- "MONSIEUR LE DUC ! MONSIEUR LE DUC ! L'alerte à été donnée !!" hurla la sentinelle en faction à l'entrée du tronc en s'enfonçant dans les profondeurs du chêne-forteresse, jusqu'aux appartement du seigneur des lieux. Sur son chemin, les courtisanes hulottes se jetèrent un regard interrogateur. Mais que diable se passait-il !
Le garde s'arrêta à bout de souffle face à l'alcôve ducale et se redressa du mieux qu'il pu, les plumes encore toutes ébouriffées. Il attendit quelques minutes en silence, pendant lesquelles les moineaux serviteurs et les autres gardes en faction se rapprochèrent pour savoir de quoi il en retournait. Finalement, une ombre bougea au delà de l'ouverture seigneuriale et le Grand Duc apparu à la vue de ses sujets. Il les dominait tous d'une plume et son regard orange et inquisiteur se posa sur la sentinelle qui avait osé le déranger dans son sommeil.
- "Que se passe-t-il, misérable. Parle avant de subir mon courroux-hou-hou !" gronda-t-il en gonflant son plumage, lui donnant une allure encore plus menaçante. Le hibou lui faisant face se ratatina sur ses serres et répondit d'une petite voix.
- "Mon seigneur, l'alerte a été donnée par les tourterelles qui nichent dans les pigeonniers des Hommes. Le message vient d'arriver." dit-il en tendant une feuille de noisetier roulée et retenue par une fibre végétale. Le Grand Duc la faucha de sa serre et la déroula devant ses yeux terrifiant.
Le Grand Duc resta un moment pensif, fixant la missive. Tous ses sujets étaient pendu à son bec, ouvrant grand leurs yeux colorés, attendant sa réponse. Est-ce que oui ou non, il allait faire quérir ses armées pour porter assistance à ses alliés ? Est-ce que oui ou non, la Forêt allait résonner à nouveau des hullulements de guerre ? Soudainement, le seigneur ferma sa serre sur la feuille gravée et l'écrasa au sol avant de faire tonner sa voix comme l'éclair déchire le ciel.A notre allié le Grand Duc, phénix de l'hôte de ces bois, seigneur de la Forêt,
Ils sont arrivé par milliers en quelques semaines, avec les charrettes des Hommes qui reviennent des marchés citadins. Ils se sont cachés dans les sacs de grain et les cageots vides et maintenant ils sont partout. Nous allons faire ce que nous pouvons pour les contenir mais ils tiennent dors et déjà la grange et le grenier. Nous ne tiendrons plus longtemps. Nous avons besoin de renforts de toute urgence, dans notre intérêt, mais aussi le vôtre. Car après la ferme, ce seront les champs, puis les pâturages et enfin, la Forêt, Grand Duc. Vous devez vous préparez à la guerre. Le péril poilu est proche. Les rongeurs sont là.
Signé votre ami, Ramier 1er.
- "Que l'on envoi les messagers aux quatre coins des Bois ! Faites quérir les buses du Rocher Pointu ! Faites mander les autour et les éperviers de l'Arbre Noueux ! Appelez les faucons et les busards de la Clairière aux cèpes ! Nous ne laisserons pas nos alliés périr ! A la guerre !"
Sa déclaration enflammée fût accueillie par des hullulements féroces et aussitôt, les hiboux guerriers sortirent de leurs alcôves et enfilèrent leurs casques avant de s'approcher des perchoirs. Le Tronc, il y a un instant si calme, grouillait maintenant d'activité. Partout, chouettes, milans et autres rapaces se pressaient et aiguisaient leurs serres, se préparant pour l'appel. Les messagers sortirent par le Trou et se penchèrent au bord avant de se laisser tomber, les ailes serrées contre le corps. Quelques secondes avant de toucher le sol, ils les dépliaient d'un coup et s'envolaient vers les bois immenses de la Forêt pour aller quérir les troupes du Grand Duc.
Le seigneur des bois regarda s'envoler ses soldats depuis une branche nue, pensif. Il venait de déclarer la guerre à un ennemi qu'ils n'avait pas combattu depuis longtemps. Son père lui même lui avait conté ces mythes et légendes sur le péril poilu, qui ravageait tout sur son passage. C'était de son noble devoir que de défendre sa terre et ses sujets. C'était de son devoir que de mener son peuple à la guerre. Mais comme tout hiboux qui se respecte, il savait qu'il fallait agir avec raison et sans précipitation. Il ne pouvait ne permettre d'hiberner à cette période de l'année, c'est pourquoi il alla quérir les conseils de l'Ancien. D'un coup d'aile, il s'envola jusqu'aux plus hautes ramifications de l'arbre, et se posa face à un creux dans le bois noueux du chêne-forteresse. Il s'ébroua pour redonner de l'allure à son plumage et pénétra dans la petite alcôve éclairée depuis l'intérieur. Ici résidait l'Ancien, seul rapace de la Forêt autorisé à manipuler le Brûlant pour forger les casques de guerre. Après quelques minutes de marches dans la galerie de bois, le Grand Duc se retrouva face à l'Ancien qui veillait sur le Brûlant pour que jamais le Brûlant ne s'éteigne.
- "Honneur et fierté à toi, ô Ancien, gardien du Brûlant éternel. Je viens te demander conseil à toi, sage parmi les sages." incanta humblement l'oiseau de sang royal. "La Forêt part en guerre contre le Péril Poilu. Dis moi ce qui adviendra." Son aîné aveugle tourna sa tête à plusieurs reprises d'un angle extrême à l'autre, comme pour signifier une négation. Puis finalement il parla de sa voix basse et grave, faisant se mouvoir son plumage terni par les saisons.
- "Le Brûlant montre beaucoup de morts. Beaucoup de morts. Le Péril Poilu est ancien et malfaisant. Ils dévorent tout, jusque les oeufs dans nos nids. Vous devrez être fort si vous voulez vaincre. Mais vous devrez payer le prix. Le prix du sang. Toi, Grand Duc, encore un poussin, toi aussi devra payer le prix du sang. Va maintenant, va. Va guider tes guerriers, va enflammer leur coeur et grandir leur âme. Car demain, les plumes seront tâchées de sang." dit-il en écartant ses ailes. Le Duc s'inclina avec humilité et sortit de l'alcôve à reculons.
Voilà plusieurs heures que les messagers étaient partis dans la nuit, et le Grand Duc s'était retiré dans son alcôve personnelle pour se préparer à la bataille. Le chêne-forteresse étaient maintenant gorgé de rapaces sur le pied de guerre et il en venait toujours plus. Sortant des bois, venant des collines, filant depuis les champs, ils étaient des dizaines, des centaines à répondre à l'appel. L'arbre résonnait des échos de cette foule de guerrier et les esprits s'échauffaient. Ici on aiguisait ses serres avec une pierre plate, ici on se faisait le bec sur un morceau de granit. Lorsque la plupart des branches croulèrent sous le poids des soldats qui s'y pressaient, le seigneur de la Forêt surgit enfin dans le Tronc, équipé de son casque de guerre doré. La cacophonie de la foule était assourdissante, notamment pour une ouïe aussi fine que celle du Duc. Ainsi il fît une fois de plus tonner sa voix de baryton, faisant vibrer l'écorce même de sa demeure.
- "SILENCE ! Généraux, avec moi ! Qui nous accompagnera dans la bataille et la mort ! Qui seront les braves !"
Plus un bruit ne régnait dans le chêne-forteresse, tous étaient tournés vers le Grand Duc et vers les trois rapaces qui se joignirent à lui. Ils se posèrent en face de leur souverain et celui de droite commença à parler en premier. C'était un hiboux gris, plus petit que le duc mais au plumage argenté de toute beauté. Son casque de guerre ciselé recouvrait sa tête.
- "La maison du Rocher Pointu viendra, avec cinquante guerriers."
- "La maison de l'Arbre Noueux viendra, avec soixante guerriers." enchaîna le faucon crécelle à ses côtés.
- "La maison de la Clairière au Cèpes viendra, avec soixante guerriers." termina busard aux couleurs d'ambre. Le Grand Duc le fixa particulièrement et lui répondit d'un ton digne.
- "Cendre, mon ami. Soixante guerriers représente tous ceux de ton fief. C'est là un noble sacrifice qui ne sera pas oublié. Maintenant écoutez moi, tous ! Venez près de votre seigneur, venez à moi, fils de la Forêt !" A ces paroles, tous les rapaces du chêne-forteresse s'envolèrent en coeur pour venir se poser dans le Tronc, se serrant les uns contre les autres, autour de leur maître.
Le Grand Duc posa son regard profond sur chacun d'entre eux, laissant s'égrener quelques minutes solennelles et lourdes de sens. Finalement il prit la parole, et il parla comme un père parle à son enfant, comme un chef parle à ses hommes, comme un roi parle à son peuple, comme un coeur parle à son âme.
- "Mes sujets, mes guerriers, mes fidèles, mes amis. Cette nuit, nous partons en guerre ! Nous partons repousser le Péril Poilu qui, vaincu il y a des générations, ose revenir sur nos terres ! Ils menacent notre peuple ! Ils dévorent nos poussins ! Ils volent nos oeufs ! Ils répandent maladies et désolation ! Mais nous ne les laisserons pas faire ! Nous sommes les fils de la nuit, les enfants de la Forêt ! Avec nous est le vent, et nos proies par nos serres sont déchirées ! Nous sommes les gardiens de ces bois, sentinelles immuables que le Brûlant lui même anime ! A la guerre, mes amis ! A la guerre, et pas de quartiers ! HOUHOUHOUHOU" hullula-t-il, féroce. Tous ses soldats reprirent le cri en coeur alors que le Grand Duc s'envolait d'un coup d'aile magistral pour s'élever au dessus du chêne-forteresse. Les généraux suivirent et dans un même et immense élan, tous les guerriers de la Forêt se jetèrent derrière eux. Les frondaisons de l'arbre vibraient à mesure que les rapaces s'envolaient. Une nuée de soldat partait au combat derrière son chef, prête à tous les sacrifices pour sauver son peuple et pour défendre la Forêt.