Alors que se multiplient les catastrophes naturelles, écologiques, sanitaires et politiques, neuf êtres humains sur dix vivent dans de terribles conditions de vie. Les biens les plus élémentaires sont contrôlés par des sociétés privées, qui monétisent le confort et la survie des individus. Les cadres supérieurs de ces entreprises sont des aristocrates modernes aux pouvoirs immenses, ils peuvent renverser des gouvernements, endoctriner les masses, et vivre dans une débauche excessive.
Entre ces nobles d’un nouveau genre la compétition est rude, alors qu’ils utilisent la séduction, le subterfuge, le chantage, l’intrigue, et même la violence pour contrer leurs influences, et sécuriser le plus de pouvoir possible — car ce qu’ils jouent n’est rien de moins que le futur de l’Humanité. La science et la technologie ont atteint des sommets de progrès merveilleux, qui n’égalent que la décadence et la misère frappant le commun des mortels.
Pour servir leur compétition, les nouveaux aristocrates d’Europe ont une nouvelle chevalerie. À la recherche de gloire et d’aventure, de jeunes hommes et femmes acceptent de se lier par serment à de richissimes mécènes, qui leur offrent armes et implants afin de remplir les rôles de gardes-du-corps et gros-bras polyvalents. On les appelle les solos. Ils se combattent entre eux dans des compétitions violentes, ils vivent selon un code d’honneur, ils forment une fraternité turbulente de personnes sorties de la misère, qui aspirent à gagner le confort et l’importance de leurs patrons. À force de grands éclats, ils peuvent espérer devenir des légendes.
Un mythe urbain raconte que douze de ces solos européens formeraient une confrérie secrète dans l’espace, protégeant la magnifique station orbitale du Crystal Palace — les gardiens du paradis, ces chevaliers-là sont des guerriers experts de toutes les armes, sans aucun rival sur toute la planète. On les appelle les Anges.
Golfe de Finlande,
22 octobre 2020, 9h34.
Par la vitre réactive du jet, on voyait surtout des nuages. Ce qui paraissait sous les cumulus blancs n’avait rien de très poétique ; la mer était verte. Depuis quelques années maintenant, la « zone morte » de la Baltique s’agrandissait, et la pollution à l’azote venant de la surexploitation agricole avait entraîné une multiplication terrifiante des algues. Sur cette fine bande d’océan, les poissons étaient morts asphyxiés. On pouvait voir le long de la côte finlandaise d’immenses turbines construites pour tenter d’artificiellement oxygéner le fond marin, un projet onéreux que seule la richesse de l’Europe permettait de financer — un minuscule espoir d’inverser des décennies de destruction écologique.
Ça ressemblait à la Martinique, sauf que c’était rouge, pas vert. Les algues là-bas avaient mis les pêcheurs au chômage, et elles se multipliaient tant sur les plages, qu’elles pouvaient tuer un enfant qui marchait dessus. Bizarrement, il n’y en avait aucune en Guadeloupe — mais c’est parce qu’il fallait que la vue soit belle pour les touristes, et c’était la seule raison pour laquelle les gendarmes débarquaient pour contrôler les rejets de pesticides dans l’Atlantique.
L’ambiance était calme dans la salle à manger de l’avion. Adrien était seul avec Rui, qui était en train de comater sur un siège, un casque à danse sensorielle sur le crâne. Le hacker portugais avait eu une longue semaine — monsieur Sochon avait décidé d’aller dans sa villa norvégienne pour se ressourcer et bien se préparer au gala, et Rui fut forcé de passer un moment à faire du travail pour lui, plongé dans le Net. Maintenant, il comatait avec de la salive qui dégoulinait des lèvres, une bouteille de champagne au fond d’un seau rempli de glaçons en train de fondre juste devant lui. Il supportait très mal l’alcool, et il se mettait des races avec des grands crus, comme un bon pauvre devenu riche.
Il n’était pas un bon camarade de boisson, Rui. Hautain, imbu de lui-même, il avait l’habitude de prendre tout le monde de haut, surtout le petit personnel. Ce n’était pas l’envie de le gifler qui manquait à tous ses interlocuteurs. Mais il était un techno-mage, apparemment un ancien hacker qui avait été attrapé par NetWatch — on ne lui avait pas grillé le cerveau, mais CAQF l’avait racheté aux loups de la toile. Les gens comme lui pouvaient ruiner facilement des vies, en faisant sauter des systèmes de sécurité et en découvrant des secrets inavouables sur ses victimes. Il valait donc mieux profiter qu’il soit en train de griller son cerveau à coup de virtus plutôt que de le déranger.
De toute façon, Adrien n’avait pas à se plaindre non plus. Le petit déjeuner avait été copieux : Œufs de caille, véritable bacon d’animal, un assortiment de clémentines en provenance directe des coteaux d’Espagne, et une réserve inépuisable de mini-viennoiseries au beurre — ça changeait des céréales mi-soja mi-sirop de fructose de l’enfance. Il est vrai qu’il était beaucoup trop tôt pour boire de l’alcool, et à moins d’être un dégénéré comme ce Portugais, il valait mieux se contenter d’une bonne tasse de café-crème, bio et commerce équitable, évidemment.
Une jolie hôtesse de l’air passa devant lui. Une femme aux longs cheveux blonds attrapa le pot de fleurs devant lui, et le remplaça par un nouveau — de belles achillées d’un blanc éclatant. Elle offrit un beau sourire aux dents éclatantes au métis, puis s’éloigna avec le bruit amorti de ses talons aiguilles contre la moquette.
À côté de sa tasse de café et de ses petits biscuits à la cannelle, le portable d’Adrien s’ouvrait automatiquement sur Lenses Actualités, avec quelques grands titres d’aujourd’hui. Les articles n’avaient aucun intérêt, mais c’était bien de regarder rapidement les belles images de l’Agence France-Presse sur ce qui se passait à travers le monde.
Guerre Tchad-Soudan : Les observateurs Européens viennent d’atterrir à Khartoum.
Turquie : Pour la troisième fois cette année, le gouvernement démissionne.
États-Unis : Nouvelle nuit de violences à Denver.
La France devrait connaître des températures au-delà de la moyenne de saison jusqu’à la fin d’année.
Preview Field of Honor Pathfinder 2 : On a joué au potentiel futur GOTY.
Mais voilà que le portable affichait une notification, un SMS de « Annalena — Boss » qui, comme à son ordinaire, était parfaitement laconique :
Briefing cinq minutes.
Annalena Lemke, coordinatrice senior, n’était pas très courtoise d’ordinaire. Le simple mot « bonjour » semblait être parfaitement absent de son vocabulaire. Mais ces derniers jours, elle était encore plus acariâtre que d’ordinaire, la faute à ce satané gala. On lui avait répété maintes fois qu’elle n’aurait rien à préparer, mais c’était là une simple vieille rengaine à laquelle elle ne croyait pas plus que le père Noël.
Elle était responsable de la sécurité du PDG d’un conglomérat appartenant au Top 20 mondial. Ça justifiait sa nervosité et son manque d’amabilité. Mais quand on lui disait que quelque chose allait sortir de l’ordinaire, ça avait le don d’irriter. Un gala à organiser en terre soviétique, un pays où elle ne connaissait personne, sur le territoire d’une immense entreprise guerrière, dans une ville chaude et habituée aux émeutes… Le grand manitou avait ses raisons pour vouloir faire son show là-bas, il fallait bien vendre ses produits et trouver de nouveaux partenaires. Mais protéger quelqu’un dans une ville pleine à craquer de flics comme Cannes ou Stockholm, ce n’était pas la même chose qu’assurer sa sécurité à Leningrad.
Toujours est-il, on réclamait Adrien. Alors, il quitta la salle à manger, et passa devant un long couloir où deux jeunes stylistes étaient en train de travailler sur des tablettes graphiques. Il traversait ce magnifique avion aux cabines luxueuses, pleines de meubles d’artistes vissés à la carlingue. L’air était pur, et légèrement parfumé, et partout où il regardait, il y avait du marbre, et des jeunes femmes en train de travailler pour concevoir des robes ou dessiner des bijoux. Et comme seul bruit, un très léger vrombissement, un bruit blanc qui donnait même envie de dormir. Cet avion était si confortable, c’était presque triste qu’il soit aussi rapide : on désirerait voyager plus longtemps dedans.
Finalement, Adrien s’arrêta devant une grande cabine aux vitres passées en mode teintées, et à la porte blindée et sécurisée par un code sur la poignée ; la salle tactique de l’avion, isolée du reste de l’avion, afin d’éviter la pose de mouchards, ou les simples oreilles indiscrètes. La lumière au-dessus de la porte était rouge, ce qui voulait dire qu’il était interdit d’y entrer. Adrien n’avait qu’à attendre devant que les cinq minutes pile depuis son SMS soient passées.
Il pouvait se tourner les pouces, ou jouer avec son portable, ou aller taper la discut’ avec une hôtesse ou une des stylistes (Même si ce n’était pas conseillé, il s’était déjà fait engueuler par Annalena parce que « il y a eut des remontées comme quoi tu dérangerais des employés durant leur travail »…), n’importe quoi pour tromper le temps dans ce beau jet oxygéné et silencieux.
Et c’est là qu’elle passa devant lui.
Belle. Grande. Un teint hâlé, des dents du bonheur chaque fois qu’elle souriait, une mâchoire un peu carrée, de grandes oreilles décollées. Elle était habillée à la garçonne, dans un tailleur très décolleté, presque jusqu’à son nombril. Elle sentait fort une essence de jasmin, elle avait une grosse montre dorée et des bijoux estampillés de pierres précieuses à ses oreilles et sur son cou — notamment une grande croix chrétienne, insolemment portée à sa poitrine. Elle avait un charme bizarre, elle était terriblement séduisante, d’une beauté un peu atypique, qui changeait en tout cas des blondes californiennes qui avaient marqué le siècle dernier. Des millions d’hommes et des millions de femmes rêvaient d’elle, et elle se tenait là, juste devant ce rat des îles qu’était Adrien.
Elle s’appelait Shahindokht Elahian — mais son prénom trop exotique était raccourci en Shahin dans la presse. Actrice et mannequin, d’origine iranienne. Elle avait eu un succès à l’international en étant d’abord une « Métayer Girl » dans les films de cet espion qui avait remplacé James Bond, puis elle avait joué dans pas mal de grands long-métrages primés aux festivals de Cannes et de Rome. Et depuis huit ans maintenant, elle était l’égérie de la maison Claude Alezard, celle qui apparaissait dans toutes ces pubs très conceptuelles qui n’étaient pas tant là pour vendre un produit, qu’une esthétique, et une atmosphère.
Adrien vivait dans son ombre. Il l’avait accompagnée lorsqu’elle avait tourné une de ces pubs à Dubaï, au milieu d’un désert ardent et légèrement radioactif, et une autre fois au Vietnam, en pleines inondations à cause de la mousson. Pour elle, il n’était probablement qu’une tache dans le décor, un énième visage oubliable au milieu des maquilleurs, des cadreurs, des perchistes — même si Adrien était le porte-flingue chargé de s’assurer qu’il n’y avait pas un stalker fou prêt à la tuer. Shahin était une personne à risque, qui suscitait tant de passions…
Et donc, l’égérie passait juste devant lui, tout droit, déterminée. Elle allait probablement dans un salon, ou alors elle allait essayer une robe pour le gala dans une cabine. Elle avait un endroit où être, en tout cas, et elle dépassa en coupe-vent le pseudo-chevalier qui poireautait devant cette porte blindée.
Mais elle tourna son visage… Et elle lui fit un petit sourire.
Et elle passa son chemin, en abandonnant le preux chevalier sur place.
Quelques secondes plus tard, surgit un homme musclé et tatoué. Il vit Adrien, et alla tout droit vers lui afin de le gratifier d’un léger coup de poing « joueur » dans le ventre.
« Toujours aux aguets khoya ? »
Vit Stanjura, Tchèque. Superviseur de la direction de protection des actifs et des personnes. Ce n’était pas juste un collègue — pas chez les eurosolos. C’était son frère d’armes, son allié de sang, la personne qui était prête à mourir pour lui, et à l’inverse, celui dont il devait être prêt à prendre une balle pour le protéger. Les gosses qu’ils sont ne sont pas juste des gros-bras pour riches, des mercenaires sans cervelle qui font ce pour quoi ils sont payés ; ils ont un ethos, un code, digne des guerriers d’une époque lointaine et révolue, qu’ils tentent de faire revivre.
Quel dommage que Vit était quelqu’un d’aussi insupportable. Lui et Adrien se détestaient, pour des raisons différentes.
Le Tchèque était raciste. Il le cachait bien — c’était là un bon moyen de se faire virer pour faute, que de tenir des propos discriminatoires. Et c’était un ancien criminel, un brigand d’une bande d’assassins qui avait atteint des sommets de violence durant la guerre des broussailles d’Europe de 2018. Son propre père, un colonel de l’armée Tchécoslovaque, en réalité le chef de ce groupuscule de terroristes, avait été tué par un drone de l’armée Européenne. Désœuvré et licencié, le lieutenant Vit Stanjura, 20 ans, avait réussi à choper on-ne-sait trop comment un job à CAQF ; probablement qu’il était trop xénophobe et trop violent pour intégrer la nouvelle armée de la Fédération d’Europe Centrale récemment formée, la FEC avait eut ce don de purger les mauvaises graines de ses rangs.
Aujourd’hui, les deux étaient censés s’entendre. Ça risquait d’être compliqué.
« T’as hâte de débarquer en URSS ? Je suis déjà allé à Stalingrad en vacances. C’est tellement beau, la grande Russie. Un pays… Traditionnel. Qui n’a pas oublié ses valeurs. Ça fait du bien, une patrie qui tient encore à protéger son peuple, hein ? »
Il fit une belle grimace sardonique, tout fier de son propre commentaire.
Dommage qu’il avait tort. La Russie ne protégeait plus rien du tout depuis longtemps. C’était devenu une patrie dirigée par des oligarques qui régnaient sur ses provinces comme des seigneurs féodaux, en concurrence avec la mafia, des bandes de bikers, et l’Église orthodoxe.
« Oh par contre, c’est vrai que tu risques de devoir te cantonner à l’hôtel pendant le voyage… Disons que les vrais jeunes de Leningrad, ils aiment pas trop les visages un peu… Exotiques.
Je dis ça dans ton intérêt, hein, je voudrais pas avoir à sauver ta peau parce que t’as voulu t’approcher d’une jolie russe. »
Et sa grimace s’élargit un peu plus, alors qu’il tentait de provoquer son camarade.