Hans Dieter Buchwald ne détacha pas son regard des yeux du Loup Blanc durant tout ce temps. Il semblait ne voir que lui, hermétique à tout le reste, et buvait ses paroles comme un assoiffé qui s’abreuve après une longue traversée du désert. Ses traits, au départ crispés, se détendirent peu à peu à l’énoncé des bonnes nouvelles. Finalement, le chasseur de vampires relâcha son étreinte en poussant un long soupir et en baissant les yeux vers ses pieds. La lueur folle dans son regard s’était éteinte, remplacée par une flamme non moins ardente de détermination, qui ne le faisait pas paraître moins inquiétant. Il hocha la tête affirmativement en souriant à Geralt, et lorsqu’il s’exprima, sa voix était empreinte de soulagement, et même de reconnaissance :Début ici : viewtopic.php?f=106&t=6389&p=111311#p111311
- Merci, mon ami.
Geralt, en voyant l’état de son interlocuteur, avait fait le choix de volontairement omettre la nouvelle de la mort de Milean, la sœur de Buchwald. Peut-être n’était-ce d’ailleurs pas uniquement dans le but de protéger son compagnon déjà durement éprouvé, mais également parce qu’il en était lui-même responsable, directement. Sous l’influence d’une part sombre de lui-même qu’il pensait intimement liée à Agabius, n’avait-il pas lui-même lancé Viktor et Albrecht, les deux vampires tueurs, sur la piste de Milean, condamnant par cette action une innocente qui ne se doutait de rien à une mort aussi horrible que certaine ?
En tous cas, la réponse de Geralt, bien que courte, avait suffit à satisfaire Buchwald. Ce dernier releva les yeux et salua enfin d’un bref signe de tête ses deux autres compagnons, puis ils se mirent en route sans faire plus de cérémonies.
- Geralt a raison, nous parlerons plus tard, suivez-moi, je sais où aller.
Le groupe qui évoluait péniblement dans les traîtres marécages de la rive Est de l’Eschenstir était composé de membres expérimentés de l’Ordre du Corbeau. Tous étaient des professionnels aguerris, et savaient quels dangers les guettaient dans ce périple. Sous-estimer la menace, relâcher sa vigilance ne serait-ce qu’un instant pouvait être sanctionné par la mort en Sylvanie, Geralt ne le savait que trop bien.
Hans Dieter, qui les avait attendus sur place depuis un certain temps déjà, prit la tête du groupe. Sa lame dégainée, il avançait d’un pas sûr, passant de motte en motte sur des chemins qu’il savait dégagés. Pourtant, même rassuré par les paroles de Geralt qui lui avait assuré que son fils était en sécurité, il semblait encore touché, cela se voyait à sa posture, à sa démarche plus voutée qu’auparavant, et à son aspect vieilli. En l’espace de quelques semaines, un peu moins de deux mois, il avait pris dix ans.
Le Fléau des Collines Hantées était tourmenté, ce qui lui avait fait Agabius avait rongé l’homme autrefois si solide qu’avait connu le Loup Blanc, comme l’acide ronge le fer. Mais Agabius n’avait-il pas aussi commencé à attaquer l’esprit de Geralt de la même manière ? Il y a encore un mois, jamais le Loup Blanc, défenseur de l’humanité, n’aurait pu assassiner de sang froid un vieil homme innocent comme Mendelev, et jamais il n’aurait lancé deux monstres tueurs sur les traces d’une femme dont le seul tort était d’être la sœur d’un chasseur de vampires. Et puis, il y avait ces voix dans sa tête… D’une manière ou d’une autre pour Buchwald et pour Geralt, tout se déciderait bientôt. Leurs destins étaient maintenant intimement liés à Agabius. Ne restait plus qu’à arriver jusqu’à lui.
Ignorant tout des luttes intérieures de Geralt et des démons qui assaillaient Hans Dieter, leurs deux compagnons de route, Ombre et Ubran, marchaient dans leurs pas.
Ombre ne savait rien de cette affaire, mais avait choisi de suivre Geralt parce qu’elle lui faisait confiance. Ne se connaissaient-ils pas depuis longtemps ?
Ubran, lui, avait été là dès le début, avant même Bielen. Tout comme Geralt, il avait fait partie du groupe dirigé par Tosot Erik Wiedermeinster, au départ envoyé dans le but d’enquêter sur la disparition inquiétante de Buchwald. De tous les membres de cette équipe, c’était sans doute lui qui s’en était le mieux sorti. Yam avait été tué le premier dans un raid des elfes noirs sur la route de Bielen, quelque part près d’une auberge quelconque du Nordland. Le raid en question avait d’ailleurs bien failli coûter la vie à Geralt aussi d’ailleurs. Puis il y avait eu la trahison de Tosot, ses ultimes revirements et questionnements. Lui aussi avait été perdu par Agabius, et était même revenu hanter le Loup Blanc récemment. Et enfin, il y avait Geralt, en apparence le même, mais en apparence seulement.
La traversée des marécages frontaliers de Sylvanie était généralement une entreprise dangereuse. Rien qui n’aurait pu poser problème un guerrier expérimenté, certes, mais tout de même : le trajet fut remarquablement calme !
Quelques silhouettes indistinctes dans les brumes matinales, à la limite de leur vue, c’est tout ce qu’ils croisèrent. Par expérience, en se fiant à l’odeur, à leur démarche chancelante et aux morceaux manquants, Geralt et ses compagnons avaient facilement identifié ces créatures comme des morts-vivants mineurs, des zombies ou des squelettes errants sans maître, ranimés par quelque magie résiduelle qui hantait cet endroit. Chaque fois que ces silhouettes décharnées et effrayantes s’approchaient assez près d’eux pour les attaquer, ils s’en occupaient d’un coup d’épée expert. Sans doute Buchwald avait-il déjà fait le gros du travail en déblayant le terrain et en sélectionnant un itinéraire sûr.
Toujours est-il que le groupe atteignit rapidement et sans encombre l’orée des bois de la famine. Là, entre marais sombre et forêt lugubre, ils trouvèrent un petit espace sûr, entouré de quelques bosquets de buissons épineux assez hauts pour se cacher derrière en se baissant mais assez bas pour qu’on puisse voir par-dessus pour faire le guet et ne pas être surpris. S’ils voulaient discuter, monter un plan ou se reposer une dernière fois avant d’entamer la dernière ligne droite menant à Agabius, c’était l’endroit idéal.
Tandis qu’Ubran montait la garde tout en restant attentif à ce qui se disait, ce fut une nouvelle fois Buchwald qui prit la parole :
- Nous pouvons parler ici. Geralt, encore une fois, je ne sais pas comment te remercier. Ce que tu as fait pour ma famille, pour mon fils, c’est plus que ce que n’importe qui d’autre aurait fait. Tu as tout risqué pour moi, je ne l’oublierai jamais. Tu es plus qu’un frère d’arme : un véritable ami.
Et je ne vous oublie pas non plus, Ubran, Ombre. Merci.