Leurs yeux aux aguets, leurs armes empoignées, ces gens scrutaient sans relâche les bois et la végétation, à la recherche du moindre signe, du moindre bruit ou mouvement suspect.
Inutile de dire que les Principautés sont connues, et même renommées pour leurs hors-la-loi, leurs pillards, leurs voyous et autres chefs de guerre à la manque.
Et inutile de dire que cette forêt, plongée dans la pénombre, pourrait parfaitement leur servir comme terrain d'embuscade.
Un silence pesant règne sur les lieux ; la tension est palpable, tandis que les troncs, les frondaisons et les arbustes défilent, petit à petit, sous les yeux des caravaniers.
Mais aprés quelques minutes de cette situation tendue, l'orée des bois est finalement atteinte. On pouvait enfin souffler:
"YAAAAA!!!"
Soudain, une ombre, sautant d'un arbre, tenant un katana comme on tenait un pic à glace, se jette brusquement sur le chariot à la tête du convoi.
De suite aprés, plusieurs flèches sifflent dans l'air, visant ceux qui se trouvent au centre de la caravane, tandis que d'autres silhouettes, aux visages peinturlurés, surgissent des arbustes et de la lisière, attaquant l'avant et l'arrière du convoi.
Sa chute amortie par le corps d'un des conducteurs, l'homme à la peau basanée se reprend sans tarder, et plonge sa lame dans la gorge du caravanier, qui tombe raide mort de son chariot, s'écrasant au sol. Aussitôt, deux yeux noirs et un katana se tournent vers le passager, lui aussi armé mais surtout stupéfait. Il finit lacéré, roué de grands coups de taille maladroits portés par ce même malandrin, qui se jette ensuite sur les autres charettes, avec ses comparses.
Qui? Quand? Où? Pourquoi? Comment?
Johannes n'en savait absolument rien. Il s'était subitement retrouvé là, comme ça, planqué dans cette forêt avec d'autres "compères", alors qu'un convoi, qu'une occasion en or passait juste sous ses yeux.
Du banditisme, un guet-apens: ça il savait faire....
Ainsi, l'homme aux cheveux en catogan poursuit son assaut, maniant désormais sa lame comme une dague, déchirant et perçant la peau de ses ennemis avec d'amples coups d'estoc ; difficile de l'atteindre au corps à corps ou de risposter quand son arme fait soixante centimètres de long. Assisté par ses "compagnons", il tente rapidement de prendre les gardes un par un, avant de les déborder et de les achever. Mais tout à coup, de grands cris retentissent sur tout le convoi ; voilà que des gens apparaissent et se précipitent dans tous les sens, tantôt fuyant dans les bois, tantôt venant aider le malandrin et "ses" hommes dans leur combat.
Déjà surpris par l'attaque, déjà réduits au silence et à la défensive par les archers, les convoyeurs sont complètement désorganisés: leur principale cargaison vient de se libérer, créant une pagaille monstre dans toute la caravane. C'en est trop ; sentant le vent tourner contre eux, les gardes-chiournes prennent la poudre d'ecampette, s'ensauvant dans la forêt, détalant comme des lièvres à travers les arbres et les buissons.
Une embuscade implacable, réussie, rapide et efficace: voilà ce que le rôdeur aimait voir.
Il n'y avait plus qu'à se servir.
Cependant, une ombre vient obscurcir ce beau tableau ; Johannes le sait et il l'a vu: certains ennemis ont survécu et sont parvenus à s'enfuir. Avec un peu de malchance, ils reviendront ici et se vengeront, ou bien se plaindront auprés des autorités du coin, qui ne tarderont pas à rappliquer ; sans parler des gobelins ou des hommes-bêtes....
Bref, dans tous les cas, il ne fallait pas trop trainer.
L'homme tourna alors son regard de jais vers les chariots et les bâches qui les recouvraient. Et il fut bien le seul à aller les inspecter ; car pendant ce temps, les autres "compères", visiblement euphoriques, semblaient sympathiser avec les esclaves.
Johannes espérait se faire de l'argent facile avec ce coup de main. Mais force fut de constater que les marchandises qu'il avait sous ses yeux ne cassaient pas des briques: des sacs de blé, d'avoine, d'orge, et des barriques l'alcool. Tout ceci pourrait nourrir la bande, mais ce n'était pas folichon.
Aprés il y avait bien sûr ces esclaves.... D'ailleurs, pourquoi étaient-ils tous joyeux comme ça?
Oui, d'accord, on les avait libérés ; mais de là à embrasser et fraterniser avec des bandits....
A moins que.... Ou alors il avait raté quelque chose....
Tout le monde étant bien trop occupé à l'idée de célébrer les retrouvailles, personne ne vit l'homme, au front bandé de rouge, monter, puis se camper au sommet d'un des chariots.
Embrassant toute la scène de son regard, désormais attentif, le hors-la-loi observait ce qu'il se passait, décidé à essayer de comprendre le fin mot de cette histoire.
Le bandit se concentre, examinant tout ce petit groupe de la tête aux pieds. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils sont sacrément exotiques ces gens-là. De petites tailles, de trés longues tuniques aux étranges motifs, des peaux basanées, des yeux sombres en amande ; et on ne va pas parler des fronts larges, des longues chevelures noires comme nattées, et de leurs moustaches tombantes.
Toujours sur sa charette, l'homme au regard vif fronce des sourcils.
Mais d'où venaient ces types?
Aux yeux du bretonnien, c'est à peine s'ils ne sont pas des mutants, tous étranges et étrangers qu'ils sont. Et ils se ressemblent tous en plus ; c'est peut-être ça le pire: impossible de clairement les distinguer, si ce n'est au niveau des vêtements.
Pourtant, la perplexité ne cesse d'envahir les pensées du hors-la-loi.
Enfouies par l'embuscade du convoi, des questions refaisaient désormais surface.
Johannes se focalisa sur le regard de ces gens.
Celui-ci était plutôt droit et franc, mais assez "doux", il n'y avait pas.... Il n'y avait pas cet espèce d'éclat farouche, que l'on trouve souvent dans les yeux des bandits, ou juste des types qui sont habitués à se battre et à prendre des risques dans leurs vies. Non. Ceux-là ne sont pas des racailles.
Par contre, le renégat avait déjà vu quelque part ce genre de regard, presque docile ; ce regard de personnes simples, avec une vie simple, et qui ne veulent pas d'ennuis en général.... dans son village, au Bordelaux....
Est-ce que ces gens étaient des paysans? Comme lui, avant? Pourquoi avaient-ils attaqué cette caravane? Pour libérer d'autres fermiers? Pour se venger? Mais....
Aucune réponse ne put être trouvée pour toutes ces interrogations, car elles furent de nouveau enterrées par l'esprit pragmatique du rôdeur.
S'ils ne s'en sont pas pris à lui, alors Johannes, de base, fait sûrement partie de la bande.
Et de nouveau, il ne fallait pas trop trainer ici.
S'il aurait eu affaire à d'autres brigands, le malandrin se serait peut-être montré plus discret ou prudent. Mais ce n'est pas le cas, alors autant tenter quelque chose.
D'un coup, l'homme au front bandé de rouge se lève, et siffle un bon coup du haut de sa charette, afin d'attirer l'attention de ses "collègues", avant de les d'interpeller:
"OH LES GARS!! FAUT S'MAGNER LÀ! commença-t'il, tandis que tous les regards se tournaient vers lui, ON CHOPE TOUT C'QU'ON PEUT ET ON S'TAILLE! cette fois, tout le monde se rapproche de lui, l'air intrigué, alors le renégat reprend, d'une voix moins forte mais toujours portante, Bon! Z'avez oublié l'plan ou bien? On cogne, on prend, et on s'casse. Et pis on r'cogne, on r'prend, et on s'recasse. C'comme ça qu'on fait!"
Il semble que la prise de parole du bandit ait tout, sauf l'effet désiré. Dorénavant, la petite foule regardait cet homme d'un air stupéfait, ahuri même. Tout le monde le dévisageait. Ce dernier commença à plisser des yeux, baissant légèrement sa tête avant de la relever brusquement, un air austère désormais gravé sur son visage.
Johannes n'appréciait vraiment pas la tournure que prenait la situation.
Pour commencer, quel est le mariol qui lui a refilé cette bande d'agneaux?
Et pour terminer, voilà que maintenant, il se rend compte enfin qu'il n'est pas dans son corps ; qu'il a lui aussi des yeux en amande, des vêtements bizarres et une peau mate.
Ce qui veut donc dire que quelqu'un d'autre est dans sa propre peau, et ça.... ça il n'aime pas du tout.
Il y a des coups de surin qui se perdent....
"Shénme.... Yán, nǐ wèishéme zhèyàng shuōhuà? Wǒmen bù liǎojiě nǐ." prononça alors une voix.
Quelqu'un de plutôt grand, pour leurs standars, se détacha de la foule, allant vers le malandrin d'un air à la fois étonné et interrogatif ; avant de s'arrêter au pied de "son" chariot, ne cessant de le regarder.
Super. C'est le pompon de la pomponnette.
Johannes se retrouve sans trop savoir dans un environnement et un corps qu'il ne connait pas, et voilà que des gens à moitié mutants commencent à lui baragouiner quelque chose d'incompréhensible. Tout ceci commence sérieusement à entamer sa patience.
Si jamais il retrouve le guignol qui lui a fait le coup....
Mais subitement, une idée lui vient en tête pour essayer de se faire comprendre.
Avec ça, le rôdeur sera sûr d'avoir une réponse claire, bonne ou mauvaise. Il fixe de nouveau la foule du regard:
"Bande de gros fils de putes."
Silence.
Certains penchent leurs têtes sur le côté, d'autres plissent des yeux, d'autres encore remuent leurs lèvres. Toutefois, personne ne semble comprendre....
Un mince sourire se dessina sur le visage basané de l'homme aux cheveux en catogan ; peut-être qu'il n'avait pas tout perdu. Il dégaina de nouveau son katana, d'un air fier, le pointant désormais vers l'astre solaire qui s'élevait dans les cieux, parlant d'un ton autoritaire:
"Bon les putains d'bridés! V'la voyez c'te merde? C'ty pas énorme hein?!
Bah même l'cul d'vos daronnes c'est plus gros qu'ça!!"
Qu'est-ce que tout cela voulait bien dire?
Dans le groupe, on se lance des regard furtifs entre-soi ; on continue de le dévisager, ou bien de le dévorer du regard, mais surtout à cause de la sidération, et aussi de sa posture.
C'est alors qu'une fille sort à son tour de la foule. Son visage enfantin ne cessant de le fixer alors qu'elle marche maladroitement vers lui, finissant par lever un doigt pour le désigner:
"Bàba? Bàba? prononça-t'elle d'une voix toute fluette, Dànshì nǐ wèishéme zài shuō....
-Hop hop hop!! l'interrompit brutalement Johannes, Fèrm'la s'pèce de chiarde! Ou j'crase ta sale gueule!!"
D'un coup, tous les visages se figèrent. Les airs fixés sur le bandit étaient devenus sérieux, trés sérieux.
La fille éclata alors en sanglots, et tenta de courir pour essayer de rejoindre le rôdeur sur sa charette.
Plus personne ne parlait. Un silence pesant, uniquement perturbé par les pleurs de l'enfant, s'était désormais abattu sur l'endroit.
On pouvait voir que l'homme au front bandé de rouge était un peu pris de court, resserant sa mâchoire et sa prise sur son katana.
Est-ce qu'on l'avait compris finalement?
La fillette fut interceptée juste à temps par l'homme qui s'était avancé en premier devant Johannes. Il lui lança un regard indéchiffrable alors qu'il la récupérait, encore sanglotante, dans ses bras.
Le grand type se tourna de suite aprés vers ses semblables, ces derniers le regardant à son tour.
Le renégat aurait payé cher, trés cher, pour savoir ce que tous ces gens pensaient à ce moment-là.
A l'instant où des dizaines de regards graves se posèrent de nouveau sur lui, le hors-la-loi s'attendit au pire, et se prépara à sauter du chariot pour s'enfuir à toute vitesse.
L'homme qui était devant "sa" charette se mit alors à parler, sur un ton solennel, tenant toujours la fille entre ses bras:
"Wǒ de xiōngdìmen! Wǒ de jiěmèimen! Wǒmen wěidà de lǐngxiù biàn dé bùkě lǐjiě. Tā dehuà táotuōle wǒmen, yīnwèi nà shì zhòng shén dehuà!
Yùyán bìxū chéng zhēn!
Wǒmen bìxū huí dào wǒmen de wěidà dìguó! Tā jiàng zhǐdǎo wǒmen jìnxíng zhè yī guāngróng de cháoshèng zhī lǚ!
Zài guótài!!
-Zài guótài!" reprit la foule en coeur, dans une grande clameur.
Dorénavant, les voilà qui s'inclinent lentement, respectueusement, devant le hors-la-loi.
Que dire?
Le visage de l'homme aux cheveux en catogan se décomposa.
En son for intérieur, Johannes était quasiment dépassé par la situation. Il avait insulté tout ces gens sans vergogne. Et maintenant il avait droit à leur respect? Il était devenu leur chef? Est-ce que ces types étaient fous? Ou était-ce normal que dans leur pays, quand on les moleste comme ça, ils deviennent subitement des sujets bien obéissants? Et pourquoi cette gamine le prenait pour son père? Non....
Pourquoi tout ceci était retombé sur lui? Il fallait mettre fin à cette mauvaise blague.
Intérieurement, le bandit se jura que dés qu'il en aurait l'occasion, il leur fausserait compagnie et s'évanouirait dans la nature. Hors de question de diriger cette bande de paysans mi-mutants, mi-cinglés, tout en ayant une enfant dans ses pattes.
Aprés tout, sur un malentendu, peut-être que ça pourrait passer....