Tout d’abord, si elle n’était pas désagréable à regarder, Verteflèche n’était pas spécialement jolie, sans être laide non plus. Et elle en avait parfaitement conscience. De toute façon, la jeune femme ne souhaitait pas miser sur ses charmes réels ou supposés pour faire carrière. Elle rêvait de devenir une héroïne de guerre, une sauveuse respectée pour ses faits, ses accomplissements, et non pas parce qu’elle était « belle ». La beauté viendrait avec la grandeur de ce qu’elle ferait. Tout le monde aime une gagnante, une grande guerrière, une sauveuse. De plus, il fallait dire qu’elle n’avait guère pensé à cela. Dans une vie d’elfe, l’amour n’occupait pas la place prépondérante qu’il avait chez les humains, ce qui expliquait en partie la faible fécondité de ce peuple. Et pour cause ! Au fil des longs siècles de leur existences, les elfes suivaient successivement une ou plusieurs passions, sorte de hobbys dont l’amour n’était que l’un d’entre eux et ne durait généralement guère plus d’un siècle, s’il était vécu comme une passion (bien évidemment, en politique ou il était également à la fois une alliance et une part intégrante du « jeu » de pouvoir, le mariage et l’amour étaient beaucoup plus importants et la vie commune plus durable). Inutile de préciser que chez Ætinis Verteflèche, cette période d’ « envie d’amour charnel » n’était absolument pas arrivée.
C’est donc avec un étonnement non feint qu’elle répondit à son seigneur, avec une grande sincérité car elle n’avait pas grand-chose à cacher -pour une fois- sur ce sujet :
-Et bien, seigneur Ori, à vrai dire je ne me suis guère intéressée à ce genre de choses pour l’instant. Je ne peux pas dire que personne dans mon village ne m’ait jamais fait la cour, mais sans doute pas autant que vous ne l’imaginez, loin de là même. Je suis loin d’être la plus mignonne d’Ilmaltir, ni le meilleur parti, n’étant que la deuxième fille d’une famille modeste même à l’échelle de nous autres les roturiers. Et il faut dire que je n’étais absolument pas prête pour ces choses là et que d’ailleurs je ne le suis toujours pas.
Elle eut un petit rire à l’évocation du souvenir du seul elfe qui lui ait jamais fait la cour, une fois, avant qu’elle ne le repousse sévèrement. En y repensant, elle eut presque pitié de lui. Elle continua :
-Non, je l’ai renvoyé aux fraises –pardonnez moi l’expression seigneur, mais on dit comme ça dans mon village-, le pauvre. Si vous voulez mon avis, seigneur, il y a plus important à faire que de perdre son temps avec de telles sornettes, surtout lorsque le pays est à feu et à sang. C’est à peu près ce que je lui ai dit et je le pense toujours ! Les frivolités de ce genre n’ont pas lieu d’être quand la nation est en danger. Au contraire, je crois qu’il faut se concentrer exclusivement son art, son but. En l’occurrence pour moi, il s’agit de parfaire mes talents d’archère et de soldate. Je n'ai donc personne dans ma vie, à part vous, mes parents et mon frère, ainsi que ma patrie et mes valeurs.
Quant à la manière dont nous nous séduisons. Et bien… C’est compliqué. Je dirais que pour ma part, l’avis de ma famille et l’accord de mes parents est essentiel. On doit la fidélité à sa maisonnée avant même la fidélité à son seigneur, car c’est notre sang. Jamais je n’irai contre la volonté de mon père et de ma mère, enfin, tant qu’ils resteront fidèles eux-mêmes aux valeurs familiales et ne les déshonoreront pas, car en cas de traîtrise par exemple je n’aurais d’autre choix que de laver moi-même l’honneur de ma famille dans le sang (mais cela n’arrivera jamais j’en suis convaincue, nous sommes tous des fervents et loyaux serviteurs de la cause du Vrai Roi Malékith et des nobles restés loyaux comme vous).
Mais s’ils me laissent un jour l’occasion de choisir par moi-même, ce qui peut être le cas notamment si je deviens suffisamment forte et puissante pour être celle qui apporte la lumière sur ma famille, alors je pense que pour ma part, je trouverai séduisant celui qui partagerait les mêmes valeurs que moi. Honneur. Loyauté. Droiture. Force. Justice. Traditions. Bien sûr, encore faudrait-il que j’en ressente l’envie, ce qui n’est pas le cas pour le moment.
Plus généralement, pour les autres, et bien parfois, les garçons ou les filles d’ailleurs se rapprochent l’un de l’autre. Ils se tournent autour, ou l’un autour de l’autre. Ils font des compliments, se rapprochent, apprennent à se connaître. Et puis se lancent. Mon seul « prétendant » comme vous dites, s’est pris une volée de bois vert mémorable à cette étape. En même temps il faut dire que je n’ai jamais été très patiente et très tendre avec ce genre de choses. Ca m’agace plus qu’autre chose que l’on me tourne autour en minaudant des compliments intéressés, et quand je suis trop énervée il m’arrive d’exploser, étant sans doute trop jeune pour bien contrôler mes émotions.
Notre héroïne eut un petit rire à cet instant, car c’était exactement ce qui lui était toujours reproché dans toutes les situations. De par sa jeunesse et son manque d’expérience, elle était impulsive, fonctionnait énormément à l’émotion, à l’affect. N’était-ce pas d’ailleurs la remarque que lui avait faite plusieurs fois Ori-Aen-Elle ? Mais elle n’y pouvait rien si elle était tout juste sortie de l’adolescence. Certes, son seigneur n’était guère plus vieux qu’elle à l’échelle d’une vie d’elfe, mais il paraissait cependant beaucoup plus mûr qu’elle sur ce point. Sans doute parce que son appartenance à la noblesse l’avait obligé à contrôler ses émotions depuis sa plus tendre enfance. Un bon dirigeant ne se laissait pas guider par ses sentiments, il les maîtrisait.
***
Lorsqu’ils eurent fini de manger, la jeune forestière reconnut un bruissement d’ailes caractéristique un peu en contrebas, peut-être à une trentaine ou une quarantaine de mètres. Elle y jeta un rapide coup d’œil pour vérifier tout en plaçant un doigt devant sa bouche pour prévenir son seigneur. Oui ! C’était bien cela ! Une perdrix, plus précisément un magnifique faisan mâle sortit des buissons en contrebas et s’approchait du ruisseau. Ce n’était pas une proie considérée comme difficile objectivement, mais elle était jolie et toujours appréciée ! En tous les cas, s’ils ne voulaient pas rentrer les mains vides, c’était leur chance ! Depuis leur position, la ligne de vue était dégagée, parfaite. Ils ne pourraient s’approcher plus sans révéler leur présence à l’animal, mais peu importait. De là où ils se trouvaient, ils avaient déjà une chance raisonnable de faire mouche ! Silencieusement, sans un bruit, Ætinis désigna du doigt à Ori le faisan qui allait se désaltérer, et ficha trois traits devant elle dans le sol afin de les avoir plus facilement à portée de main pour tirer plus vite. Puis sortit son arc et le banda avec une de ses flèches à l’empennage vert caractéristique. Elle ne tirerait que juste après son seigneur, pour doubler le tir, si par malheur celui-ci manquait sa cible. Car il n’était pas question de rentrer les mains vides d’une chasse, c’était une question d’orgueil, de fierté, presque d’honneur.
Retenant son souffle, Verteflèche attendit qu’Ori Aen Elle fasse feu le premier, prête pour sa part à décocher deux flèches d’affilée en enchaînant, comme à son habitude.