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« L’avez-vous trouvée ? demanda-t-il avec impatience.
- Oui. Elle est posée dans le fond de la pièce à côté du sac de limes. répondit le capitaine, agacé que son nouveau second lui parle sur ce ton.
- Parfait ! Faites entrer notre invitée, vous autres ! »
Deux corsaires trainèrent une prisonnière inconsciente dans la salle. Ils la portaient sous les épaules sans ménagement, son équipement avait connu des jours meilleurs, ses genoux frottant contre le sol étaient écorchés. Ses cheveux blonds et son armure blanche ne laissaient aucun doute sur la nature ulthuanienne de leur prisonnière.
« Mettez la dans la petite cage ! » ordonna le comédien en sautillant d’excitation. « Et qu’on lui laisse son armure, car l’inconfort n’est jamais quelque chose que l’on doit sous-doser. »
L’un des druchii alla chercher l’objet en question. C’était une cage cubique d’un mètre de côté. Toutes les faces de la cage étaient faites de barreaux de section différente, ronde, ovales, carrées. Les barreaux n’étaient ni rectilignes, ni parallèles, de sorte qu’il n’y avait l’espace de passer un membre entre les barreaux qu’au centre des faces du cube. L’un des coins de la cage comportait un anneau solide. Les corsaires déverrouillèrent la serrure de la cage, l’ouvrirent et mirent leur prisonnière à l’intérieur, les genoux repliés contre le torse. Ils lui tordirent les bras dans le dos et attachèrent les poignets de l’asure. Puis, ils firent passer une corde à une poulie au plafond, attachèrent la corde à l’anneau de la cage et hissèrent celle-ci jusqu’à ce qu’elle ne touche plus le sol. Phy’lis prit un seau d’eau dans un coin de la pièce. Il vérifia que l'eau était aussi saturée de sel et, satisfait, se prépara à vider le seau sur la tête de la prisonnière.
« Ouvrez les yeux, chère invitée ! Vos hôtes aimeraient échanger quelques paroles choisies avec votre colère ! » chantonna Phy’lis.
Il fut arrêté dans son geste par Sarquindi. Le corsaire ricana avec un sourire sadique :
« Un instant cher associé. Nous pouvons encore la préparer un peu. »
Il alla jusqu’au râtelier, fouilla un peu et brandit avec un sourire satisfait une minuscule lame arrondie, pas plus longue qu’un ongle. L’objet ressemblait de près à une petite griffe de rapace légèrement creuse à l’intérieur de la courbure. Sous le regard curieux du comédien, il revint vers la cage, et prit un instant de réflexion silencieuse. Il souleva doucement le menton de la prisonnière et tira lentement son visage vers le bord de la cage. Sarquindi tourna la tête de l’asur avec la délicatesse d’un joailler. Il approcha la lame du front de la prisonnière et enfonça le métal dans la peau sur quelques millimètres. Le tortionnaire vérifia que l’opération n’avait pas éveillé sa victime et, rassuré, entreprit de tracer dans son front des symboles précis. La lame, en avançant, retournait un très fin ruban de peau de part et d’autre de son sillon. Celui-ci se remplissait rapidement de vermeil. Manié par des doigts expérimentés, l’outil ne réveilla pas la prisonnière. Sarquindi recula pour contempler son œuvre. Sur le front de l’asur était dessinée la rune d’Hekarti en traits sanglants dans la peau de l’elfe.
Phy’lis siffla d’admiration et félicita le corsaire d’une voix mielleuse :
« Vous ne perdriez rien en reconnaissance si vous décidiez de cesser la course pour vous faire scribe auprès de notre roi. Cette rune est presque parfaite ! Donnez-moi le nom de votre professeur et j’irai à la nage au travers des flots auprès de lui pour qu’il m’enseigne les arcanes d’une telle gravure. Hekarti, dame de tous les savoirs, ne peut qu’approuver cet hommage.
- Je suis, il est vrai, plutôt content de moi » répondit Sarquindi sur le même ton. « Tout est dans le choix du bon support, mon cher ami.
- Il me tarde de retrouver une autre toile de cette qualité pour y essayer à mon tour cet art subtil. Je pense pouvoir y démontrer moi aussi un talent respectable. Mais nous oublions nos manières mon très cher ami, nous n’avons pas prévenu cette personne de la bénédiction qu’elle a reçu ! N’attendons pas une seconde de plus et réveillons-là avec subtilité. »
Phy’lis reprit le seau et le vida d’un coup au visage de la prisonnière. Elle tressaillit et sa tête cogna contre les barreaux de la cage. Elle tenta de bouger mais enserrée par la cage et ses liens, elle ne fit que se tourner un peu. Devant ce spectacle, les druchii ne purent réprimer leurs rires.
« Mon front ! Que m’avez-vous fait ? Ça brûle ! aboya l’asure.
- Ce n’est que le sel, inutile de réagir aussi brutalement, se moqua le comédien. Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, car votre front n’est jamais allé aussi bien.
- J’ai mal ! Engeance bâtarde d’une lignée maudite ! Mon front ! Etiez-vous trop lâches pour essayer de me blesser au combat ? Ha ! Mon front brûle ! Qu’est-ce que c’est ?
- Cher ami, notre invitée est coriace ! s’esclaffa Sarquindi. Ils sont peu nombreux, ceux qui arrivent à parler après un tel retour au monde des éveillés.
- Chien de naggaroth ! Ha !
- A votre service mademoiselle » rétorqua Phy’lis.
Le comédien accompagna ses mots d’une révérence exagérément basse. Il se releva et rit de plus belle en voyant la prisonnière se contorsionner dans la cage pour tenter de tirer ses mains de ses liens. La grimace de douleur de l’ulthuanienne quand elle se cogna à nouveau ne fit qu’ajouter à l’hilarité des elfes noirs. Pendant quelques instants, ils durent reprendre leur souffle coupé par le rire. La douleur de l’asure s’estompa peu à peu.
« C’est peut-être le seul défaut de ce petit plaisir salé : il passe trop rapidement, admit le capitaine corsaire.
- Qu’allez-vous faire de moi, monstres ?
- Nous avons déjà beaucoup fait Princesse, répondit Phy’lis. Bien sûr, la réception d’une personne de votre qualité méritait au moins cette petite récréation. Mais notre temps est tout aussi précieux que l’or qui nous attend dehors, et je crains qu’il nous faille pour le moment vous quitter. N’ayez crainte car vos hôtes reviendront bientôt, et vous aurez alors la chance d’être tourmentée non pas par des pirates du commun, mais par des elfes riches au-delà de tous les rêves.
- Vous n’allez pas… me mutiler ? porter atteinte à ma pureté ? Faire de moi votre esclave » balbutia l’asure.
Le visage des druchii se crispa subitement.
« Vos fantasmes ne sont pas les miens, cracha Sarquindi.
- Regardez votre front, touchez vos cicatrices, et regardez ce que peut être le réel amusement que vous pouvez nous offrir, ajouta Phy’lis. Sans oublier la cage où vous vous agitez qui est à elle seule plus que divertissante.
- Qu’avez-vous fait à mon front ?
En réponse, le comédien tira un de ses couteaux et en présenta le plat de la lame devant les yeux de la prisonnière. L’ulthuanienne pourra un cri d’horreur en voyant le reflet de la rune sanglante sur l’arme.
« Remercie Hekarti car son regard sera désormais toujours sur toi. Elle sera ton chemin, ta guide, ta bienveillante gardienne. Et en échange, tu arboreras son nom jusqu’à la fin des temps.
- Qu’Asuryan prenne vos âmes et les jette au Chaos ! »
Un peu à l’écart, Sarquindi ressentit soudain une grande lassitude. Il avait déjà vécu ce genre de scène, ces tortures, ces dialogues vains avec les prisonniers. Il ne ressentait pas les mêmes sensations d’excitation, la même attente vis-à-vis de la victime, la même envie que d’habitude.
Les émotions qu’il avait ressenties deux jours plus tôt autour du puits lui revinrent à l’esprit. Cette soif, cette faim, cette envie de plonger ses dents dans une jugulaire… Il était conscient de n’avoir perçu qu’une fraction de des sentiments puissants du mort-vivant. Mais ce qui l’avait submergé à ce moment était incomparablement plus intéressant que ce qu’il vivait dans cette salle. Incomparablement plus fort et délicieux que ce qu’il parvenait à atteindre en ce moment. Il était en manque.
Le corsaire écarta brutalement Phy’lis de la cage. Sa main saisit la mâchoire de la prisonnière et la força à ouvrir la bouche. Son autre main jaillit d’un coup, armée de la petite lame courbe et laissa une infime entaille sur le bout de la langue de l’asure. Le sang perla et se déposa aussitôt sur les lèvres de la prisonnière ; à la vue de celui-ci, une étincelle de plaisir s’alluma dans l’esprit de Sarquindi. Mais elle s’éteignit presque aussitôt. Le sentiment de manque revint. Déçu, le corsaire se détourna de la cage, rangea son outil et s’en alla.
« Phy’lis, je vous confie la prisonnière et le navire. J’ai une cité à piller. »
Déconcerté par cette sortie subite, le comédien resta interdit quelques instants. Puis, Phy’lis laissa éclater sa frustration:
« Qu’est-ce qui lui prend ? Ce rustre a brisé l’instant ! Inculturel trouble-fête, de quel droit interromps-tu le jeu de Phy’lis ! Je te ferai payer ça par la douleur au centuple ! Va ! Va chercher l’or, et au retour je te garantis un accueil inoubliable sur « notre » navire ! Je te montrerai que tes petits tours de couteaux ne sont rien, rien ! Je te ferai ressentir l’absoluité de ma colère, la perfection de ma cruauté ! »
Sans un regard pour la prisonnière, l’elfe noir sortit fulminant de la pièce et partit à la recherche de son second. Emesteh et lui allaient avoir du travail avant le retour du chef corsaire.
Dans la cage, Yelmerion pleura. Le sang avait presque cessé de couler mais sa langue mutilée lui faisait horriblement mal. Elle ne parvenait pas à trouver une position où se poser, ses mains dans le dos étaient écrasées par son corps contre les barreaux. Elle pleura, et se demanda si elle pourrait un jour revoir les rivages blancs d’Yvresse.
Sarquindi quitta le navire pour aller explorer la cité quelques heures avant la fin de la nuit. Il avait préféré laisser une force importante sur le « Rêve d’Atharti » et n’avait pris avec lui que quatre corsaires de confiance, dont le vieux Kielmir. Le capitaine l’avait choisi d’une part pour ses propres besoins, car ses blessures étaient encore fraiches et, d’autre part, comme otage pour le reste de son équipage : ses marins ne tenteraient pas le trajet du retour sans un médecin à bord. La petite taille de l’expédition leur permettrait de rester discrets dans la ville. Celle-ci était sans doute tout aussi dangereuse que l’Amaxon.
La lune était pleine et éclairait la cité d’une lumière argentée. Les corsaires longeaient donc les murs des temples et des immenses bâtiments pour rester autant que possible à couvert. Mais ils ne regrettèrent pas cette luminosité, car elle leur permettait d’admirer la splendeur omniprésente. Tout était or. Les rues, larges de plusieurs dizaines de mètres, étaient pavées d’or. Les canaux qui suivaient le tracé des rues étaient emplis de bijoux d’or. Les pierres des maisons étaient couvertes de plaques d’or. Le vent enlevait la feuille d’or des bâtiments et les envoyait voler. Ces paillettes étincelaient sous les rayons sélénites. De l’or partout, de l’or plus que ce que les druchii n’avaient jamais pu rêver.
Les elfes noirs étaient hébétés devant tant de magnificence. Les sacs qu’ils avaient pris étaient dérisoires. Les cales de leur navire étaient insuffisantes. La flotte entière de Naggarond n’aurait jamais pu transporter toutes ces richesses. La poussière d’or dans leurs bottes pouvait à elle seule acheter plusieurs palais. Chacune des statues d’or massif qui veillaient sur les carrefours de la citée aurait pu assurer l’allégeance d’un roi.
Tout à leur contemplation, les corsaires ne virent pas la nuit passer. Le ciel commença à changer de couleur. L’orbe céleste naissant fit ressortir l’éclat doré des monuments. La troupe druchii se trouvait au pied d’une pyramide encore plus massive que les autres. Le sommet défiait les cieux. A chaque angle de chacun de ses étages, une statue en forme d’oiseau stylisé veillait sur la cité de ses yeux de diamants. Un grand escalier menait au sommet, les druchii décidèrent de monter pour avoir une vue sur toute la ville.
L’ascension leur prit plus de temps qu’ils ne l’auraient crû. Quand ils arrivèrent finalement en haut, l’horizon s’éclairait déjà du retour du soleil.
Le sommet de la pyramide était presque aussi grand que le pont du reaver. Il était couvert de dalles d’or, ce qui ne surprit même pas les druchii. Au milieu de l’esplanade était un autel fait d’un seul bloc de pierre, sculpté et couvert de représentations serpentines. Dans le prolongement de l’escalier, deux séries de piliers s’alignaient de part et d’autre jusqu’à l’autel.
« C’est magnifique… » chuchota Sarquindi en admirant la vue de l’aube qui embrasait la cité d’or. Ils étaient au-dessus de toute la ville. Seuls trois autres édifices arrivaient à la hauteur du temple où étaient les elfes. Le reste de l’immense cité s’étalait sur plusieurs hectares dorés jusqu’à la bordure de la jungle, encore plongée dans les ténèbres. L’Amaxon serpentait jusqu’à l’horizon et miroitait sous les premiers rayons du matin.
Le capitaine remarqua un mouvement dans la forêt. Une nuée de créatures s’élevait des frondaisons. L’elfe compta une douzaine de silhouettes, sans pourvoir les distinguer précisément à cause de la distance et du contrejour. Mais les formes se dirigeaient visiblement droit vers le temple. Avec la vitesse qu’elles avaient, Sarquindi jugea qu’ils n’auraient pas le temps de redescendre de la pyramide.
« Alerte ! On nous attaque ! Trouvez une issue ou nous sommes morts ! » cria Sarquindi.
Les corsaires se tournèrent vers leur chef et virent les créatures au loin derrière lui. Ils hochèrent la tête et commencèrent à inspecter l’esplanade. Après quelques instants de recherche, l’un deux s’écria :
« Il y a une dalle ici ! On dirait une issue ! »
Tous accoururent derrière l’autel où était le corsaire. Contrairement au reste de l’esplanade, le sol était là constitué d’une seule large pierre de plusieurs mètres de large. En la frappant, la dalle sonnait creux.
« Aux pioches ! »
Les druchii laissèrent tomber leurs sacs, prirent leurs outils et frappèrent la dalle. Leurs efforts eurent rapidement raison de la roche qui s’effondra, dévoilant deux mètres en dessous d’eux un escalier qui s’enfonçait dans les ténèbres. Il était si large qu’une dizaine de personnes auraient pu le descendre de front. D’un même mouvement, les druchii jetèrent tous un regard aux créatures. Elles approchaient du centre-ville et de ses temples. Les elfes remirent rapidement leurs pioches dans leurs bagages. L’un après l’autre, avec la discipline d’un équipage entrainé, ils sautèrent pour atterrir dans les gravats et l’escalier un peu en dessous.
Sarquindi entra en dernier. Il jeta un dernier regard en arrière et aperçut les créatures qui planaient en de larges cercles presque au-dessus d’eux. C’était de grands lézards, plus grands qu’un elfe, avec de grandes ailes membraneuses orangées. Leurs serres, et surtout leurs becs remplis de crocs convainquirent le corsaire qu’ils avaient bien fait de ne pas chercher le combat. Il cracha dans la direction des monstres et sauta dans les profondeurs du temple. Il se réceptionna agilement dans l’escalier. Le groupe s’assura qu’aucune créature ne pouvait les suivre. Ils entendirent au-dessus d’eux des bruits contre la dalle. Un bec tenta de passer au travers du trou mais celui-ci était trop étroit. Le reptile renonça avec un cri de dépit et disparut. Rassurés, les corsaires décidèrent de continuer leur exploration.
Malgré la pénombre de l’escalier, les druchii arrivaient à voir relativement bien grâce à leurs yeux d’elfes. Une seule torche suffit à leur apporter assez de lumière pour ne pas risquer une chute malheureuse sur les marches saillantes. L’escalier tournait petit à petit sur la droite. Après quelques minutes de descente, les marches débouchèrent finalement sur une grande salle hexagonale d’où partait un large couloir. La pièce était très sobre. Les murs et le sol étaient parfaitement plats, sans aucune inscription ni dessin. La roche qui les constituaient était d’un gris sombre uniforme. Le plafond était si haut qu’il se perdait hors de la vue des aventuriers. Pas d’or, remarquèrent les corsaires.
Les parois du couloir étaient constituées de la même pierre que la pièce, mais avaient été autrement plus décorés. Le sol était gravé sur toute sa longueur de hiéroglyphes qui se couvraient les uns les autres et dont le motif semblait se répéter. Un long bas-relief déroulait une histoire dans laquelle des personnages reptiliens affrontaient des flammes et des formes à peine humanoïdes. L’issu du combat était perdue dans les ténèbres de l’autre côté du couloir. Le plafond de la pièce était constellé de pierres précieuses jaunes et rouges.
« Puisqu’il n’y a qu’un chemin, continuons, proposa un des elfes.
- Attend ! » l’interrompit Kielmir
Le médecin posa son sac et en tira une pépite d’or ramassée dans les rues de la ville. Devant les regards intrigués de ses compagnons, il la jeta dans le couloir.
Les runes au sol s’illuminèrent au contact de la pépite. Un instant plus tard, un rayon de lumière s’abattit depuis le plafond. En un instant, l’or fondit, puis se vaporisa. La lumière s’éteignit, ne laissant dans le couloir qu’un épais nuage de fumée.
« Le sol est piégé, constata le médecin.
- Il va falloir trouver un autre moyen de continuer, constata Sarquindi. Je doute que les monstres volants nous laissent ressortir à l’air libre.
- Les bâtisseurs de la pyramide ont surement construit un autre chemin, proposa un des corsaires.
- Ce n’est pas certain, le contredit Kielmir. Regardez sur la fresque ce personnage ressemblant à un crapaud. Ce sont les chefs des hommes-lézards. Et voyez : il a l’air de léviter sur une sorte de plateforme. Le couloir a l’air assez large et haut pour qu’un tel engin puisse passer. Sans doute descendaient-ils par l’escalier avant qu’il ne soit scellé, laissaient leurs gardes dans cette pièce et continuaient ainsi seuls, en volant.
- Le piège aurait ainsi servi à dissuader un éventuel espion ou assassin de le suivre plus loin, conclut Sarquindi pensivement.
- Sans doute, acquiesça Kielmir.
- Nous passerons par le bas-relief. Il y a assez de prises pour traverser le couloir sans avoir à toucher le sol. »
Les elfes déposèrent leurs affaires sur le sol. Ils s’attachèrent leurs armes et ce qu’ils pouvaient porter facilement dans le dos. Les explorateurs commencèrent à avancer dans le couloir en s’agrippant aux sculptures des murs. Les elfes traversèrent ainsi le couloir, accrochés aux démons et aux héros des premiers âges du monde. Plus d’une fois, l’un des corsaires retint sa respiration quand son pied manquait une prise et frôlait le sol.
Sarquindi, en tête, aperçut au bout de quelques minutes de cette escalade horizontale la fin du couloir qui donnait sur une nouvelle pièce. Il souffla de soulagement : aussi agile qu’il était, l’effort couplé avec ses blessures récentes l’avait épuisé. Il n’en laissa rien paraitre et se hâta d’arriver sur un sol sûr. Le reste du groupe le rejoignit.
Ils avaient atteint une pièce carrée, au plafond assez bas. Deux des murs étaient aussi lisses que ceux de la salle hexagonale. Le troisième côté de la pièce, face au couloir d’où venaient les corsaires, donnait sur le vide. Une faille large de plusieurs mètres séparait les elfes de la paroi face à eux. Seul un étroit pont de pierre traversait le précipice. Il permettait d’atteindre un autre couloir qui semblait taillé à même la pierre de l’autre côté.
L’un des druchii posa prudemment le pied sur le pont. Rassuré par sa solidité, il avança un petit peu dessus. Sarquindi l’aperçut et lui cria :
« Reviens idiot ! C’est un piège !
- Comment le savez-vous ? demanda Kielmir, surpris.
- Le couloir précédent se traversait en volant. Pourquoi auraient-ils eu besoin d’un pont ensuite ? Pourquoi ne pas simplement voler par-dessus le vide ? C’est forcément un piège. »
Peu curieux de savoir quel était le piège, le marin s’arrêta. Lentement, il fit demi-tour et retourna à son point de départ. Mais à peine avait-il remis pied dans la pièce qu’il porta les mains à son cou. Il tenta de dire quelque chose mais pas un souffle ne sortit de sa gorge. Il s’effondra dans la poussière. L’elfe se contorsionna au sol. Ses yeux se révulsaient. Son visage changeait de couleur. Ses gestes se faisaient de plus en plus frénétiques. Après quelques secondes d’agonie, son corps fut pris de spasmes, puis s’immobilisa. Le médecin s’agenouilla près de lui et lui prit le pouls.
« Il est mort, déclara-t-il sobrement. Le manque d’air je crois. Il aurait dû être plus prudent.
- Au moins maintenant nous sommes certains que ce n’est pas par-là, ironisa Sarquindi. Tant pis, ça fera plus d’or pour les autres.
- Regardez ! Au-dessus ! Lança un autre druchi »
Le groupe s’approcha du bord et regarda ce que pointait l’elfe. Il y avait juste au-dessus d’eux une pièce identique à celle dans laquelle ils étaient. Sarquindi félicita son marin d’une tape sur l’épaule. Le quatrième corsaire tendit au capitaine le grappin qu’il avait emporté dans le couloir. Sarquindi revint au bord du gouffre et envoya la corde vers la nouvelle pièce. Le grappin crissa sur la pierre et retomba. Le capitaine pesta et retenta son lancer. Après deux essais supplémentaires, le grappin s’accrocha enfin à quelque chose. Sarquindi testa la solidité de l’accroche et grimpa. Les trois autres elfes suivirent leur chef sans encombre. Le dernier d’entre eux décrocha le grappin qui s’était coincé entre deux dalles du sol et l’enroula avant de le remettre sur son épaule.
L’expédition continua son exploration de la pyramide. Il n’y eut pas d’autres pièges sur le chemin. Le passage avait l’air de remonter légèrement, ce qui rassura quelque peu les elfes. Contrairement aux nains, ils préféraient de loin les grands espaces aux lieux confinés.
Ils débouchèrent finalement sur une salle bien plus vaste que tout ce qu’ils avaient rencontré jusque-là. Celle-ci mesurait une centaine de mètres de côté, et presque autant de hauteur. Quelques rayons de lumière au travers du plafond indiquaient que l’extérieur était proche. Mais ce qui attira immédiatement le regard des elfes, c’était la structure au centre de la salle.
Malgré leurs décennies de voyage, les druchii n’avaient jamais rien vu de pareil. C’était aussi grand qu’une maison, et avait la forme d’un cône tronqué. La chose était manifestement faite de métal, mais aucun des elfes ne put en définir la nature. Elle était couverte de grandes sculptures représentant des visages stylisés qui toisaient les arrivants de leurs yeux sévères. La structure reposait sur quatre énormes supports qui ressemblaient à de grandes pattes d’araignée métalliques. Intimidés, les druchii n’osèrent pas avancer. La bouche du visage qui se trouvait face aux arrivants s’ouvrit. Un plateau de métal en sortit et s’abaissa pour former une rampe menant à l’intérieur.
Sarquindi pressentit qu’il y avait dans cette chose un trésor bien plus important que tout l’or qu’ils pourraient piller dans les rues de la cité. « Suivez-moi ! » ordonna-t-il avant de s’élancer. Il courut au travers de la salle, monta la rampe et s’engagea sans hésitation à l’intérieur. Les autres elfes échangèrent des regards inquiets, avant de suivre leur capitaine, les sabres à la main.
L’intérieur de la chose était exigu, deux elfes pouvaient à peine passer de front. Les couloirs étaient fait du même métal que l’extérieur et serpentaient jusqu’à une sorte de cabine où les corsaires retrouvèrent Sarquindi. La pièce était remplie d’objets étranges. Un établi occupait le mur le plus long. Il était couvert de leviers et de boutons de couleurs différentes. Assis dans une chaise face à un disque couvert de symboles, le chef druchii tenait devant les yeux une tablette de pierre. Ses yeux, brillants d’excitation, parcourait le texte qu’elle contenait aussi vite qu’ils le pouvaient. D’autres tablettes étaient empilées dans tous les coins de la pièce.
« C’est en vieil elfique, mais je crois que j’arrive à en comprendre l’essentiel ! » s’exclama Sarquindi en se levant.
Devant ses marins incrédules, il appuya sur un levier à sa gauche. Le mur face à lui devint alors transparent, à la plus grande stupeur des elfes. Ils parvenaient à voir au travers toute la pièce et le couloir d’où ils étaient venus. C’était comme le métal n’avait jamais été là. L’un des druchii mit la main sur la paroi et constata que le mur était encore là, invisible.
« Qu’est-ce que c’est que cette chose ? demanda Kielmir
- C’est un navire ! répondit Sarquindi en riant. Un navire de métal !
- Comment est-ce possible ? balbutia un corsaire. Nous sommes trop loin du fleuve !
- C’est que ce navire ne vogue pas sur l’eau, mais traverse l’air ! Lis ! »
Sarquindi tendit à au marin la tablette de pierre. Le marin la parcouru. Ses yeux s’agrandirent :
« Mais… Si ce qui est écrit est vrai, ce vaisseau daterait d’avant le Grand Cataclysme ?
- Oui ! Peut-être même bien avant ! répondit Sarquindi. Peut-être des premiers âges du monde !
- C’est un… « cadeau des Anciens à ceux qu’ils ont créés » ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Un de mes amis m’a parlé d’une théorie selon laquelle les elfes auraient été façonnés par une race aujourd’hui disparue, avança Kielmir. Peut-être que c’est de ça que parlent ces textes ?
- Comment cela est-il possible ?
- Peu m’importe ! Cette chose est à moi ! les coupa le capitaine. Despote Sarquindi ! Maitre du ciel ! »
Le druchii appuya sur un autre levier. Toute la pièce trembla. Un bourdonnement se fit entendre, venu de sous leurs pieds. Les elfes virent au travers du mur transparent les pattes de la structure se replier légèrement, et l’engin se soulever. Ils se collèrent à la paroi et constatèrent qu’ils ne touchaient plus le sol. Ils volaient. La chose était bien un navire. Ce qu’ils avaient pris pour un établi était un tableau de bord. Et ce que Sarquindi avait saisi avec un rire dément, c’était le gouvernail.
Le vaisseau se souleva d’un coup et heurta le plafond de la salle dans un grand bruit. Emporté par son élan, le navire volant traversa la pierre. Les blocs du temple explosés par l’impact s’écrasèrent contre les bâtiments aux alentours. Aveuglés par la soudaine lumière du jour, les elfes se couvrirent les yeux. Le vaisseau continua sur la lancée, mû par les pouvoirs extraordinaires des technologies des Anciens.
Quand ils purent à nouveau voir, les corsaires se rendirent compte qu’ils perdaient de l’altitude. Ils avaient dépassé les frontières de la ville, transportés à toute allure par la vitesse faramineuse de l’engin.
Sarquindi se retourna pour attraper une autre tablette qu’il lut en diagonale. Il appuya alors sur une série de boutons et de leviers, mais rien ne changea dans la course descendante du navire volant.
« Saleté ! Remonte ! Remonte ! » criait Sarquindi. Son équipage tentait s’accrocher à quelque chose, et tous regardaient avec horreur la jungle se rapprocher beaucoup trop rapidement.
Ils s’écrasèrent contre un large arbre qui fut pulvérisé sous le choc. Malgré la violence de la collision avec le sol, le vaisseau n’était même pas égratigné. La porte de celui-ci s’ouvrit et les corsaires en sortirent. L’un d’entre eux se jeta au sol, un autre vomit contre un arbre. Sarquindi émergea à son tour, les bras remplis de tablettes de pierre.
« Lisez-moi ça ! Le premier qui trouve comment faire redémarrer ce navire deviendra mon nouveau second ! »
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