln veut privilégier, moi j’ai eu la chance, si on peut dire ça, d’avoir tout de suite l’endroit où il faut chercher. Je m’en serais bien abstenu. J’ai encore de la bile qui me tapisse le fond de l’estomac, j’ai à peine pu manger ces deux derniers jours. J’ai vu un gosse tué, bordel, et pas d’une bonne façon. Qu’un meurtre me retourne le bide, c’est normal, mais j’en ai aussi gagné une rage particulière. Probablement parce que ce pauvre gosse me fait un peu penser à moi. On éprouve souvent de l’empathie (Un autre mot que mon frère m’a apprit) envers les gens qui sont comme nous, c’est normal je pense. Dès que je suis rentrée chez moi, je me suis jurée que j’allais retrouver le connard qui a fait ça. Je suis même allée au temple de Verena déposer une pistole, et pourtant, je suis pas très religieuse et je tiens beaucoup trop à l’argent pour m’en séparer, c’est vous dire à quel point je trouvais que c’était nécessaire d’avoir un peu l’aide de la déesse de la justice, même si je suis pas assermentée et que c’est pas censé être mon boulot de cogner les voyous. C’est du bénévolat.

Quel péquenot, ce petit patron. Vous devez l’imaginer. Il marche dans les grandes avenues, celles qui sont bien éclairées et pavées, jamais vous ne le verrez emprunter une petite ruelle, quitte à ce qu’il doive rajouter cinq minutes sur son trajet. Il rase les murs. À un moment, il croise un groupe de jeunes gens qui rigolent fort et s’agglutinent entre eux ; il a alors le réflexe de changer de trottoir pour ne pas passer à côté d’eux. Cela fait un moment que je le suis. Il a mit du temps à terminer sa journée, peut-être qu’il devait bien faire attention de tout fermer à clé, de verrouiller les coffres, de s’assurer que la porte était bien bloquée. Il suinte la trouille depuis les toits où je le pourchasse, où je le menace mon spectre emplumé. Je ne m’appelle pas Emma Anhalt. Je suis le Corbeau.
Bien sûr j’aurais pu demander des détails à la petite Oda. J’aurais pu lui demander à qui elle a amené les assignats. Où c’était. Si elle pouvait me donner des informations. Y retourner… Mais ça serait la mettre en danger. Ou bien ça serait me mettre directement dans la ligne de mire, et risquer de révéler mon identité. J’implique pas les gens que je connais, surtout des petites femmes gentilles comme elle. Non. C’est entre moi et son patron. Entre le Corbeau et le patron.
Le masque que j’ai fais faire à mon père, je l’ai caché dans la maison. Bien caché, sous une planche du parquet que j’ai retiré. Il est persuadé que c’était une commande pour un aristocrate excentrique. Mais je n’ai pas volé mon papa ; les gages du masque, je les ai ponctionnés sur mon propre salaire, c’est moi qui gère la trésorerie. Je pensais que ça allait être le délire d’une fois. Une nuit de folie, comme une cuite, pour aller tabasser des truands et un usurier nain. Et pourtant, il dormait là, sous ma chambre, et j’aurais pu chuchoter qu’il me chuchotait de le sortir, ou alors c’était Verena à travers lui. J’ai repris le masque de fer, grotesque, qui n’a qu’une fente pour mes yeux et la vague forme d’un bec de corbeau. Sur mon dos, j’ai rajouté une grosse cape de haillons noirs recousue à la va-vite. J’ai abandonné mes cuissardes chéries ; je les adores mais pour une fois j’ai besoin de ne pas faire de bruits. J’ai recouvert mes pieds-nus de toiles ficelées afin de les protéger de la saleté, des échardes et des débris, et c’est à pas de loups que je suis sortie pour aller renifler ma piste.

Quelque chose ne va pas dans sa démarche. Il a peur. Il ne cesse de regarder derrière-lui. Sa trouille crasse de petit riche qui marche dans des rues mal famées s’est couplée avec autre chose. Sent-il ma présence ? Cela ne fait rien. Je m’en délecte, de sa peur. J’arpente les rues au-dessus de lui, grimpant de toit en toit, passant mes cuisses au-dessus de barrières successives, je descend, je monte, je glisse, je fais bien attention de ne pas faire trop de bruit sur les tuiles et les toits. Je le poursuis jusqu’à chez lui, alors qu’il remonte les grandes avenues, jamais les ruelles, jamais les coupes-gorges, jamais les endroits où les gens rient, crient, ou se rassemblent sans aucune raison, à faire les piquets devant une porte ou un carrefour. Il doit craindre pour sa bourse, et pas forcément pour sa vie. Il va jusqu’à sa petite résidence du Westen, toute jolie, cernée de bosquets et de fleurs. Il s’affaire, il trotte presque à la fin, pressé qu’il est de rentrer dans la sécurité de sa maison. Il ferme chez lui à double-tour, et pousse un soupir d’aisance une fois qu’il sait que le monde dangereux de dehors est exorcisé hors de son foyer.
Il va vite déchanter.
Je suis déjà rentré chez lui. Deux jours que je suis ses petites habitudes, j’ai eu le temps d’en faire un portrait grossier. Je ne ressens pas la fatigue, j’ai trop d’excitation dans mon corps. À la force de mes bras, je tombe du toit pour aller sur son balcon. Je pousse la fenêtre qui n’est pas verrouillée – il doit s’estimer qu’il n’en a pas besoin, lui qui vit au deuxième étage – et je glisse lentement dans sa chambre, en faisant très attention de ne pas réveiller la dame qui dort à poings fermés sous les couvertures du lit conjugal. Derrière la porte, je l’entends commencer à ouvrir des tiroir et à manipuler des objets. Je me lève bien droit, ouvre, et me retrouve dans la plus grande pièce de la petite maison à colombage. Le petit patron se retourne, alerté par le bruit, et tombe nez-à-nez avec moi.
Je ne connais aucun mot qui puisse vous retranscrire avec précision l’épouvante qui se dessinait alors dans ses traits de quarantenaire malingre. Il ouvrit la bouche, mais avant qu’un seul mot ne puisse sortir, ce fut moi qui parla, d’un ton grave que je changeais volontairement pour qu’on ne reconnaisse pas ma voix.

« T’as passé une bonne journée ? »

Comment vous réagiriez, vous, si alors que vous rentrez tranquillement dans votre chez-vous, prêt à vous faire une petite soupe, vous tombiez nez-à-nez sur un type qui porte une cape et un masque de fer ? J’ai de la chance, je l’ai pour moi tout seul ; Son épouse et ses enfants ont déjà mangé et sont au lit, le petit patron rentre vraiment tard. Pour être honnête, je n’étais pas sûr qu’il allait venir ici, je le soupçonnais d’aller au chevet de sa maîtresse. Comment va-t-il réagir, là ? J’espère qu’il ne va pas tenter de hurler. J’espère aussi qu’il ne va pas tenter de se saisir du couteau sur le comptoir, ça serait très idiot de sa part. Tout en restant droit comme un pic devant lui, et en le fixant directement dans ses yeux, je juge la situation et tente d’anticiper sa réaction.

« Qui… Qui êtes… Commence-t-il par balbutier.
Qui êtes-vous et que faites-vous ici ?! Se reprend-il avec un son bien plus audible.
– Baisse d’un ton tout de suite ou tu vas le regretter.
Les assignats que tu fais porter par tes tisserandes, tu les files à qui ? »


Il se fige. Il ose plus rien dire et s’immobilise comme une statue. Oh le con. Je sais déjà ce qu’il va faire.
Il se saisit à la volée du couteau sur le comptoir. Je l’avais vu venir, et ce pauvre petit patron grassouillet n’est pas de taille face à moi. Il fonce en avant, attrape le couteau, et fait un grand mouvement de taille dans l’air. Moi dès que je l’ai vu bouger son gros cul gras j’ai sauté et fait un pas de côté vers ma gauche, histoire de pas être dans la trajectoire de la lame ; J’ai levé mon bras droit pour réceptionner son poignet, et avec le pied droit, je lui file un gros coup derrière le genou qui lui fait perdre légèrement l’équilibre. Pas le temps de commencer une rixe, un combat à main nues c’est rarement une suite technique et aérienne de parades et de ripostes, surtout quand on est une femme. C’est de la violence pure, dure, et très rapide. Je fais glisser mon bras droit au-dessus du siens, et le serre très fort avant d’attirer le mec face à moi histoire de bien coincer le couteau. C’est ultra dangereux un couteau, à cette portée je préférerais être face à un type qui a un pistolet plutôt qu’un couteau, il faut surtout pas qu’il me poignarde. Heureusement ce n’est pas avec une lame faite pour couper du beurre et sa corpulence de gras-double quasi-nain qu’il va me faire peur. Je lui donne plein de petits coups de poings du gauche dans sa glotte, puis je me décolle un peu plus, lui attrape les cheveux par derrière, et lui éclate la gueule contre le comptoir de bois. Il lâche le couteau et tombe à terre. Je me dépêche vite de le reprendre par le col et de le coller contre le comptoir, en essayant de surveiller ses jambes avec lesquelles il tente de résister.
C’est chiant le bruit, je crois que je viens de réveiller sa famille.

« C’était une mauvaise idée ! Je me récrie avec un léger essoufflement. Les lettres de change ?! Dépêche !
– Arh ! Non ! Je… Qui vous envoie ?! Il fait avec une voix qui est plus remplie de peur que de colère.
– On sait tous les deux que t’es trop douillet, je rétorque aussitôt en serrant son bras dans son dos, en essayant de faire pression dessus pour le disloquer. Épargne-toi des questions inutiles, dis-moi juste un nom que je m’enfuie.
– Je peux pas-
AAAH !
Wolfgang Eüssen ! »

Si seulement c’était si facile à chaque fois. Généralement les vrais truands faut un peu plus de persuasion, ils se mettent pas à chanter direct, ils ne savent vraiment pas ce qui est bon pour eux.
Sitôt le nom donné, je tire petit-patron en arrière, et l’éloigne pour le faire tomber sur les fesses et sur le sol. La porte de la chambre à coucher, et une bonne femme terrifiée s’en sort. Petit-patron se lève en titubant et cours vers elle, avec le réflexe instinctif de se mettre devant elle pour la protéger. Cette scène m’étonne un peu, et me fait légèrement sourire derrière mon casque.
Pas un si mauvais bougre, ce gras-double.

Je me retourne vers la porte où la clé est restée dans la serrure. J’ouvre et sors aussitôt, par devant, sans même avoir à faire des acrobaties. Je me contente de courir une fois le petit escalier descendu : J’ai peur que petit-patron se mette à hurler au voleur et à se mettre à réveiller tous les voisins avec sa voix. J’ignore s’il le fait, je m’envole à toute vitesse, et arrive jusqu’à un muret que j’escalade après un grand saut. C’est chiant que j’aie pas mes chaussures, parce que je peux pas prendre d’élan dessus, mais je parviens malgré tout à revenir en quelques grandes acrobaties jusqu’à mes hauteurs, là où je me sens beaucoup plus en sécurité.
J’ai déjà entendu le nom d’Eüssen. Mais j’ai aucune idée de qui il est. Une petite partie de moi est quand même heureuse d’avoir eu l’identité du vaurien révélée. Cela va faire des semaines que j’ai un débat interne quant à Conrad, ma raison m’encourageant à le fuir, et une pulsion interne me sommant d’aller le voir. Il sait qui est Eüssen. À présent c’est la raison et la pulsion qui veulent tous deux que j’aille lui rendre visite.

Avatar du membre
Emma Anhalt
PJ
Messages : 0

Re: Élève le Corbeau ; Il te crèvera les yeux.

Message par Emma Anhalt »

Aujourd’hui je n’irai pas travailler.
Papa ne le sait pas. Comme tous les autres jours que les Dieux font, il s’est levé plus tôt que moi, a mangé, et est gaiement parti pour traverser le Grand Pont et rejoindre sa forge, afin de continuer à faire ses fers-à-cheval et son épée pour le quartenier du coin. Pour lui rien n’a véritablement changé. Rien n’a changé pour personne. Le meurtre d’un enfant à deux pas n’a pas provoqué de bruits particuliers dans le Westen. Tout au plus Rudolf en a fait une petite mention, l’ayant lu dans Le Rapport Quotidien, du moins les quelques infos qui ont bien été dévoilées par les agents du guet. Personne n’a vu le corps. Personne ne connaît l’identité de l’assassiné. Jamais je n’oserai dire à la petite Oda que le petit freluquet qui l’a bousculée et qui l’a volée a été lâchement torturé sous les auspices d’un gangster local, je n’ai pas envie de traumatiser cette pauvre innocente qui ne se prive jamais, chaque soir, de m’offrir un sourire et des fruits qu’elle a acheté pour moi au marché. Je porte seule le fardeau. Il est assez léger pour mes épaules.
Rien n’a changé. Chaque journée a été comme chacune que je vous aie décrite, et chaque soirée comme chacune que vous pouvez deviner. Je me réveille le matin. Je bondis pour chercher l’échelle du bon Arnulf, j’esquive ou discute avec le vieux Rudolf. Torse-nue, je m’entraîne pour bien utiliser mes bras et garder mon équilibre. Je me rhabille en hâte. Je fais le lit, la poussière et les miettes, je change l’eau et en reprend au puits. Je subis les brimades de l’acariâtre Gisela et me met en route. Je marche. J’arrive au travail et commence à compter, multiplier, sourire aux nouveaux clients. Je grignote une pomme donnée par Oda et un casse-croûte que Olaf ne manque jamais de m’offrir. Le soir je raccompagne papa, et l’apprenti au moins sur un bout de chemin, puis de retour je dois préparer un potage avec l’aide de Gisèle et des voisins, je reprise du linge, je m’engueule avec mon père, et je compte heureusement sur le fait qu’il se couche très tôt pour enfin profiter un peu de ma journée. C’est comme ça depuis quelques années. Ça risque d’être comme ça pour au moins un bon moment, au moins jusqu’à ce qu’on me traîne devant l’autel où Olaf ou un autre gosse de forgeron m’embrassera. Mais le Corbeau m’appelle ; il croasse, de nuit en nuit, surtout depuis cette soirée où j’ai entendu le nom de Wolfgang Eüssen.

Aujourd’hui je n’irai pas travailler.
J’inventerai un truc. Une bêtise. N’importe quoi qui me passera par la tête. Que j’étais malade, ça arrive, je me porte pâle que très rarement. Une affliction quelconque, une fatigue, peut-être que je dirai que j’ai mes règles, les hommes c’est con ça s’occupe rarement de ça. Je vous avoue que je réfléchirai au mensonge le plus convainquant une fois prise sur le fait. Mais aujourd’hui j’irai pas travailler. Je me lève, fais quelques étirements comme le gros chat méchant d’Oda qui se trémousse dans la cour, et je me prépare. Je me lave rapidement, et je vais me préparer.
J’enfile des vêtements que je n’ai pas l’habitude de porter. Si je le pouvais, je les porterais tout le temps, mais ce n’est pas quelque chose que père apprécierait. Pas de petite robe verte-pomme, pas de jolie ceinture. J’enfile des braies un peu bouffantes, et un doublet ample que je boutonne par-dessus une vieille chemise volée à mon père – de toute façon c’est moi qui fait la lessive, je sais où se trouve le linge. Devant une petite glace un peu salie par des traces de doigts, encore une chose que je devrai nettoyer lorsque j’aurai le temps, je me regarde pour me faire une queue de cheval nouée par un petit ruban de soie. Croyez surtout pas que c’est pour me faire coquette que j’arrange ainsi mes cheveux gras ; avec ma face pas maquillée, et mes yeux entourés de petites crottes du matin et de cernes, je ressemble plus à un chevalier errant Bretonnien tout jeunot et puceau qu’à une jeune fille de boutiquier bourgeois. Je suis pourtant pas une gueuse, j’ai les moyens de m’acheter des crèmes et des parfums, si seulement je jugeais que c’était une perte de temps et d’argent nécessaire quand je préfère utiliser mon temps et mon argent pour des choses bien plus intéressantes. Juste avant de quitter l’appartement, je cherche ma cape noire qui normalement est plus fidèle comme alliée la nuit. Je décide, par précaution, de prendre un joli poignard que je cache juste sous le doublet, dans mes braies, on ne sait jamais sur quoi on peut tomber dans les rues mal famées de Nuln, même lorsque je passe de loin pour un garçonnet plutôt que pour une fille. Je prend une grande inspiration. J’ai une trace d’hésitation quelques instants, que je m’efforce de chasser avec un bout de pain et un verre d’eau, avant d’ouvrir grand la fenêtre et de sauter au-dessus de la rambarde du balcon. Je m’accroche aux barreaux afin de descendre en légèreté. Passer par l’escalier serait bien plus simple, mais cette fois, je n’ai absolument aucune envie d’alerter Rudolf, qui risquerait de mettre à mal mon alibi de maladie. Je replie la capuche de ma cape sur ma tête, et je me presse de partir le plus loin possible du pâté de maison.


On se ballade pas sans raison de l’autre côté du Reik. On est pas dans le Westen avec ses jolies rues bien propres, ses sergents du guet qui patrouillent hallebarde à l’épaule dans les petites ruelles, et sa foule de gros marchands et petits boutiquiers qui tentent d’attirer les chalands dans leur fond de commerce. Les Taudis c’est sale, c’est laid, c’est rempli de pauvres, d’ivrognes, de faux et vrais mendiants et de filles de joie. Mais alors le Faulestadt, c’est pire encore. Comme hier, je me retrouve au milieu des usines qui crachent de la fumée noire des cheminées, mais je ne vais pas rejoindre la forge de mon père. Je descend plutôt vers la Aubenstrasse. Moi j’ai la chance d’être d’une famille aisée, le soir je traverse le Grand Pont et je rentre chez moi, en payant le péage au passage. Mais la plupart des ouvriers de force n’ont pas cette chance, même si dès qu’ils ont une paie suffisante, ils se dépêchent de chercher une location dans les Taudis. Qu’un quartier qui est littéralement baptisé « les Taudis » soit plus attractif que ce coin vous fait bien imaginer à quel niveau de merdique on se trouve. Ça pue. Heureusement on est pas en été, parce que quand il fait chaud la pourriture est encore pire, il y a pas une pluie pour nettoyer la chaussée et pas un vent pour dégager les miasmes qui se retrouvent à infecter toutes les allées et travées entre les grandes maisons construites les unes sur les autres, n’importe comment, sans aucun respect des ordonnances pourtant censées être appliquées par des édiles vigilants. Je me sentirais bien mieux si j’étais sur les toits, au moins je pourrais échapper à cette infection ambulante. La Aubenstrasse est pavée, un petit miracle, parce que autrement il faut que je traverse de la gadoue souillée par les pots-de-chambre balancés par les fenêtres pour aller en avant. Les constructions sont si hautes que par endroits je me retrouve plongée dans l’obscurité, le soleil étant caché par les murs en bois qui me terrifie ; On est dans un quartier avec des forges et des usines, et les maisons sont en bois, sérieux, vous ne voyez pas le soucis ? Vous ne vous rendez pas compte que cet endroit n’est qu’une fournaise qui menace ?

Je suis passablement dégoûtée par ce que je vois couler sous mes pieds. La Aubenstrasse est dégoulinante de sang, son odeur métallique vient me chatouiller les narines. Le liquide court entre les interstices des pavés, il glisse et se répand un peu partout, et déjà, je vois des petites mouches voler pour venir s’en repaître, je vous laisse imaginer lorsque le temps est humide et caniculaire l’état de cet endroit. Je garde la tête baissée. Je me moquais du marchand qui n’était pas rassuré lorsqu’il marchait dans les rues, mais là, je me sens dans sa peau. Devant certaine des maisons, il y a des bandes de jeunes gens qui se regroupent ensemble, qui discutent bruyamment, et je reste semi-anxieuse à l’idée d’entendre, alors que je passe à côté d’eux, un sifflement et des quolibets pour que je m’arrête. Je n’ai aucune envie de subir une embrouille. Et pourtant je dois remonter, jusqu’à la source du sang, jusqu’à cette mare qui inonde la rue, et qui coule lentement à contrebas à cause de la légère montée que prend la rue. Et finalement, je peux enfin entendre des hurlements stridents qui me hérissent la peau. Des gorets qu’on égorge. Je suis dans le quartier des abattoirs.
Il en sort une odeur pestilentielle de mort. C’est assez horrible pour que je ne croise ici aucun bonimenteur ni prostituée, ce qui est en fait assez agréable. On est dans la ruelle des Schlachthof, parce que l’abattage n’a pas lieu dans un entrepôt, mais dans des sortes de bâtiments ouverts et en quasi plein air. Les petites femmes de bourgeois qui achètent la viande pour le pot-au-feu n’aiment pas entendre des hurlements de bêtes ni sentir l’odeur de chair à l’air en train de maturer, alors c’est ici qu’on prépare les carcasses qui vont approvisionner les bouchers et les charcutiers de l’autre côté du Reik. Y a une petite foule, des gens avec des tabliers blancs maculés de rouge, et des gros messieurs un peu mieux habillés qui sont escortés par de solides gaillards qui ont ou les cheveux très longs, ou très rasés ; je devine que ce sont quelques solides bonshommes qui s’occupent de transporter la cargaison, même s’ils ont aussi l’emploi doublé de servir de gardes du corps afin de s’assurer que personne ne vienne chourer la bourse de leur patron. Alors que je passe devant un élégant homme qui aiguise ses couteaux en les faisant crisser l’un sur l’autre, celui-ci me regarde d’un air patibulaire. Je m’en approche avec un air peu sûr, regardant partout autour de moi comme une poule, toutes ces petites scénettes de bouchers qui regardent des enclos dans lesquels des porcs pressés les uns contre les autres jusqu’à l’asphyxie et négocient en même temps lesquelles ils souhaitent tuer.

« J’peux t’aider mon garçon ? »

L’homme ne prend pas un ton poli. J’ai plus l’air de le faire chier qu’autre chose.

« Heu… Je cherche Le Gant Pourpre, je grommelle en essayant de prendre une voix rocailleuse.
– … Hermann ? Quoi ? T’es sa groupie, p’tite dame ? Il ricane mais sans sourire en identifiant bien mon genre derrière mes grognements.
– Je ne lui veux pas de mal.
– Tu serais bien la première alors, il continue en me tournant le dos, puisqu’il s’approche d’une énorme carcasse de je-ne-sais quelle bête dans laquelle il se met à taillader. T’es pas la seule à passer pour me demander où il est. J’vais te répondre la même chose qu’à tous les autres : J’en ai pas la foutre idée. Je suis ni son mentor ni son éraste. S’il veut que je lui organise un combat il saura où me trouver, sinon je suis pas sur son cul.
– Je suis sûr que vous pouvez faire mieux que ça… Vous savez s’il a un endroit où dormir dans le coin ? Ou alors, s’il traîne avec des gens ? »

L’abatteur tourne les yeux quand il entend un claquement métallique. Sur le comptoir, je viens de placer une petite couronne d’or. L’abatteur regarde la pièce avec un dédain bien visible, puis fronce les sourcils et m’observe moi. Il n’a pas l’air d’apprécier. Il se tourne et plante ses deux couteaux au fond de sa carcasse, tourne les talons, arrive vers moi en trois pas et pose très violemment ses mains sur le comptoir.

« Reprend immédiatement ton or et n’ose plus jamais sortir ta bourse devant moi.
Tu crois sérieusement que tu peux m’offrir plus que Thorek Heldour ? Tu te prends pas pour de la merde. Ton Hermann je sais pas où il est. C’est pas mon problème. Si t’es pas ici pour acheter de la barbaque j't'conseille de vite faire demi-tour et de plus m’emmerder.
Tu réagis pas. T’as compris ou pas ?! »


Je dois vous avouer que je m’attendais à mieux que ça. Mais au final je me contente d’obéir prestement. Je reprend ma pièce et la planque dans ma bourse, puis m’éloigne d’un pas rapide, tandis que l’abatteur se remet à son boulot.
C’est pas grave. Je suis un bon limier. Je sais remonter des pistes.

Le quartier des abatteurs n’attire pas des gens uniquement pour les bêtes qu’on peut égorger, débiter et vendre par carcasses entières. C’est dans les coulisses qu’il faut aller.
Y a deux sortes d’animaux qui se tuent ici ; Ceux qui viennent de la campagne, et les porcs. Les poulets, les bœufs, presque tout ce qui se bouffe en fait, ça vient des villages adjacents, de tout le Wissenland et même de plus loin. Ça traverse Kreuzungstadt, sous l’œil des veilleurs et des douaniers, et ça vient se répandre les jours autorisés pour être échangés directement aux pieds du Mont Hobgoblin. Mais le porc, c’est un animal citadin. Derrière le quartier des abattoirs se trouve de gigantesques enclos bien gardés par de grands gaillards qui cachent des fauchons sous leurs tenues de travail. Dedans, on garde ces bêtes dans des enclos fermés, où on les engraisses. Les porcs ça bouffe absolument n’importe quoi, alors on les nourrit de déchets, de rognures de fruits et de légumes, de glands quand on a le budget. Comme le porc met du temps à s’engraisser, et que à Nuln les gens adorent rentabiliser tout l’espace disponible, quelque chose d’étrange s’est développé dans le coin : Des combats. On prend un enclos pas encore rempli de porcins, on met des bancs autour, et on balance deux gars qui se cognent jusqu’à ce que l’un d’eux en peut plus et s’écrase par terre. Bien sûr, les spectateurs autour s’amusent à hurler et à faire des paris, sur lesquels le propriétaire de l’entrepôt touche sa commission. Conrad il est jeune mais ça va faire des années qu’il a trouvé que ces combats c’est un bon moyen de toucher un peu de blé quand il est fauché. Il s’est trouvé un surnom et tout, Le Gant Pourpre, il me disait qu’il avait entendu ça lors d’une veillée au coin du feu avec des comédiens qui racontaient les exploits d’un héros masqué de Verezzo qui avait prit ce surnom. À une époque, où j’étais plus conne, ça avait un certain charme de faire une amourette avec un garçon qui faisait des combats sauvages. Ça m’a vite fait mûrir de devoir lui panser ses plaies et veiller sur lui pendant qu’il suait et délirait à moitié dans son sommeil. Conrad n’a jamais gagné beaucoup de combats, souvent il se contentait de rester debout le plus longtemps possible pour recevoir son fric, sa prime pour avoir participé. Voir un garçon que vous aimez se faire exploser la face ça provoque des sentiments étranges. Au départ je tentais de le convaincre en l’implorant. À la fin je le maudissais. Ça l’a jamais empêché de continuer à y aller, quand bien même il a perdu des dents, qu’il s’est retrouvé avec un nez dévié, moi qui aimait bien son joli nez, et puis en général on a pas arrêté de le recoudre de partout. Ça a beaucoup contribué à faire sauter notre couple, vous vous en doutez un petit peu.

Heureusement je sais encore comment le trouver. Son problème c’est qu’il bouge tout le temps, il n’a pas de « chez-lui ». C’est un orphelin, un jouisseur, un quasi-nomade, pas le genre de personne qui se sent enfermé dans les murs d’enceinte de Nuln et qui ne rêve que de grands horizons ; si c’était le cas, il serait devenu marin, ou alors il aurait rejoint l’armée de la comtesse, comme mon papa l’a fait quand il était plus jeune. Du coup, plutôt que chercher de la famille ou des anciens amis de notre bande qui seraient aussi paumés que moi, je vais le chercher dans des lieux qu’il apprécie et où je sais qu’il risque de fréquenter.
L’abattoir étant une piste froide, je me dirige vers la rivière du Reik. Là il y a des pêcheurs, ça empeste les anguilles qui sont pêchées directement dans les canaux pollués, au moins autant que les brochets et les barbus qui sont attrapés plus en amont, que ce soit le long de l’Aver ou du haut-Reik. Là y a toujours des musiciens, et des joueurs de bonneteau un peu vantard et tricheurs. Conrad aime se balader ici. J’essaye de discuter au détour de cartes ou de boules qui sont jouées avec adresse par de jeunes hommes qui essayent de plumer les curieux persuadés qu’ils vont réussir à battre l’escroc face à eux. Bien sûr, une fois que vous vous y connaissez un peu, vous pourriez vous prendre pour quelqu’un d’intelligent, à parier que les deux ou trois fois puis à essayer de partir avec votre mise. C’est idiot. Dès l’instant où vous tenterez de partir une bande de larrons vont venir vous embrouiller et vous soutirer votre argent de force. Le meilleur moyen de gagner c’est encore de pas jouer.

On m’aborde. On m’interpelle. On me propose de jouer d’un ton rieur. Je me contente à chaque fois de sourire et de m’éloigner en déclinant poliment. Mais je vois pas une trace de Conrad. Je pourrais demander aux gens au hasard s’ils connaissent un Conrad, mais non seulement c’est un prénom ultra-répandu dans l’Empire, mais en plus cet imbécile n’arrête pas d’utiliser des pseudonymes différents justement pour éviter qu’on puisse le trouver, comme le "Hermann" qu'il a donné à l'abatteur de tout à l'heure. Heureusement il a son nom de combattant, qui lui est plus facilement identifiable.

« Vous vous y connaissez en rixe ? »

C’est comme ça que j’aborde les gens. Au détour d’une discussion, d’une petite eau-de-vie servie sur un vieux comptoir qui en fait n’est qu’une planche de souche de bois pourrie devant une échoppe qui n’est qu’une toile de tente, et où il n’y a que trois personnes qui peuvent s’attabler debout entre les cabanes de pêcheurs où on éviscère de la poiscaille qui est balancée à la volée dans tous les sens. Je parle volontairement à voix haute. Et puis je jette son nom, au milieu de quelques autres bonhommes.

« Ouais, il est bon Patte-Blanche…
...Mais le Gant Pourpre, vous le connaissez, un moment que je l’ai pas revu. »

Souvent les gens trouvent pas grand-chose à me dire : Ils s’y connaissent pas en combat. Pourtant c’est censé être un sport populaire pour les pêcheurs bourrus du coin, mais ils doivent pas avoir beaucoup le pied-à-terre. Mais je désespère pas. Je vais d’endroit en endroit, j’aborde les badauds, je les mets à l’aise avec des petites blagues avec une voix rocailleuse feinte. J’y passe trois heures, je le sais parce que mon estomac commence à gargouiller de faim. Mais je suis douée à ça. Je me fais la réflexion : je pense que, si j’avais été un homme, j’aurais pu sérieusement envisager une carrière de sergent du guet. Quoi que non en fait. Boulot de chien, mal payé, horaires de merde, personne vous respecte. Mais j’aurais été douée. Toute ma jeunesse à avoir traîné avec une bande de voyous a eu ses avantages. Je suis au milieu de ces escrocs comme une anguille dans un bac d’eau croupie. Et le destin, ainsi que quelques Dieux, étant de mon côté, arrive finalement un moment où je suis interpellée.

« Gant Pourpre, hein ?
Vous l’appréciez. »

C’est une voix de femme. Je me retourne et la vois, aux pieds d’une magnifique statue de Otto III von Liebwitz malheureusement couverte de fientes d’oiseau et noircie par la pollution du Faulestadt. Elle range tranquillement un violoncelle avec lequel elle jouait un peu de musique, et prend à ses pieds un bonnet dans lequel quelques piécettes de cuivre ont été jetées par des passants un peu sensibles, peut-être plus à ses yeux qu’à sa musique. Je lui fais un grand sourire, et un petit mouvement de tête.

« Il a un talent malheureusement encore peu exploité. Pourquoi, vous le connaissez ?
– Oui. On sort un peu ensemble. »

Ouille. Aïlle. Oof. Mon cœur. Je continue de faire un petit sourire même si soudainement je le sens tremblant et que j’ai un peu de sueur sur mon corps. Ça fait mal. Elle aurait pu traiter ma maman décédée de putain que j’aurais préféré à entendre ces mots. Elle est mignonne. Mignonne comme tout. Des cheveux roux très lisses et fins, du coquelicot sur ses lèvres, plein de tâches de rousseur sur ses joues plaines. Elle est mal habillée mais tout le monde dans ce quartier est mal habillé. Ça fait très mal. Je vais pas vous mentir. Je me contente d’imiter le bruit d’un son quelconque suite à sa réflexion.

« Hmm ?
– Ce n’est pas un combattant très reconnu pourtant ! Ça lui fera plaisir de savoir qu’il a quelques supporters pour le reconnaître.
– C’est plus que ça. Je pense que je peux peut-être lui proposer quelque chose. Vous sauriez où je peux le trouver ?
– Hm. Ben… Je sais pas trop. »


Je m’approche d’elle et m’agenouille à son niveau, juste avant qu’elle ait fini de ramasser ses affaires.

« Je sais qu’il a des ennuis avec le Nain. Mais c’est justement pour ça que ma proposition peut l’intéresser. Il a besoin d’argent, j’ai besoin d’un champion.
Est-ce que vous sauriez juste où je peux lui parler ? »

Elle hésite. Mais pas trop non plus. Qu’est-ce qu’elle est conne. Elle connaît pas Conrad comme moi je le connais. Je suis même pas sûr qu’elle connaisse son vrai prénom. Moi Conrad je le connais depuis que j’ai six ans, il en avait dix. Moi si un type androgyne m’aborde en pleine rue pour savoir où il se cache, même avec toutes les bonnes intentions du monde, je me casse en disant que je sais rien, ou alors je lui file une fausse adresse. Elle c’est un bouche-trou. Même avec sa jolie tête.
Putain qu’est-ce que je suis jalouse. J’ai envie de lui péter les rotules et de la laisser là hurlante.

« Il heu… Il crèche un peu plus bas. Il squatte dans une vieille teinturerie qui n’est plus en activité. C’est heu, tout près du Repos du Pêcheur, à deux pas à peine.
– Merci beaucoup jeune dame. »


Sale pute.

Avatar du membre
Emma Anhalt
PJ
Messages : 0

Re: Élève le Corbeau ; Il te crèvera les yeux.

Message par Emma Anhalt »

Rues sales et étroites. Regards patibulaires en coin. Odeur d’iode et de poiscaille qui entre dans mes narines. Pas de doute, je m’approche bien du Repos du Pêcheur. Une auberge délabrée, qui paye pas de mine, un grand bâtiment aux façades crasses qui se tient comme un furoncle autour de maisons à colombage. Les gens entrent et se mettent directement sous un porche, et commandent une purée avec une tourte d’anguille, un plat pas cher, qui se dévore sur un coin de table ou un tonneau, idéal pour se remplir le plus vite possible l’estomac et retourner à la fonderie pour terminer sa journée de travail. Cela fait suffisamment de temps que je tourne en rond dans le quartier pour que la pause de midi soit bien passée, aussi il ne reste devant l’auberge que des traînards et des vauriens ; Je suis obligée de baisser les yeux quand je passe devant la façade de l’auberge, la pâte qui cuit au four m’alléchant juste ce qu’il faut pour que j’entende mon ventre gargouiller.

Où te caches-tu, Conrad ?

Un peu plus loin, je tombe sur ce que je cherchais. Je ne m’arrête pas, je ne montre même pas un signe d’intérêt pour l’endroit. Je suis trop habituée à être suivie, habitudes d’adolescence. Mais alors que je continue nonchalamment ma route, mains dans les poches, je ne peux m’empêcher de regarder du coin de l’œil la grande barrière fermée par un cadenas, derrière laquelle se trouve une grande cour à la boue colorée, des bacs en bois géant au bois pourri, et derrière, un long bâtiment, pas en hauteur, avec des alcôves creuses où il y a au plafond des grosses barres en bois, et à l’intérieur un complexe que je pense être une réserve. Pas de doute, c’est une teinturerie : fut un temps où il devait y avoir des dizaines d’hommes et de femmes ici, qui mélangeaient les tissus avec des substances plongées dans ces gros bacs abandonnés et laissés aux larves, des jours durant ils devaient mélanger le textile en entretenant un feu qui faisait une ébullition en-dessous, avant de rajouter, pour fixer les couleurs, des fruits pourris, de l’urine, du sel ou du vinaigre, selon le mélange savamment imaginé par des alchimistes pour obtenir le plus bel éclat. Il en reste plus rien. Qu’est-ce qui a ruiné cette teinturerie ? Comme tous les autres je suppose. La concurrence, les taxes, les emprunts à rembourser, et peut-être même quelques mafieux du coin qui n’ont pas reçu leurs pots-de-vin d’extorsion. C’est comme ça que ça se passe à Nuln.
Je longe les limites de la teinturerie, et la contourne en passant par une ruelle qui ressemble à un affreux coupe-gorge. Je suis heureuse de porter mes grosses bottes, et non pas mes pieds-nus dans des bandes de tissus ; Le coin n’était déjà pas pavé de base, mais là c’est pire que tout. Mes talons collent à un mélange de merde et de pisse balancée par les fenêtres de là-haut. Je redresse le capuchon de mon mantel sur mon crâne, observe vite derrière-moi, comme une chouette, pour m’assurer que personne ne me regarde, puis je vais contre la barrière. Je sors mon poignard, me colle contre l’une des planches, et, rapidement, m’arrange pour faire sauter un des vieux clous rouillé qui pendouille à peine enfoncé dedans, ce qui me laisse penser que quelqu’un est déjà passé par là et l’a fait sauter. Je parviens ainsi à retirer l’une, puis l’autre des planches, et avec un peu d’adresse, je me faufile en-dessous en me contorsionnant. Vous voyez que ça sert d’être agile. Comme les anguilles qu’on mange le midi, je glisse en ondulant, et expulse de l’autre côté. J’ai même pas eu à casser quelque chose.
Je contourne le bâtiment proprement dit. Il y a quelques arbustes et des restes de vieux bacs et de petites dépendances qui couvrent mon avancée. De toute façon le bâtiment lui-même a peu de fenêtres, c’est plus une réserve et à côté un bureau où on reçoit les clients, plutôt que tout un complexe. Conrad a très bien choisit sa planque. Je glisse le long du mur, et m’approche de la porte arrière que j’ouvre. Aucun crochet, et la serrure a déjà sauté à coup de marteaux, mais malgré ça je dois quand même taper très fort et faire du boucan parce que l’usure a rendu la porte très solidaire de l’ouverture. Je vois même pas de scellés sur la porte, et sur l’entrée je n’ai même pas vu de notification quand j’ai regardé le bâtiment de loin. Je suis même pas sûr que la teinturerie a été déclarée comme plus en activité. On dirait qu’elle a été purement et simplement abandonnée, du jour au lendemain.

J’entre dans l’arrière-boutique. Il reste quasiment plus rien. Juste des tabourets, une table, des chaises posées dessus. Mais tout a été vidé. Pas un stock, pas un drap, pas une toise de laine. Tout a dû être vendu pour éponger des dettes. Je traverse la pièce et m’approche de la porte de la boutique, dont je tourne le loquet avant d’entrer.
J’ai même pas le temps de faire deux pas que je sens cogner derrière ma tête un petit objet froid et métallique. Et le petit cliquetis juste après est beaucoup trop reconnaissable pour que je ne sache pas de quoi il s’agit : La platine d’un pistolet qu’on vient d’armer.

« Les mains en l’air, pas un pas de plus.
— Salut mon renard, je lui répond avec ma voix douce « de fille ».
— Emma ?! »

Immédiatement je ne sens plus le petit bout métallique contre mon crâne, et je baisse les mains que je n’ai soulevées qu’une poignée de secondes. Je regarde autour de moi. C’est cosy, très sympathique. Les fenêtres ont été recouvertes avec de la toile pourrie pour lui laisser son petit coin discret. Je vois qu’il s’est fabriqué une paillasse avec du foin et des torchons sur lequel il a placé un drap. Y a un seau d’eau avec un miroir devant qui doit lui servir de lavabo, un tréteau sur lequel il y a du pain, des œufs à la coque et une choppe. Il y a des vêtements sur une tige qui tiennent debout, visiblement mouillés, il doit les faire sécher. En guise de décoration, il a mit une plate verte sous l’une des fenêtres, avec la toile à peine relevée pour laisser la lumière dessus et lui permettre de vivre.
C’est lugubre. Petit. Sale. Un véritable squat.
Je serais prête à passer le restant de mes jours ici si c’était avec lui.

« Putain de merde Emma ! Désolé, mais tu m’as fais peur ! Ça me fait plaisir de te voir ! Mais comment tu m’as retrouvé ? T’as, heu… Quelqu’un t’envoie ? T’es entrée par où ? Je… Tu veux boire quelque chose ? »

Trop de questions, trop vite, trop à la suite. Conrad passe devant moi et pose son pistolet sur la table, à côté de sa bouffe, puis il courre vers des affaires derrière l’ancien bureau derrière lequel un boutiquier devait recevoir les clients – exactement le travail que je fais pour mon père – et sort une grosse bouteille en verre crasseux avec un bouchon de liège clairement artisanal dessus. À le voir courir dans tous les sens je peux pas m’empêcher de sourire. Ce qu’il est beau.

« Du calme, Conrad. Une chose à la fois.
Le plus important c’est que tu saches comment je t’ai trouvé. J’ai vu ta copine sur le port. Elle est franchement pas discrète. Tu te rends compte qu’elle va te faire tuer à dire où tu te planques à n’importe qui ? »


Quand je dis qu’il est beau, c’est soumis à débat. Tout le monde le pense pas. Mais moi je le trouve beau. Il est mon genre, mais je sais pas si c’est parce qu’il y correspond bien ou si c’est parce que c’est lui dont je suis tombé amoureux, si bien que mon prisme de « mec beau » passe uniquement par lui. Il est un tout petit peu plus petit que moi, et très fin, mais sec, il devrait manger un peu plus s’il voulait devenir plus massif, mais j’aime bien ce style. Il a des cheveux un peu longs, gras et en l’air, mais peignés, il ne ressemble pas non plus à un clochard. Une barbe de plusieurs semaines, dans laquelle il taillade, mais qui n’a pas non plus l’air d’une moustache bien entretenue de noble. Avant il avait un petit nez très mignon sur lequel j’aimais bien faire des bisous, mais il a été complètement pété par ses combats, maintenant il est légèrement dévié mais surtout gonflé de manière permanente.
Avec ma réflexion, il se met à grimacer, et à pincer ses lèvres. Et tandis qu’il sort un tire-bouchon pour pouvoir entamer son poison, il me rétorque, d’un ton traînant :

« Hm… De toute façon… Je ne comptais pas rester dans le coin… Je suis déjà grillé, et pas par elle.
C’est une chance que tu m’aies trouvé maintenant, parce que je comptais partir ce soir. Je peux plus rester ici.
Tu bois un truc alors ? »


Je regarde autour de moi et fait quelques pas, qui font craquer le parquet de planches de bois sous mes pieds. C’est vrai, il y a une grande valise posée derrière sa paillasse. Il y a mit quelques affaires, je vois surtout des vêtements. Cette vision me remue un peu l’estomac. Et encore une fois, j’ignore sa question pour lui en poser une autre.

« Tu… Tu quittes Nuln ?
— Je sais pas. C’est pas encore ce qui est prévu. Pour l’heure j’ai surtout rendez-vous ce soir avec un passeur qui va me faire traverser le Reik. Je vais chercher un endroit où crécher quelques temps de l’autre côté, probablement près des taudis. Je pensais squatter chez Adé, juste quelques jours, après j’irai chez Jade, puis…
Puis on verra. Ça devient chaud pour moi. Je pense qu’il va peut-être falloir que je me fasse oublier quelques temps. »


Je tourne mon visage et regarde la plante verte qui baigne dans une flaque de lumière. C’est surtout pour qu’il ne regarde pas ma tête. Aïlle. Oof. Je vous avoue que ça picote un peu. Je me sens mal.
Il débouche sa bouteille et je l’entends servir.

« Et, heu…
Ton amie, elle va venir avec toi ?

— Non. Non, c’est, heu… Bah, elle fait un peu sa vie, on est pas fiancés. Elle se doutait bien qu’à un moment j’allais disparaître, elle comprendra.
Heu, tiens. »


Ouf. C’est déjà ça.
Il contourne le comptoir et me file une espèce de choppe, qui est différente de la sienne. Je suppose que vu son peu de mobilier il ne doit pas passer ses journées à acheter des verres assortis et se contente de trouver tout ce qui passe sous la main. Je met le verre sous mon nez et renifle. Non seulement c’est infect, mais en plus, je n’ai pas mangé. Si je prends une gorgée de ça, je suis cuite.

« Il doit même pas être seize heures, c’est pas un peu tôt pour boire ? Je demande avec une mine dégoûtée.
— Bah, désolé, mais j’ai pas grand-chose d’autre à t’offrir…
Puis tu sais moi je suis un peu décalé. Je dors le jour et je vis la nuit. »


Je pose le verre sur le tréteaux et m’assoit par terre, en tailleur. Il se met aussi directement sur le parquet, sur ses fesses, et il prend sec deux petites gorgées de son poison avant de poser le verre en déglutissant. Il tire vers lui sa valise qui traîne à côté de la paillasse, et en sort une petite pipe.

« Heu… Tu veux un peu de nuage ?
— … Hm. Ouais. Ouais ça je veux bien. »

Cela fait un moment que j’ai pas fumé. Je crois que la dernière fois c’était le mois, dernier, avec Adé et Jade, deux copains d’enfance à nous.
Le « nuage » c’est le nom qu’on donne à la drogue du coin. Les trafiquants ont toujours des noms parfumés pour leur merde. Là en l’occurrence, d’après ce que j’ai compris, c’est un mélange de tabac du Mootland, et de racines de mandragores cultivées en Sylvanie, qu’on mélange avec divers produits différents pour donner de l’arôme ou couper pour que ce soit moins cher. Tout en se mordant la langue, Conrad tasse très soigneusement sa pipe, et l’allume avec un petit briquet à amadou qu’il éteint vite en la couvrant de la petite bille de plomb. Il tire une latte, une grosse latte, je vois le mélange noircir et brûler dans le fond de la pipe, puis il la retire de sa bouche et exhale une grosse quantité de fumée. Il me la passe, et c’est tout sourire et que je l’attrape pour pouvoir moi aussi profiter.

« Tu, heu…
Pourquoi tu es venue me voir, Emma ? »


C’est délicieux. Je me sens me détendre. Je laisse bien la fumée entrer dans mes poumons, tandis que Conrad préfère s’empoisonner avec son alcool. C’est juste après deux-trois lattes que je lui répond.

« Je… Je voulais voir comment tu allais.
Pourquoi t’as besoin de t’en aller ? Cet usurier, là, le nain… J’ai appris qu’il a été agressé. Il a perdu son livre de comptes.

— Comment t’es au courant de ça, toi ? Il me demande en haussant un sourcil, puis il tend la main et reprend la pipe que je fais tourner. Oui, c’est vrai, il continue avec la pipe dans sa bouche, mais loin d’avoir réglé le soucis, ça l’a empiré. Thorek a besoin de fric et il vient le réclamer à moi. »


Aïlle.

« Mais t’as rien pour le rembourser.
— Sur moi, non. Mais Thorek veut m’obliger à faire un combat pour éponger ma dette. Paraît que je suis très demandé. Mais je suis pas chaud ; parce que le type qu’on veut me faire affronter, c’est le Chêne, eh, bah, disons, que… Bah disons que son nom il est assez expressif tout seul, hein ? Tu vois quel genre de mec c’est. Je suis pas sûr de survivre. »

Je reprend la pipe et fume à mon tour. Oh Shallya que c’est bon. Je me sens légèrement quitter mon corps avec chacune des inspirations. J’ai un petit tremblement d’échine. Je plane. Je voyage en restant là, dans ce taudis infect. Tu m’étonnes qu’il y ait autant de drogués à Nuln.

« Qu’est-ce que t’as fais pour lui devoir autant ? T’es pas le genre à emprunter de l’argent…
— Je te l’ai déjà dis, je préfère pas t’en parler.
— Putain, Conrad, tu fais chier…
Si t’as besoin de te planquer un peu, tu peux peut-être passer chez moi…

— Avec ton père ? Non merci. Mais, heu… Ton frère, Gerhard, il va comment ? Toujours à l’École ? Peut-être que je pourrais aller chez lui, on s’est plus parlé depuis un moment mais on traînait aussi ensemble, hein... »


Il est très fort pour me mettre des petits coups de poignard dans le cœur sans s’en rendre compte, décidément. Je me retrouve à devoir me crisper le visage et à faire un mauvais sourire pour pouvoir continuer à lui parler. Encore heureux, je peux toujours tirer sur la pipe.

« Il, heu… Il étudie toujours, oui… Il, est très doué… Je pense qu’il va avoir son année.
Mais, heu, je sais pas si c’est une bonne idée… Il vit dans les beaux quartiers, avec plein d’étudiants, tu te ferais repérer facilement. Alors que moi oui, il y a mon père, mais je suis sûr on peut s’arranger, trouver un truc et-

— Au contraire ! C’est parfait ! Thorek ira jamais me chercher au milieu des nobles et des aristocrates !
Tu peux pas me faire rencontrer Gerhard ? Je sais pas, t’as bien une occaz’ de le revoir ? S’il te plaît, Emma…
… Ma caille. »


Enfant de putain. Orphelin des bas fonds. Abruti qui mérite le gibet. Comment il ose utiliser mon surnom ? On est le renard et la caille, mais moi je lui dis tendrement « mon renard » tout le temps, lui, son « ma caille » il est toujours réservé au moment où il a besoin de quelque chose de ma part. C’est plus fort que tout.

« Je, heu… Je suppose, oui…
— T’es la meilleure Emma. Tu sais, tu m’as beaucoup manqué. Tu n’aurais pas dû me chercher, jusqu’ici, c’est moi qui serait venu te voir… J’avais juste des affaires à régler.
Tiens, t’aimes bien le nuage ? Je vais te faire goûter autre chose… Une herbe qui vient d’Estalie, c’est un peu plus corsé, tu vas voir tu vas adorer. »


J’adore déjà. Je glisse un peu pour coller mon dos contre le mur, et à un moment je pense que je m’allongerai. Ça me fait énormément de bien. Et puis surtout ça m’enlève mon trac. Comme ça Conrad va pas se rendre compte que je suis une idiote, je ne dirai pas des trucs gauches.

« Mais… Tu t’en sors sinon ? Tu n’as… N’as plus eu de problèmes ?
— Nan, comme tu vois je me suis installé ici quelques temps. Pas eu d’autres emmerdes, il répond à la volée en fouillant dans sa valise.
— Tu fais comment pour bouffer ?
— C’est Anna qui m’amène de quoi grailler… Mais sinon je me suis un peu installé avec des trucs que j’ai trouvé. Et tu me connais j’ai jamais trop d’affaires avec moi.
— Elle est gentille.
— Oui, oui, très. »


Si elle est gentille et qu’elle t’apporte de quoi bouffer, pourquoi tu te casses en fait ? Comment tu l’as rencontrée ? T’es un peu un gros connard Conrad.
Mais ça je peux pas lui dire à voix haute. Ça serait le critiquer, et c’est insupportable.

Il me reprend la pipe et tasse son herbe secrète. Puis à nouveau il prépare le briquet d’amadou, se tire une latte pour lui, une autre encore, et il fait tourner.

« Une fois que tu seras chez Adé… T’as prévu de faire quoi ?
— Hm. De l’autre côté du Reik c’est plus simple pour bouger. Mais j’ai pas envie d’attirer d’emmerdes à Adé, tu vois… Je vais peut-être attendre de voir comment ça se passe. Faudra que je me fasse du blé de toute façon. Mais t’inquiète pas, j’ai plein d’amis à contacter. Au pire oui je peux m’enfuir de Nuln, un mois ou deux, peut-être plus, ça dépend franchement…
— Tout ça à cause d’un putain de nain ?
— Si seulement Thorek était la seule personne à mes trousses…
J’ai merdé, Emma. J’ai merdé grave. »


Y a quelque chose tapis au fond de ses beaux yeux. Une lueur morne. Lui qui est d’habitude si jovial. Ça me terrifierait, si seulement je me sentais pas planer.
Je change vite de sujet. Je trouve une idiotie de laquelle discuter. Faut juste faire ça, discuter, des heures durant. Je lui raconte une anecdote sur Gerhard. Je lui donne des nouvelles de Jade. Je lui fais des blagues, et lui m’en fais. Comme je suis bien droguée tout ce qu’il dit me fait rire. Je remarque même pas que l’heure tourne, et comme je commence à avoir faim, il me file du pain avec un peu de confiture. À un moment, je suis pas trop sûre, je crois qu’il me drague à moitié. Il me fait des réflexions taquines, le genre qui sont bien faites pour me déstabiliser, et m’obliger à glousser en me passant ma main dans les cheveux. Je me sens bien. Je me sens bien comme ça fait tellement longtemps que je me suis pas senti bien. J’ai rarement des moments à moi, où je peux comme ça juste m’asseoir et pas avoir à me soucier du fait que j’ai ci et ça à faire. C’est délicieux. Je me sens tomber. Je me sens tendre et molle.
Et puis, Conrad se relève pour aller à nouveau se chercher de l’alcool, et puis mon sourire disparaît un peu. Et avec une voix rendue rauque par la drogue, je lui assène une phrase :

« Tu saurais où je peux trouver Wolfgang Eüssen ? »

Conrad se raidit. Il me tourne le dos. Je devine que trop aisément qu’il doit faire une tête bizarre. C’est lentement, trèèès lentement, comme le chat d’Opa lorsqu’il se sent surveillé après avoir fait une bêtise, qu’il manipule la bouteille avec laquelle il se sert un nouveau verre. Et sans même se retourner, il me répond, lentement.

« Pourquoi…
Pourquoi tu veux voir Wolfgang Eüssen ? »


Mais il gagnera pas à ce petit jeu. Je retire la pipe de ma bouche et souffle sur les braises pour les éteindre.

« Donc tu le connais ?
— J’ai ce grand déplaisir.
Pourquoi tu veux voir Wolfgang Eüssen ? Répond-moi. »


Je me lève lentement. C’est difficile parce que j’ai l’impression que mes jambes sont des guimauves. Je plane encore complet. Je suis obligée de me reposer contre le mur pour pas tomber, et je prend une grande inspiration nasale avant de lui répondre.

« Y a un gamin qui a été tué dans le Westen.
— Des enfants meurent tout le temps à Nuln. Tout le monde s’en fout…
— Là c’est pas pareil. Il a été mutilé, Conrad. Atrocement. Et je crois savoir pourquoi on l’a tué. Parce que c’était un voleur, un qui-
— Je sais que c’était un voleur, Emma. Je l’ai pas lu dans le journal, ça. C’est quoi le rapport avec Wolfgang Eüssen ? »


Il se retourne avec son verre plein. Et il me lance un regard mauvais, en revenant vers moi. Je sens soudain la tension monter d’un cran. On dirait que je lui ai annoncé que quelqu’un proche de lui est mort. Ça me met mal à l’aise, malgré la désinhibition de l’herbe.

« Il… Je… Le gamin. Il a… Il a essayé de voler quelque chose, le jour où il a été tué.
— Hm-hm.
— Des lettres de change. Beaucoup. Je… ça appartenait à un drapier, peut-être que c’était de l’argent blanchi, ou un truc du genre. C’était beaucoup trop pour juste être du fric de protection.
— Hun-hun
, il continue en faisant un pas de plus, pour se retrouver juste devant moi.
— J’ai retrouvé ce drapier. Il m’a juste dit qu’il les filait à ce type, Eüssen. Rien d’autre.
— Bien. Bien bien, Emma. Maintenant, dit-moi.
Qu’est-ce que ça change ? »


Je suis pas bien sûr de comprendre ce qu’il veut dire par cette phrase, surtout prononcée avec un ton aussi cruel. Je me retrouve à froncer des sourcils, un peu bouche bée.

« C’est un criminel. Il a tué un gosse.
— Pourquoi tu vas pas dire ce que tu sais au guet de Nuln, alors ? Pourquoi ça te regarde ?
— On sait tout deux que le guet fera jamais rien.
— Et moi je vais faire quelque chose pour ça, Emma ? Toi, tu vas faire quelque chose ? Et tu vas faire quoi, ma caille ? Hm ? Tu vas… Tu vas le tuer ? »


Pas de réponse de ma part. Il arque bien ses sourcils au-dessus de ses yeux, dans une expression de colère.

« Non parce que, à moins que tu veuilles le tuer, tu changeras pas les choses.
— Je veux qu’il croupisse dans une cellule. J’amènerai des preuves au guet, s’il le faut. Ou alors je les filerai à un journal.
— Je croyais que t’étais la plus maline de notre bande. Les journaux s’en foutent, Emma. Ce gamin, c’était un gamin comme nous… Les gens s’en fichent quand la racaille meurt. Pour eux c’est juste des ratés et des vauriens en moins, limite ça rend service, ceux avec le plus de candeur iront bien faire une petite prière à Morr, ils se diront à voix haute que c’est scandaleux, ils vont voter pour un politicien qui va promettre de tout changer, de pas laisser des enfants mourir, et… Et au final rien va changer. Parce qu’à la fin de la journée ils s’en foutent. Que des gamins des rues meurent, des orphelins, des vauriens, ceux osseux qui arrachent des bourses, c’est pas si grave. Ces gros bourgeois qui sont les premiers à défendre les enfants, ils supportent pas ceux qui sont élevés dans les tripots et les bordels.
— Alors si tout le monde s’en fout c’est à nous de nous en occuper.

— Non. Parce que tu connais pas Eüssen. C’est pas juste un truand, Emma. C’est pas un usurier nain. C’est une brute. Mais une brute intelligente, la pire de toutes les brutes. Tu sais pourquoi le guet ose pas le toucher, Emma ? C’est parce qu’il les tues, les sergents du guet, et qu’au bout d’un moment les flics ont décidé que c’était mieux de toucher des pots-de-vins en or que de recevoir des lames en acier.
Avant c’était juste un vaurien, un soudard qui faisait des braquages et du recel. Mais maintenant il est plus que ça. Le Tiléen l’a embauché, il l’utilise comme bras armé. Tu sais ce que ça veut dire ? »


J’en ai marre d’entendre son surnom, au « Tiléen ». Tout le temps il revient partout, ce nom. On sait même pas qui il est. Juste que c’est un criminel et qu’il se donne ce nom là. Je vois pas pourquoi je devrais avoir peur d’un type qui vient d’un pays où les gens boivent tout le temps du vin.

« Tu m’aideras pas, du coup ?
— T’es vraiment trop conne, Emma. Je suis en train de te dire de pas le poursuivre. Ça va rien t’apporter et je vois pas pourquoi tu t’en mêles. Même aller dire ce que tu sais au guet de Nuln je te conseille pas, le Tiléen a tendance à soudoyer les témoins gênants, Eüssen se contente de les égorger et de les couler au fond du Reik, ou bien il les donnes à manger aux porcs des abattoirs…
— Ils peuvent pas être aussi puissants que ça.
— Et pourtant…
Il y a encore dix ans, quand on était des gosses, Nuln c’était une poudrière où les gangs savaient respecter des règles tacites. Ils s’arrangeaient avec le guet pour pas trop faire couler de sang, et surtout pas du sang bleu, et pas de victimes collatérales. Mais le Tiléen joue pas dans les règles. Personne sait qui il est, mais il paraît que c’est un gros bonnet, un type de l’Altestadt. Il a mit la main sur la pègre, recruté des psychopathes comme Eüssen, forcé tous les trafiquants à devenir ses vassaux, et ceux qui jouent pas le jeu il les a butés. Et tant pis s’il y avait des gens sur le passage.
Et toi tu veux t’attaquer à ça ? Avec tes petits bras ? Aucun veilleur de cette ville n’a le courage de le faire, et toi tu l’aurais ? Y a juste cet espèce de poulet qui a encore le cran de s’en occuper, Ernst Dassau je crois il s’appelle… Le fait que je connaisse son nom c’est pas bon signe. La prochaine fois qu’il va faire la une des journaux, lui, ça sera parce qu’on l’aura retrouvé mort avec toute sa famille. »


Il vide cul sec son verre de poison infect. Je profite de ce répit où il est obligé de se la fermer pour répondre à ses diarrhées verbales et son ton menaçant.

« Il me connaîtra pas, Eüssen. Tout ce que je veux savoir, c’est où je peux le trouver. Toi ça te fais peut-être que dalle mais moi ce gosse je l’ai vu énuclée et égorgé, de mes propres yeux.
— Ferme-la, il rétorque en toussant son alcool. T’as aucune idée de quoi tu parles. La mort de ce gosse ça m’a touché. Je te l’ai dis, j’étais au courant, et pas dans le journal.
Mais de toute façon je sais même pas où il se terre, Eüssen. Et de toute façon il est hors-limites. J’ai pas le droit de le toucher, je- »


Une des vitres du bureau se brise et alors que je me retourne, subitement alertée, je vois une pierre rouler sur le plancher qui craque. Immédiatement après, on entend une voix rugir en hurlant depuis la cour, une voix que je reconnais.

« CONRAD ! CONRAD ! SORS D’ICI TOUT DE SUITE !
— Putain ! Tu l’as attiré ici ?!
— Non ! Je te jure ! »


Il plonge sur sa valise et tire une petite bourse, qu’il tient par un fil coincé entre ses dents, et un pistolet. Il fonce vers la table, et se saisit du deuxième, avec lequel il m’a menacé tout à l’heure. Il glisse alors contre la fenêtre de gauche. Moi, je fonce vers la fenêtre où il y a un minuscule trait de lumière, et me met à côté de la plante verte. Je jette un petit coup d’œil vers la cour où il y a les bacs de teinturiers.

« CONRAAAAAD ! T’AS INTÉRÊT À TE MONTRER AVANT QUE JE FOUTE LE FEU À TON TROU À RAT ! »

Thorek Heldour est ici. L’usurier. Le sale nain. Il est là, tout petit, tout bedonnant comme tous les nains, avec sa jolie barbe peignée, huilée et entretenue. Vêtu d’une belle brigandine ouvragée, recouverte de velours. Il ne cache néanmoins ni son énorme œil au beurre noir, ni son bras droit qui est coincé dans du plâtre et retenu par une écharpe de tissus pour le maintenir en place : Je suis assez fière, c’est moi qui l’ai boxé et cassé son bras. Néanmoins, Heldour n’est pas seul. Je plonge vite mon regard de gauche à droite, et j’aperçois, cinq, six… sept truands, au moins. Mal habillés, deux d’entre eux ont même pas de chaussure, l’un est torse-nu. Presque que des humains, mais il y a aussi deux sbires nains avec lui. Tous armés, la plupart n’ont visiblement que des pétoires, des pistolets de bien mauvaise qualité qui n’ont pas intérêt à prendre la pluie, mais les nains portent chacun ce qui ressemble à des tromblons très menaçants, et je vois certains autres avec des arquebuses assez terrifiantes. Il y a un assez fort potentiel de destruction en face.

« Thorek ! Que me vaut ta visite ?! Tu veux entrer, boire quelque chose ?! »

Je vois certain des sbires commencer à faire le tour du bâtiment. Conrad le remarque aussi. Il me fait des signes de mains, que je reconnais tout de suite. Un langage secret qu’on s’est plus-ou-moins développé. Je m’approche de lui, le dos courbé. Il me tend l’un de ses pistolets, dont je me saisi, puis je m’éloigne pour aller attraper sa valise que je me dépêche de remplir et boucler pour lui.
Je suis pas sûr qu’il va pouvoir revenir ici.

« Conrad ! T’as cru que je jouais ?! T’as cru que j’étais pas SÉRIEUX ! Tu m’as pris pour quoi, hein ?! TU M’AS PRIS POUR UN UFDI ?! »

L’avantage de sa diarrhée verbale alors qu’il pète un câble, c’est que ça me laisse amplement le temps de faire ce que j’ai à faire. Ils sont arrangeants, les méchants qui font des monologues interminables, pas vrai ?

« Tu crois que j’ignore que c’est toi qui est venu m’agresser ?! Je reconnais tes méthodes, Conrad ! Toi, et tous tes skaz de Ranald ! Tu as pensé que les dawi étaient assez stupides pour ne pas se rappeler de ce qu’ils écrivent ?! Espèce d’enfoiré ! T’es à moi, umgi, à moi !!
ON AVAIT UN ACCORD ! ON AVAIT DE LA PAPERASSE ! Tu me rembourseras, Conrad ! D’une façon ou d’une autre, tu me rembourseras ! Même si je dois te raser les cheveux et t’enchaîner dans une mine ! Tu me rembourseras jusqu’à la dernière pièce ! Même si tes ongles s’arrachent à force de travail ! JE T’USERAI JUSQU’À CE QUE JE PUISSE VOIR TES OS ! »


Putain je savais que les Nains avaient un grain mais lui c’est au-dessus de toute espérance. Qu’est-ce que Conrad a fait pour l’emmerder à ce point ? Dommage, y a pas le temps pour ça. Je lui envoie sa valise sous ses pieds, et je m’approche de sa paillasse, d’où je tire un des draps ; je l’enroule vite fait autour de ma tête, et me fait ainsi de façon artisanale une cagoule. Ensuite, je me lève les fesses et charge vers l’arrière-boutique de tout à l’heure. Obligé on va être pris à revers.
L’un des sbires s’approche de la porte de devant. Conrad arme la platine de son arme et tire par la fenêtre, probablement aux pieds de l’adversaire. Tout de suite, après la détonation, il ouvre la porte bourse qu’il tenait par les crocs, et en sort une balle et de la poudre pour se dépêcher de recharger, tout en criant en retour à Thorek :

« Ouais j’crois que ça va pas être possible ! Tu me connais, j’ai un peu un poil dans la main !
— JE VAIS TE FAIRE SORTIR D’ICI ! TU ENTENDS ?! JE VAIS TE FAIRE SORTIIIR ! »

Il est déchaîné.
Je me colle à la porte de l’arrière-boutique. Et ce que Conrad et moi avons prévu par des gestuelles de la main fini par arriver. Quelqu’un tente d’ouvrir la porte qui a du mal à s’ouvrir. Il tape bien dedans, et finalement parvient à l’ouvrir. Il fonce tête baissée, à l’intérieur, arquebuse en avant, vite suivi par un camarade qui en fait le tour. Je lui laisse surtout pas le temps de le faire. Je donne un énorme coup de pied dans la porte qui le frappe. Le truand en tête de groupe se retourne avec son arquebuse, je donne un coup du plat de la main dans le canon de son arme pour le forcer à ne pas me viser, puis fonce sur lui avec dans ma main droite le pistolet de Conrad. Je retourne l’arme pour la tenir par le canon, et avec la crosse, je donne un énorme coup dans la mâchoire du type qui fait un petit cri. Je tourne sur mes talons ; Le gars frappé par la porte se relève et lève son pistolet. Je fonce vers lui en hurlant et le colle. Y a un troisième larron qui est resté coincé derrière et il me charge tandis que je bloque son collègue. Il arrive à me filer un beau coup de poing dans le ventre qui me fait expulser un souffle très audible, je suis obligé d’anticiper la suite de ses frappes en le dégageant d’un coup de talon, qui malheureusement ne le fais qu’un peu trébucher. Secondo, le type que je bloque contre la porte, il lutte bien, et comme c’est un homme un peu fortiche et que moi je suis une femme qui passe pas ma vie à bouffer et à faire des pompes, j’avoue qu’il a un peu l’avantage. Je me dépêche vite de faire mine de lui donner un coup de crosse sur le museau, ce qui fait qu’il lève une main pour l’éviter, mais en fait j’arrête ce coup et le lui donne à la place dans le genou. Puis je penche, passe de côté, lui tire son bras gauche pour le faire tourner et le renvoyer dans numéro uno, le gars à l’arquebuse, une arme trop encombrante dans un combat de mêlée, et je les envoies tous les deux valser.
Tercio fonce sur moi, ça a l’air d’être le plus adroit du groupe. Je fais un pas en arrière et le laisse entrer à l’intérieur. Il a l’intelligence de dégager la porte d’un énorme coup de pied pour que je ne le bloque pas avec. Il a lâché son arme et il arrive avec ses deux poings nus, avec lesquels il se met en garde. Il fait un joli crochet de côté que je parviens à éviter en me penchant, puis, en hurlant à nouveau, je tente moi aussi de lui donner une succession de coups qu’il encaisse. C’est très important de hurler comme un fou durant un combat. Non seulement ça déstabilise un peu le type en face, mais ça vous fait gagner beaucoup de confiance en vous, ça vous oblige à sentir votre cœur battre très vite et très fort, vous sentez du sang pulser dans votre gorge, c’est très agréable pour endurer la souffrance.
Faut que vous compreniez. Un combat à mains nues c’est difficile. Un seul bon coup normalement ça suffit à vous envoyer au tapis, et généralement, tomber au tapis, ça veut dire mourir. Le but c’est de réussir à endurer le plus possible.
Deuzio se lève avant Uno qui est encore au sol. Alors que je me bat avec Tercio je dois maintenant faire du deux contre un. Heureusement, plutôt que de se jeter sur moi en me faisant une prise de soule, Deuzio veut vraiment utiliser son pistolet qu’il lève. Occasion manquée. Je glisse sous son arme et lui assène un coup de paume dans le menton, il y a une détonation mais la balle va traverser rien du tout. Je pose mon dos contre son corps avec un coup d’épaule, puis je donne un coup de pied sur les orteils de Tercio qui hurle. Arme en main, je lui file plein de coups de crosse successifs sur son nez, puis je me retourne, saute sur la table (Celle où il y a des chaises posées dessus) avec le pied gauche, vole en l’air, et parvient à filer un coup de genou dans Deuzio qui l’envoie valser dans le décor
Uno en a profité pour se lever et enfin lâcher sa putain d’arquebuse. À la place, il a sorti une matraque en bois, avec laquelle il dispose d’une bonne allonge parce que il est le plus grand des trois. J’évite son premier coup en reculant, le second en reculant, et alors que je vais éviter le troisième, je sens justement le troisième gus qui m’attrape par les bras et me retient. Je dois prendre un vif appui sur mes jambes et sauter en l’air pour repousser de mes deux pieds joints le fou qui m’agresse, et je m’appuie sur la porte repliée sur le côté pour pousser à nouveau Tercio qui ne veut pas me lâcher. Je me retrouve ainsi à tomber sur lui quand il s’éclate contre le parquet. Je roule sur le côté, en gémissant parce que je me suis pris un joli coup de matraque de Uno dans la gueule pendant que Tercio me retenait. Je me dépêche vite d’attraper le bras de Tercio alors qu’il se relève comme moi, m’assoit en squat, puis pousse vivement en arrière en hurlant ; Tercio fonce avec moi, et éclate alors sa gueule contre le pied de la table. Je crois qu’il va être groggy pendant un moment.
Mais Uno s’est relevé de mon double coup de pieds et il ne va pas attendre que je sois debout. Il arrive à toute vitesse avec sa matraque en l’air. Alors que je suis à quatre pattes il m’envoie un énorme coup de pied dans les côtes, et me cogne contre le mur. Il lève sa matraque et je dois rouler vite sur le côté pour qu’il se retrouve à frapper le parquet. Il lève sa matraque ; je roule de l’autre côté et il m’évite à nouveau. Je sors mon fameux poignard, et lui plante directement dans le pied. La lame traverse la botte, la plante du pied, et parvient à l’empaler contre le parquet. Il hurle. J’attrape sa chemise et tire dessus de toutes mes forces, assez pour qu’il tombe et s’éclate contre le sol. Son pied se déchire contre le poignard qui se décroche et vole de l’autre côté de la pièce.
Deuzio s’est levé et s’approche également de moi. Je me lève, courre, saute à pieds joints sur la table, et va voler de l’autre côté pour m’écraser sur lui. J’entends un gros craquement en m’écrasant de l’autre côté et en le claquant par terre. J’espère que je l’ai pas tué.

« Oh putain de merde ! C’était quoi ça ?! »

Conrad est sur le seuil de la porte. Je crois qu’il vient d’assister juste à la fin de la baston. Il aurait pu venir plus tôt quand même. J’ai pas le temps de lui répondre quoi que ce soit, je suis haletante et endolorie. Je lui fais vite un signe de main pour désigner mon poignard maculé de sang qui a volé de l’autre côté de la pièce. Il fonce pour aller le récupérer, puis revient me voir en m’attrapant pour me soulever et me prendre sous son bras.

« C’est bon, on se tire d’ici, on-
— TIREZ ! TIREZ ! »


En prévention, Conrad se jette à terre avec moi. On entend plus d’une dizaine, peut-être une vingtaine de détonations successives. Des arquebuses, des pistolets, des tromblons font feu les uns à la suite des autres. Une volée de balles traversent les murs fins, tous en bois, au-dessus de nos têtes. Parce qu’ils se relayent très vites pour recharger et qu’il y a toujours quelqu’un pour faire feu, on ne peut pas se lever à terre. On rampe lentement vers la sortie, tandis que les trois sbires de Thorek sont tous en train de gémir et de gigoter lentement sur le sol, excepté numéro 3 sur lequel je suis peut-être allée un peu trop fort. Et alors qu’on s’approche de la sortie et qu’on pense qu’on va enfin pouvoir courir, le nain remet le couvert.

« EN CENDRES ! CA VA L’OBLIGER A SORTIR ! »

Par les fenêtres, des bouteilles volent. Elles traversent les fenêtres, et lorsqu’elles tombent, des flammes jaillissent. On est dans une ancienne teinturerie. Dans une bicoque en bois. Vous vous doutez bien que avec le feu ça a pas une réaction particulièrement encourageante. Alors qu’on continue de ramper sous les balles, on se met tous les deux à très vite tousser comme pas possible, tandis qu’au-dessus de nous des flammes font suer nos corps. Conrad a été obligé de lâcher sa valise. C’est terrifiant.

Et vous savez c’est quoi le pire ?

J’adore.
J’aimerais vous dire que je suis terrifiée, et c’est vrai, je suis tout bonnement terrifiée. Mais j’adore. Je me sens excitée comme pas possible. La folie du combat, la peur atroce de la mort imminente couplée avec tout la drogue que j’aie inhalée fait un subtil cocktail de folie endiablée. J’ose pas me le dire à moi-même, mais c’est vrai. J’adore.

On rampe vers la sortie. On s’échappe de cet enfer. Conrad me force à me relever en me tirant et va jusqu’à la barrière de bois qu’il commence à défoncer avec son corps. Heureusement c’est une vieille palissade pourrie, parce qu’il est pas bien fort et que c’est uniquement en se défonçant le bras qu’il parvient à nous créer un passage à travers duquel il me tire. On fonce en courant à toute vitesse à travers la rue, puis, au dernier moment, Conrad me tire et change de trajectoire, de peur que des sbires de Thorek nous poursuivent.

On s’enfuit à travers le quartier, lui ouvrant la voie, pistolet chargé en main. Au bout d’un moment, il s’arrête dans un coupe gorge, on se colle tous les deux contre un muret, dans l’obscurité, et on attend, haletant.
On attend un long, long moment. Je sais pas combien de temps. Collés l’un à l’autre, en essayant de maîtriser notre respiration. L’odeur de merde du cloaque dans lequel on s’est fourré empestant les narines alors qu’on essaye d’absorber l’air par le nez pour pas faire trop de bruit. La peur au ventre. La panique dans nos têtes. La chaleur du feu qui me brûle encore partout.
Je crois qu’à un moment j’ai attrapé sa main. Je suis pas sûr. Tout est un peu embué.

« C’est… C’est bon je crois. Le guet va venir, Thorek a dû être obligé de fuir. »

On se tire de là. Je défais le linge posé sur ma tête qui me serre de cagoule et le balance à terre. On retourne vers le port, et on marche un peu ensemble. Il y a plus grand monde, et effectivement, à un moment, on croise une patrouille de veilleurs qui montent vers l’auberge du Repos du Pêcheur.

« Le quartier va être chaud un moment. Je pense qu’il vaut mieux qu’on se sépare. Je vais rester un peu dans le coin, ce soir j’irai voir mon passeur.
Putain, j’ai perdu toutes mes affaires… J’ai juste un peu de fric, maintenant. Fait chier. Putain !

— Tu, heu… Je te rends ton arme ?
— Nan, garde-la. On sait jamais. En plus j’en ai déjà une.
Bordel Emma, ce que t’as fais avec les trois sbires, c’est… Woah. C’est incroyable. J’y reviens pas. J’ai… J’ai encore l’impression que c’est le pollen qui m’a fait halluciner, mais. Mais merde. »


Il s’arrête subitement. Il passe une main sous son nez.

« Tu me retrouves dans deux jours chez Adé, ok ? En espérant qu’il veuille bien de moi… Mais, s’il te plaît, reste un peu éloignée de tout bordel pour les prochains jours. Juste le temps que ça se tasse.

— Ouais. Ouais bien sûr. »


Il hausse les épaules. Il commence à s’éloigner, puis s’arrête subitement. Il fait demi-tour, ouvre sa bourse, et sort une pièce. Je l’arrête tout de suite.

« C’est pas moi qui ait besoin d’argent !
— Non, c’est pas ce que tu crois. Tiens, prends ça. »

C’est une pièce de monnaie, mais elle a été endommagée, ce qui est illégal. Il y a un gros « X » gravé dessus.

« Si tu veux vraiment Eüssen… Y a… Un lupanar, dans les Taudis. Face cachée, qu’il s’appelle. Montre-la à une fille qui s’appelle Arwa. Elle pourra t’aider.
On se revoit vite, Emma. »


Et là, il s’approche de moi. Genre, vraiment. Et il vient me faire un petit baiser sur la joue. Avant de vite s’éloigner sous un pont.
Au fur et à mesure que je commence à rentrer chez moi, je me sens moins à l’aise, et moins heureuse.

Répondre

Retourner vers « Écrits Libres »