« Me no speak english. »
C’était absolument faux, juste un bon moyen pour elle d’éviter tout début de conversation, peut-être outrée qu’on ne fasse même pas l’effort de communiquer dans sa langue. Comment lui en vouloir ? Beaucoup de Français avaient exactement la même habitude.
Vit eut un rire jaune, et le voilà qui s’avança pour reprendre la conversation aussitôt :
« Если бы в портах были только моряки, разве вы не узнали бы об этом первыми? »
S’il n’y avait que des marins dans les ports, ne seriez-vous pas la première au courant ?
Cela arracha un semi-sourire pas-trop convaincu à la dame derrière le comptoir, qui posa ses deux mains dessus avec un hochement de tête entendu.
« Two beers, Пожалуйста. »
Elle attrapa deux verres reposant sur une étagère au-dessus de sa tête, les enfonça contre un socle qui propulsa un jet d’eau afin de les rincer, et elle s’approcha des pressions. Elle pointa du doigt l’une puis l’autre image colorée des différentes marques, et Vit hocha de la tête à l’une d’entre elles : le logo représentait une grande tête d’ours polaire avec une cicatrice à l’œil. C’était de la blonde.
Les deux verres devant eux, Adrien et Vit purent alors engager la conversation pour essayer d’obtenir quelques rumeurs dans le coin.
Visiblement, la grève venait tout juste de débuter ce matin, ce qui avait pris tout le monde de court. À la croire, c’était très inhabituel — normalement, une grève a un préavis, et elle est préparée à l’avance par les syndicats : on ne sort pas des banderoles et des slogans de nulle part, et il faut bien que les ouvriers puissent se préparer à ne pas bosser. Mais soit ils avaient été extrêmement forts pour qu’aucune rumeur ne se propage, soit c’était un coup de tête franchement bizarre.
Apparemment, ça se racontait que SovOil s’attendait d’avance à une grève : c’est ce que le briefing de Lemke sous-entendait, d’ailleurs. Mais visiblement, les négociations n’avaient pas abouti, ou bien les syndicats étaient revenus sur leurs promesses, car d’un coup, tout le port s’était mis en arrêt alors que les cargos chargés de marchandises commençaient à débarquer. Ça faisait un peu penser à la SNCF qui faisait grève juste avant les vacances…
Les syndicats risquaient gros à faire grève. Car elle n’avait pas de préavis, et parce qu’ils bloquaient, elle était illégale. Les policiers sont donc dans leur bon droit de charger et d’ouvrir le port. Simplement, la police n’avait pas encore décidé de le faire : sûrement qu’il était inutile de rajouter de l’huile sur le feu.
Mais si la police forçait le passage, Vit et Adrien n’auraient peut-être qu’à suivre derrière…
Bières à la main, Adrien décida de s’approcher du groupe d’indiens qui étaient attablés tout autour d’une table. Ils étaient sept : autant dire qu’on sentait l’infériorité numérique. Tous vêtus de gros pulls et sweatshirts à fermetures éclair. Couleurs ternes, bottes de sécurité aux pieds, bonnets sur la tête, ils se fondaient totalement dans le décor, si ce n’était pour leurs visages et leur teint. Certains buvaient du thé ou du café fumant, seul un s’était servi en alcool, et tous regardaient soit leur smartphone, soit la télé, soit dans le vide.
Toutes leurs têtes se tournaient, comme dans un poulailler, à la venue de l’homme en costard. Alors qu’il demanda poliment à pouvoir s’asseoir, ils eurent alors un réflexe très parlant : six d’entre eux regardèrent un septième. Le chef de la meute.
Longs cheveux gris, grande taille, épaules larges, un œil totalement barré — comme la marque de bière. Parce qu’il était le plus vieux, ou le plus costaud, voire les deux, il semblait être le porte-parole du groupe qui attendait sa réponse.
Bras soudain croisés, jambes écartées, il se donna une posture sur sa chaise. Mais voilà qui ouvrit sa main, et désigna une chaise.
« You may sit. »
Vit n’en fit pas de même. Il s’écarta d’un ou deux pas, tandis qu’Adrien venait auprès d’eux. Il semblait jouer la carte de la sympathie et employa son ton le plus poli possible. Mais voilà qu’il prononça le nom de Jakob Kullgren, et même si tout le monde ne devait pas avoir un anglais parfait autour de cette table, le nom sonnait trop.
Des mines étranges se dessinaient sur tous les visages. Des traits qui se fermaient, des lèvres qui se pinçaient. Visiblement, le sujet laissait un froid.
Mais le plus vieux de la bande répondit tout aussi directement qu’Adrien :
« Of course we know him. He’s our captain. »
Vit ne put s’empêcher de se dresser au-dessus de l’épaule d’Adrien, sans doute trop curieux.
« And if you want to ‘nick him, you’re a bit late. Bratva got to him first. Trapped in the harbour, most like.
Good luck to get him back, we have no idea where he is now. »