Humain / Chevalier Bretonnien / Une bouteille de whisky
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À cinq-cent pas, au fond dans le marais, on voyait leurs bataillons arriver. Un attroupement de tout ce qu’ils avaient d’écuyers bien rutilants de mailles et canons de bras, dirigeant des hommes d’armes en gambison teinté avec un quadrillage bleu-or-rouge et portant larges vouges à l’épaule, vite suivis par la majorité de leurs forces : une bande de gueux sales, avec des souliers défoncés voire pied-nus pour certains, capuches sur le crâne et pas même un morceau de vulgaire cuir bouilli pour protéger leur peau de la morsure du fer. Avec la vue complètement dégagée du marais, un terrain ouvert, je pouvais faire une estimation très rapide de l’opposition. Elle n’était vraiment pas très glorieuse. D’ordinaire, avant un combat, on est censé diviser ses forces en trois grandes bandes, gauche centre et droite, auxquels on adjoint les flanc-gardes, les réserves, les tirailleurs de devant et les harceleurs montés manœuvrant plus large. Notre adversaire n’avait même pas de quoi en former plus de deux. Deux masses fines de garçons crottés et semi-désarmés, qui formaient une forêt de lances de tailles différentes, de vouges rouillés et de boucliers couverts d’échardes, mal couvertes par une fine ligne de paysans qui mirent leurs pieds-nus dans la vase et la fange du marais, et qui commençaient à sortir leurs cordes en chanvre qu’ils accrochaient à leur
longbow en bois d’if.
« J’espère que votre frère écoutera la raison. Je ne suis pas sûr que ses forces résisteront plus d’un quart d’heure. »
Je tourne légèrement la tête vers la droite pour observer le sire Edmond d’Elbiq. Le seigneur s’est recouvert d’un gigantesque harnois, et a caparaçonné son destrier des sabots jusqu’au museau avant de le décorer de roses dans sa crinière et de dorures sur sa selle. Perché sur un petit talus au milieu des landes, sous un ciel gris et un petit vent qui me donne la sensation qu’une pluie va bientôt s’abattre sur nous, il a l’air moins resplendissant qu’à l’ordinaire. Il est armé pour la joute, pour parader sous les applaudissements dans une lice, et le voilà au milieu du pire bled paumé de l’Aquitanie.
« S’il se rend, vous lui laissez la vie sauve ?
– S’il part en exil en Arabie, je lui laisse la vie sauve. Mais sa mort m’arrange également. Et elle devrait vous arranger aussi. Pourquoi vous donner tant de mal pour l’épargner ? Je doute qu'il acceptera de plier.
Ce n’est pas pour lui que vous êtes ici de toutes façons.
– Je dois quand même essayer, messire. Ne serais-ce que pour pouvoir dormir la nuit. »
Sire Edmond se pince les lèvres. Il grimace, puis tourne la tête et m’ignore, en se contentant d’approuver par un petit grognement. Il n’est pas un homme bon. C’est un homme cupide, cruel, ambitieux. Ce sont les circonstances qui le poussent à se prendre pour un preux, mais je suis sceptique sur sa conscience. Oui, il affronte pire que lui, mais je n’ai jamais été très confortable avec cette idée, ce
il y a pire si innocent mais qui pousse déjà à vouloir quantifier, et donc négocier avec le mal. Lorsque j’étais encore un jeune homme, un garçon partant sur les routes de l’errance, je croyais que tous les seigneurs de Bretonnie devaient universellement faire ce qui était juste, sans jamais connaître la moindre exception aux règles et aux mœurs de la chevalerie.
Au moins, Edmond avait accepté que je l’accompagne. Cupide, cruel, ambitieux, mais il avait reçu ma pétition. À présent, je n’avais plus d’autres choix que de me sentir humble face à lui, et de courber un peu l’échine quand il parle. Je suis trop devenu trop vieux, et trop aigri, pour encore croire que d’Elbiq est un mauvais seigneur parce qu’il complote contre son suzerain et martyrise ses paysans.
Si. Il y a pire que lui en Bretonnie.
Le pire est en train de s’amasser là bas, à cinq cent pas de notre talus, à cinq cent pas de nos propres bannières, des fantassins, des sergents et des chevaliers de la maison d’Elbiq. Derrière leurs forêts de vouges et leurs
longbowmen qui sortent les flèches de leurs carquois et de les plantent dans le sol vaseux pour les décocher à toute vitesse, parade la noblesse de mon ennemi. Une vingtaine de chevaux d’un côté, une autre vingtaine de l’autre, qui se mettent en bonne formation de lance, en tirant les rênes de leurs bêtes afin de les faire se mouvoir en bonne posture. Je dois froncer les sourcils à cause du contre-jour du soleil caché derrière les nuages gris, pour mieux distinguer cette infâme chevalerie sur lesquelles j’ai entendu les pires rumeurs. De là où je me trouve, c’est difficile de voir autre chose que des armures de fer armoriées chevauchant, ressemblant à toutes les boîtes de fer décorées et colorées de notre pays.
Je sais pourtant que sur les rumeurs, certaines sont bien confirmées. Il a réussi à réunir sous sa bannière tout ce qui se fait de vaurien, de baron-brigands et de criminels au sang bleu dans ce duché et en quelques autres endroits du Royaume. Des bâtards jaloux de leurs demi-frères légitimes. Des violeurs de paysannes dont les méfaits se sont fait connaître à leurs suzerains par des herrimaults, les forçant à fuir leurs fiefs commis. Il paraît même qu’il y a derrière ces visières de bassinets abaissés quelques frimousses féminines, des jeunes filles nées du mauvais sexe qui aiment trop l’équitation et l’aventure pour accepter d’être enchaînées à des époux imposés et des enfants qui exploseront leurs hanches. Ils sont là parce qu’ils sont les mauvais garçons de Bretonnie, ceux qui ont échoué à être chevaliers, et qui trouvent dans la figure du comte un homme qui représente bien leurs intérêts, qui les respectes pour ce qu’ils sont et qui leur offre, plus que tout, une véritable opportunité dans un monde où toutes les portes leur seront à jamais fermées. Et ils marchent au pas, dans leurs belles armures et en portant leurs grandes lances d’arçon de hêtre décorées.
« Je me demande si je vais recevoir des lettres de remerciement des quatre coins de la Bretonnie une fois que j’aurai exterminé ces crapules de hobereaux.
– Vous leur donnez trop d’importance, sire Edmond.
– Certes. »
Dans le passage constitué entre les deux bandes de fantassin, trois cavaliers foncent au galop. Ils traversent le marais en projetant de la vase et de l’eau autour des sabots de leurs bêtes. On les voit arriver de loin, grossir petit à petit à mesure qu’ils courent à toute vitesse les cinq cent pas les séparant de nous. Ils atteignent la tourbe, galopent sur le talus, et ralentissent une fois qu’ils sont assez proches pour qu’on puisse distinguer le blanc de leurs yeux lorsqu’ils relèvent les visières de leurs casques.
Deux guerriers en armes, deux chevaliers bien équipés sur destriers, et le troisième, une femme montant en amazone, portant une longue robe brune et rouge et un épais voile qui camoufle ses cheveux et son visage. Le cavalier de tête approche et lève sa main en guise de salut, ce à quoi Edmond en répond en levant la sienne.
Le comte Armand VII de Lyrie.
« Salut à toi, sire Edmond d’Elbiq. Tu passes une très bonne journée ?
– Bonjour à toi, sire Armand de Lyrie. J’en passerais une bonne, si seulement le temps n’était pas aussi pourri.
– Il va pleuvoir.
– C’est sûr. Moi qui pensait pouvoir profiter d’une petite ballade dans la soirée.
– Une petite pluie vous ennuie ?
– Oui, le caparaçon de mon cheval est neuf, j’aimerais ne pas le salir, je compte l’utiliser pour le Tournoi du Héron cet été.
– Oh ! Je comprends tout à fait alors, sire Edmond. Moi-même aimerait rentrer en mon château avant la pluie. Surtout que ça a comme une atmosphère de tempête. »
Les trois cavaliers s’arrêtent et nous font face. Je reconnais évidemment l’autre guerrier. C’est sire Quentin, paladin de Bretonnie, un vassal de mon frère. Il me foudroie d’un regard noir. Mais ce ne sont pas ses yeux qui m’inquiètent le plus. Ce qui me glace le sang, c’est la femme qui chevauche avec eux, dont le voile obscure entièrement le visage, ce qui pourtant ne semble pas la déranger dans sa montée.
L’ambiance est électrique. Orageuse. Et pourtant, Edmond et Armand parlent de la pluie et du mauvais temps. Du moins, au départ. Parce qu’après, un silence gênant et affreusement pesant se fait entendre.
Armand a un grand sourire. Gigantesque. Il dirige lentement ses yeux vers moi, toujours avec ce beau sourire qui dévoile des petites fossettes sur ses joues élégamment barbues. Il me fait un petit signe de tête, et, avec une voix très amicale et sincère, il me dit :
« Cela fait trop longtemps que je ne t’ai pas vu, frangin. Comment vas-tu ? »
C’est la sincérité dans sa voix qui me déstabilise le plus. Il ne me dit pas ça d’une manière sarcastique, il ne fanfaronne pas. Il a l’air de vouloir vraiment prendre de mes nouvelles. Comme si nous étions en train de tailler le bout de gras. Comme si le comté de Lyrie n’avait pas rassemblé son ost et appelé ses bannières pour marcher contre la maison d’Elbiq. Comme si, dans une heure, nous n’étions pas tous censés nous entre-tuer sauvagement. Comme si Armand n’était pas accusé d’être un félon et meurtrier, d’avoir fait assassiner ses deux beau-frères pour hériter de la seigneurie de son épouse. Comme s’il n’avait pas réuni dans son armée des écorcheurs et des forbans traqués par la justice du pays.
Je met un moment à répondre, et c’est uniquement en balbutiant.
« Ce… Je vais bien. Du moins, je vais-
– Je suis heureux que tu ailles bien, beau frère, mon doux Valère.
Mais, tu peux m’expliquer ce que tu fais ici ? »
Je baisse les yeux. Je prend une grande inspiration. Et je tente de soutenir son regard.
« Il faut qu’on parle.
– Hm, il pouffe.
Donc, tout ça, tous ces fantassins et ces armures de fer qui sont dans ton dos, c’est pour parler ? Alors très bien, Valère. Parle. Que souhaites-tu savoir ?
– Où est Anne, Armand ? »
Il opine du chef. Sourit de plus belle. Puis se fend d’un petit rire. Il tourne la tête vers le sire d’Elbiq.
« Sieur Edmond. Vous êtes bien seul. Moi qui croyait que vous seriez venu avec plus de bannières… J’en déduis que vos plaintes diffamatoires répétées auprès du duc d’Aquitanie sont restées lettres mortes ?
– Vous trompez Son Altesse, mais moi je ne suis pas dupe, sire Armand.
– Je le trompe ? Moi ? De quelle façon ? N’est-ce pas la maison d’Elbiq qui le trompe ? Votre père, vos frères, et tout votre ban d’oncles et de cousins qui ravagent ce duché à cause de vos vendettas et vos rivalités déclarées ?
– Nous ne faisons pas mon procès, sire Armand.
– Ni le mien, et pourtant, vous êtes là, avec vos armes et vos hommes, avec des visées bien sanguinaires à mon encontre.
Je t’aime Valère, mais tu te rends bien compte que te tenir à côté de cet homme, c’est une double-félonie ? Tu me trahis en tant que seigneur-lige, et tu me trahis en tant que frère. Et cela, ce n’est pas le genre de crime qu’un duc pardonne. »
Son sourire n’a pas disparu. Il est juste devenu plus timoré. Plus triste. Je soutien son regard, oui, je le regarde droit dans ses pupilles. Il me déstabilise. Il se défend avec une telle honnêteté, durant quelques instants, j’ai vraiment l’impression qu’il dit vrai.
Mais est-ce qu’il croit réellement ce qu’il raconte ?
« Je suis étonné de vous voir cavaler aux côtés de sire Armand, sire Quentin. Vous êtes un paladin de Bretonnie, un héros face aux hordes maudites du Moussillon. Et vous vous tenez à côté d’un infâme traître au cœur noir ?
– Je suis aux côtés de mon lige, corrige sire Quentin avec un accent de persiflage.
Il est bien heureux d’entendre un félon parler de félonie ; Comme le signifie mon sire, votre maison n’est pas blanche non plus. Vous-même, sire Edmond, êtes peut-être l’exception, un brave homme, mais vous êtes ici tout seul, à vous dresser devant nous. Où sont vos sœurs qui intriguent ? Vos frères qui assassinent ?
Je me tiens à côté de celui à qui j’ai prêté serment. N’essayez même pas de croire que vous pouvez me retourner avec vos niaiseries. Et écoutez plutôt le comte de Lyrie vous parler. »
Le paladin Quentin me foudroya à nouveau du regard avec un petit signe du menton.
« Non. Tu gaspilles ta salive, Armand. Tu n’as pas à nous convaincre de ton innocence : nous la savons déjà atteinte.
– « Nous » ? Quoi, les Elbiq qui placent des mots dans ta bouche, à présent ?
– Armand, je t’en prie.
Où est Anne ? Où est mon neveu ? »
Armand fronce les sourcils un instant. Un petit nerf tressaute sur sa tempe. Puis, il ricane. Il rit, plus clairement, juste ensuite. Il se rend compte que je ne suis pas venu pour lui. Il est déjà perdu à mes yeux.
Je suis venu sortir ma belle-sœur et leur fils de ses griffes. Deux innocents qui lui sont lié, otages dans son castel.
« Mais Valère ! Si c’est eux que tu souhaites voir, il n’y a pas de problème ! Viens avec moi. Suis-moi. Marche sur mes traces, et rentrons ensemble dans le château de Lyrie. Le château de ton père, celui où tu as grandis, ne t’as jamais été fermé. Anne sera ravie de te revoir. Tu manques à mon fils, également : Il a tellement grandit, il monte à cheval à présent, sire Quentin l’a pris en pagerie. Tu es assez mystérieux à ses yeux, ce qui est normal étant donné que tu n’es jamais là. Mais vous pourriez faire connaissance. C’est important pour un neveu de connaître son oncle, surtout qu’il ne reste plus grand-chose de notre famille. Un peu de ton sang coule en lui.
– J’y comptais bien, revenir dans le château de mon père. »
Il a comprit la menace que je sous-entendais. Et ça le fait rire, malgré la gravité du propos qu’il fait suivre.
« C’est donc ça l’image que tu veux laisser de toi ? Ce que je dois aller dire à ton neveu ? Que tu es mort en félon, en t’alliant avec mon ennemi, et que tu as essayé de m’abattre pour subtiliser son héritage ? Et ensuite, quoi, me voler ma femme et notre enfant ?
– Ne vous inquiétez pas, sire Armand, personne ne dira jamais ça, rugit Edmond en s’immisçant dans notre conversation.
Regardez la bande qui vous suit : À vue d’œil on la sait déjà affaiblie, en sous-effectif. Vous croyez véritablement qu’ils opposeront la moindre résistance ? La moitié de vos vilains fuiront le combat avant la première volée de flèches !
Et de plus, quel est ce champel que vous avez choisi ? Fut un temps où vous aviez un esprit un peu plus alerte !
– Comment ça ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
Edmond fit un signe de tête, puis de main, très énervé, pour désigner le large marais dans lequel l’armée de mon frère attendait.
« Mais regardez le terrain où vous nous défiez ! Vous êtes ralentis par la vase, complètement exposés à mon infanterie, vous n’avez aucune marge pour manœuvrer. Vous êtes dans une posture si pitoyable que moi-même, votre adversaire, ressent le besoin de vous donner des conseils de tacticien !
– Auriez-vous préféré que je me cache dans mon château ? Que je me cache derrière mes murs en attendant que vous veniez assiéger, creuser des sapes, installer des trébuchets ?
Je sors vous affronter parce que je sais que je suis dans mon bon droit, et le destin protège les méritants.
– Ce culot… »
Oui, il croit vraiment à son racontard. Ça me terrifie. Je le vois, dans son regard. Il croit véritablement qu’il n’a rien fait de mal. Je note qu’il a bien invoqué
« le destin » comme protection, et non
« la Dame ». C’est assez cohérent. Je n’ignore pas qu’il l’a déjà reniée.
« Personne ne va mourir aujourd’hui, Armand. Le sire Edmond a consenti à une sortie honorable, pour nous tous.
– Ah oui ? Dis-moi tout. Quel sort me réserves-tu pour me spolier légalement ?
– Tu vas quitter la Bretonnie. Partir en Outremer. Nous souhaitons que tu te fasses frère de l’ordre de Saint-Origo.
– Les chevaliers du monastère du Divin Origo… Il répéta en hochant de la tête et en tapotant les rênes de sa monture.
Je les connais. Je suis déjà passé par Fyrus, pour y dormir quelques nuits. Des hommes braves, taciturnes, guerriers sans pareil.
– Ce serait un honneur de les rejoindre.
– Ce sont aussi des ascètes ennuyants. Ils ne se nourrissent que de pain et d’eau, grommellent laconiquement plus qu’ils ne conversent. Ils prient, constamment. Certains s’enferment même dans leurs chambres, et ne voient la lumière du jour que pour combattre. Pire : Même le combat ne leur insuffle aucun plaisir, aucune fougue, aucune passion ; ils font tout avec un cœur froid, sans haine ni amour, résolus et déterminés, comme des automates, ou une création d’ossements du Moussillon.
Entendez-moi bien, messeigneurs. Je crains plus de finir frère-chevalier de Saint-Origo que de mourir. »
Je serre les dents. C’était absolument pas la réponse que j’attendais. Edmond, lui, est ravi : Il fanfaronne, un poing déjà posé sur sa hanche.
« Si c’est ce que vous désirez ardemment, sieur Armand, alors il n’y a pas de problème. Je relève le défi. Je vous amènerai voir Morr, lui au moins saura vous remettre dans le droit chemin, et à perpétuité.
– Quelle bravoure, lui rétorque Armand avec une voix suave et graveleuse, et un petit clin d’œil.
J’aime entendre cela, ça me ravit. Donnez tout votre cœur à cette promesse, sire Edmond, car elle m’excite. Lorsque la curée commencera, je viendrai vous trouver. Offrez-moi toute votre hargne et toute votre âme lors de cette rixe, elle n’en sera que plus délicieuse. »
Il est parvenu à mettre Edmond mal à l’aise. Les pupilles d’Armand sont dilatées, sa main droite tremblotte, c’est limite s’il ne bave pas.
« Excite », le mot est bien trouvé ; le défi que vient de lui lancer Edmond lui a provoqué une transe émotionnelle impressionnante. D’instinct, je pose ma main droite sur la garde de mon épée rangée au fourreau, persuadé qu’il va s’élancer sur le sire d’Elbiq comme un chien enragé.
« Qu’est-ce qui t’es arrivé, Armand ?
Je savais que tu avais erré loin durant ta Quête, mais que ton échec à trouver le Graal te conduise à de telles extrémités…
– Mais je l’ai trouvé le Graal, Valère !
Tiens, regarde, il est avec moi ! »
Il donne une tape amicale à son destrier et se penche sur son encolure. Il place sa main gantée de plates de fer au fond d’une sacoche, où il tire quelque chose. Un petit objet en verre. Un flacon. Il me le lance en l’air et je bondis sur mes étriers pour l’attraper au vol. Je me remet les fesses sur la selle et observe l’objet. C’est un objet, translucide, avec un bouchon en liège. Une bouteille au liquide ambré, que je fais un peu tournoyer dans le creux de ma main.
Je fronce très fortement les sourcils. Je n’ai jamais aimé les devinettes.
« Du cognac ?
– Whisky.
– Ouisse-qui ? Je répète, n’ayant jamais entendu ce terme.
– Une eau-de-vie de céréales. Elle a été distillée chez les sauvages d’Albion ; Ils n’ont pas d’alchimistes là-bas, mais ils utilisent des outils rudimentaires et de la manipulation des vents magiques pour réaliser leur alcool. L’apogée de leurs connaissances, c’est le tonneau en bois, où ils ont fait fermenté la boisson que tu tiens. La bouteille, c’est moi qui l’ait ramenée, avec du verre de Brionne. Prends-le comme le cadeau des anniversaires que j’ai manqué. »
C’est une bien jolie histoire. Mais je comprends toujours pas sa charade. Et je sais déjà que si je lui demande des explications, il va être parti dans un interminable monologue à deux balles, alors que c’est vraiment pas le moment. Le comte me regarde, avec un sourire affable, et un petit signe de tête.
Allez. Jouons à son jeu.
« De l’alcool de céréales. Comme la bière des barbares de l’Empire ?
Non merci, sans façons. »
Armand tapote le caparaçon de son cheval, et trépigne dans sa selle.
« Ah ! Aaah ! Tu vois ! Tu ne te rends pas compte ?! J’ai tapé dans le mille ! On y est !
– Quoi ?
– Ce whisky. Il te représente bien. Et il représente bien sire Edmond, tant qu’on y est, et toute la bande d’hypocrites qui regardent mes frères et sœurs comme des crapules, avant de leur tourner le dos et de tous se réunir ensemble avec leurs petites habitudes tranquilles, héritées de leurs pères qui les ont héritées de leurs propres pères à eux. Et vous vous enfermez tous dans votre tranquille entre-soi, sans jamais rien remettre en question, sans jamais lâcher du lest, sans montrer la plus infime, la plus infinitésimale ouverture d’esprit.
Tu ne connaissais même pas le nom de cet alcool, c’est dire le niveau de ta cuistrerie. Et pourtant, lorsque je te présente cette nouvelle liqueur, cette saveur inconnue, cette découverte ridiculement exotique que je suis allé chercher dans une contrée lointaine et inconnue où toi même est à présent trop pleutre pour t’éloigner du clocher de ton village, est-ce que ton réflexe est d’ouvrir ta langue et de dérouler ton palais pour en goûter une goutte ? Non. Tu bombes tes lèvres en cul-de-poule, affiche une mine écœurée, c’est limite si tu n’es pas nauséeux par anticipation. Mais mon pauvre Valère ! Même si tu faisais sauter le bouchon de cette bouteille, que tu plaçais le goulot autour de tes lèvres, et que tu en dégustais une minuscule gorgée, tu aurais envie de cracher. Ton esprit étriqué écrase ton corps avec tant de force que tu camoufles tes sens. Tu te mentirais à toi-même, et tu y croirais très bien, en te disant que c’est infect, que c’est imbuvable, parce que ce n’est pas comme tu en as l’habitude. Tu n’as jamais bu que du vin et du cognac, et ça ne te dérangerais pas, de passer le restant de tes jours, jusqu’à ta vieillesse et ta mort, en buvant le même vin avec exactement la même saveur, sauf une petite note imperceptible de noisette ou de vanille qui suffira déjà à te faire croire que tu dégustes un millésime mémorable. Et c’est ainsi avec tout. Tu serais prêt à souffrir jusqu’au restant de tes jours de te contenter du même alcool, du même paysage, de la même femme jusqu’à ce que vienne le moment, inévitable, où tu ne pourras plus jamais rien ressentir. Tragique ? Non, ça sera une délivrance, Valère ! Vivre le même jour qu’hier et qu’avant-hier, c’est être piégé dans la perpétuité, dans la routine – c’est, en quelque sorte, être déjà mort.
Ce whisky c’est mon Graal. Lui et bien plus encore. J’ai vu, entendu, goûté, touché et senti jusqu’à envahir mes sens de milliers – non – de millions de sensations différentes. J’ai léché, pressé, reniflé, injecté, souillé et ait été souillé par tous les pores et les muscles et les organes de mon corps. Fut un temps où tu me ressemblais plus, Valère ! Fut un temps où nous étions dans un brave conroi, que notre vie était faite de courses et de combats. Nous courtisions les femmes que nous voulions, elles étaient toutes à nos pieds. Partout où nous allons, la vie n’était qu’un éternel spectacle ; Nous dansions, nous jouions, nous buvions et chantions jusqu’à en perdre la voix. Même nos peines étaient délicieuses. Le froid et la faim étaient des sensations, au moins. Le combat on y fonçait non avec piété, mais avec passion. On dit que nous sommes téméraires à cet âge, comme s’il était du devoir du chevalier de devenir plus mâture en devenant plus aigri et résolu. C’est un mensonge, Valère, et je désespère de te le faire comprendre, je souffre de te voir ainsi, terrifié, terrifié qu’un jour ta routine et ton habitude soient bousculées par la plus minuscule des secousses. Si seulement tu revenais avec moi, dans notre château, il y a tant de choses que je pourrais te montrer et te faire sentir et goûter et toucher, et tu comprendrais bien vite la magnificence dans laquelle j’ai plongé ! Je t’aiderais Valère, se débarrasser des barrières de sa propre prison, de cette moralité qui pèse sur toi comme le collier d’un esclave, ce n’est pas facile, j’en conviens, mais la récompense vaut tout les sacrifices. Sais-tu qu’aucun des chiens de mon chenil n’est enchaîné ? Tous sont libres de courir et d’aboyer comme ils le souhaitent, et c’est bien pour cela que je suis dangereux aux yeux de monstres comme d’Elbiq. Viens avec moi, Valère ; Viens, je vais te libérer. Tu posséderas autrui, et autrui te possédera, tu jouiras et tu feras jouir, tu souffriras et tu feras souffrir, et toute la folie adorée, cette adrénaline que nous cherchions au péril de nos vies en traquant l’Orque et le Gobelin dans des montagnes et des forêts, elle te traversera chaque jour jusqu’au restant de tes jours, sans jamais t’ennuyer, éternellement renouvelée et dépassée, à mesure que nous trouvons de nouveaux tabous à abattre au sol, à renverser et à profaner. À jamais parfaits et sublimes. »
Je considère le « whisky ». Je regarde sa robe ambrée d’un air un peu triste. Mon frère est perdu. Il est atteint. Il ne reste absolument plus rien de lui que je puisse sauver.
« C’est ce que tu as fais à Anne ?
Tu l’as rendue parfaite ? »
Armand soupire et pouffe en même temps. Je sentais que j’arrivais au bout de sa patience.
« Oh, mon pauvre Valère. Je sais que tu as toujours regardé mon épouse avec une tendresse certaine, et c’est bien réciproque, je te l’assure. Mais frère, c’est ton honneur de chevalier, les quatorze vertus auxquelles tu tiens comme quatorze liens de fer enchaînés autour de ton corps, qui t’empêchent de la prendre. Tu crois que je t’en aurais empêché ? Nous sommes un couple très partageur.
Si tu reviens avec moi en Lyrie, elle sera heureuse de te recevoir. Je te l’assure. Je l’ai beaucoup dévergondée, tu ne la reconnaîtrais peut-être pas ; mais, ça serait pour le mieux. »
Son sous-entendu graveleux ne m’intéresse pas. À la place, il noue ma gorge et me fait fermer mes poings.
« C’est bon ? Peste Edmond,
on en a terminé ?
– Oui, nous en avons terminé. Je te rends ton Graal, Armand.
– Non ! M’arrêta Armand en levant sa main pour m’empêcher de lui relancer la bouteille.
Garde-le. Je sais que tu aimes boire avant un combat. Tu détesteras ce whisky, tu le haïra, mais avant la tombe, tu pourras te remémorer son goût et te rendre compte que c’est la seule fois de toute ton existence où tu auras bu quelque chose d’un tant soit peu unique.
Et tu repenseras à moi. »
Sire Quentin tira très fort sur les rênes de son cheval et s’éloigna au trot. Le comte de Lyrie fit de même, mais avant qu’il ne puisse s’éloigner, je lui criais :
« Ta belle-famille ! Les frères d’Anne.
Regarde-moi dans les yeux, et répond à cette question : Est-ce que tu les as tués ? »
Il arrête son destrier. Il fait une caresse sur sa crinière. Il tourne son visage, et me regarde directement dans mes pupilles. Il soutient mon regard de toutes ses forces, sans sourire, sans grimace, juste son air passif et entièrement sérieux.
« Non. »
Il ne ment pas.
« C’est Anne elle-même qui les a tués. »
Il me fait un signe de tête, puis tourne à nouveau le dos, et s’enfuit rejoindre le paladin au trot. Avec une phrase, il venait de se saisir d’un arc, d’encocher une flèche, et de la projeter au fond de mon cœur en ignorant la protection de mon harnois. Mon regard se posa vers la cavalière, qui avait sa tête dirigée vers moi. Et même avec tout le voile qui lui recouvrait le visage, je sentais en moi une profonde terreur qui crispa chacun de mes muscles et envoya un courant froid dans mon dos, et une chair de poule qui s’empara du moindre centimètre-carré de ma peau.
Et ils repartèrent. Vers les marais. Derrière les forêts de vouges tenues par des fantassins. Edmond soupira.
« Je suis désolé. Vous avez fait ce que vous avez pu. Rentrez chez vous, sire Valère.
– Non sire. Je marche avec vous. Il faut que j’atteigne le château de Lyrie, en personne.
– C'est une mauvaise idée, mais je ne vous empêcherai pas. Préparez-vous, nous avons assez perdu de temps. »
Et tout-de-go, Edmond lui aussi tourna son cheval, quitta le talus, et alla rejoindre au galop ses chevaliers proches. Moi, j’avais le regard perdu à l’horizon, même après que mon frère ne soit devenu plus qu’une minuscule ombre lointaine cachée derrière les fantassins. Je regarde d’un air morne la bouteille qu’il venait de m’offrir, son soi-disant Graal. Je cale le cul de la bouteille sous mon aisselle, et avec ma main gantée, je forçais le bouchon à pivoter. Il saute. Je laisse tomber le morceau de liège dans mon autre main, et pose le goulot du whisky sur mes lèvres afin d’en prendre une rasade très rapide.
L’alcool me ruine la langue et son liquide âcre coule dans mon gosier, m’arrachant une larme dans chaque œil. Mais je me force à boire, malgré tout, je me force à avaler deux, puis trois gorgées de l’infâme liqueur. Comme s’il fallait que je lui prouve qu'il a tort. Que même en me tenant du côté d’Edmond, je suis capable de ressentir quelque chose qu’on ne m’ait pas imposé.
Et je le vaincs. Je brise mon frère. Car contrairement à ce qu’il dit, j’aime le goût. J’irai dans la tombe en me rappelant du goût de ce whisky.
Je recule en arrière vers le talus, et va silencieusement me mettre derrière des chevaliers adoptant une formation de lance, Edmond tout devant eux. Les destriers trépignent le sol d’impatience, hennissement tandis que leurs cavaliers eux-même reçoivent de magnifiques lances d’arçons de leurs valets et de leurs pages qui terminent de bien les fixer. Je vais me caler près d’eux en prenant une nouvelle rasade, quelques autres gorgées, et je lance ensuite la bouteille dans une sacoche liée à ma bête, le temps pour moi de me ré-équiper, notamment en plaçant un gros heaume fermé sur mon visage.
Edmond fait un signe de tête à un écuyer à pied, qui fait quelques pas en avant et hurle de toutes ses forces avec un fort accent de roturier :
« ARCHEEEERS ! EN POSITION ! »
Et alors la bande de brigands s’avance et va occuper le petit talus sur lequel nous avons parlementé. On entend un grondement déchirer l’atmosphère, et je regarde en l’air. Du tonnerre.
« Fait chier, soupira un sergent-à-cheval.
Va y avoir un orage.
– Raison de plus pour terminer cette bataille maintenant », lui répond un camarade.
La bande d’archers forme une épaisse ligne en face de nous. Et à nouveau, le sergent rugit comme un malade.
« ENCOCHEEEEEEEEZ ! »
Alors, tous en même temps, à des vitesses différentes, les archers posent une flèche sur le poing refermé sur le dos de leur arc, et posent deux doigts près de la corde détendue de l’arme.
En l’air, on voit une pluie de flèches s’élever sous les nuages gris. Les archers de mon frère eux aussi tiraient. La pluie s’abattit sur les roturiers. Quelques archers s’effondraient, blessés ou mort, mais d’autres traits sont simplement arrêtés par les solides jaques qu’ils portent, ou bien ils s’écrasent directement dans le sol meuble du talus. À ce jeu là, Armand est perdant. Nous avons plus de gens de trait.
« TIREEEZ ! »
Et alors, tous en même temps, les arcs dirigés vers le ciel, les archers poussent solidement sur le dos de leur arc de tout leur poids, ramènent la corde à côté de leur mâchoire avec toute la force de leur bras, et lâchent dans la seconde. Et ainsi une grêle de fer beaucoup plus volumineuse leur est répondue. Le duel continue ainsi, avec les aboiements de l’écuyer, la fine averse d’en face et le torrent que nous leur opposons.
Assez pour qu’au bout d’un moment, l’échange de tir soit considéré comme suffisant pour lancer une attaque. Il sort son épée, la lève dans le ciel, et hurle de toute sa voix :
« Soyez fidèles à la Dame ! Montrez-leur les valeurs de la chevalerie !
Force ! Honneur ! Audace ! »
Comme tous les chevaliers assemblés, je crie en unisson, moi aussi de toute ma voix : « FORCE ! HONNEUR ! AUDACE ! ». Et alors, comme d’un seul homme, habitués par les conrois et les entraînements que les chevaliers Bretonniens apprennent à uniformiser, nous démarrons à la même vitesse, et atteignons le talus des archers, qui se dépêchent d’aller tirer leurs camardes blessés pour les virer du chemin et éviter que nous les piétinions sous les sabots de nos immenses destriers.
On dévale la colline à toute vitesse pour se ruer vers le marais. J’en ai une vue plongeante maintenant. Les forêts de vouges de mon frère ont été bien réduites. Ses hommes gisent blessés ou morts, et ils ne se regroupent et ne reforment leurs rangs que par les cris de dizeniers, et…
...Et la menace de fouets.
L’image me marque. Elle ne gêne pas ma course, car je continue de me dresser sur ma selle et de n’apercevoir le monde qu’à travers les fines fentes de mon heaume. Mais je peux jurer que je vois des soldats casqués en train d’utiliser d’immenses fouets pour garder en rang les hommes d’armes. Je sais bien qu’il faut maintenir la discipline chez les gueux, mais je n’avais jamais été témoin de ça nul part.
Les cinq-cent pas qui nous séparent des fantassins sont vite rattrapés par notre trot transformé rapidement en galop. J’abaisse ma lance d’arçon pour la caler sous mon aisselle. Et à nouveau, pour forcer l’adrénaline et la folie guerrière de s’emparer de nous, pour bannir nos peurs et nous rendre résolus et solidaires, nous gueulons en unisson comme des malades mentaux :
« AQUITANIE ! AQUITANIE ! »
Les fantassins devant nous se cachent et se pressent en un mur humain, tremblant derrière des boucliers et des vouges trop courtes. Imaginez toute l’énergie du poids d’un destrier de guerre et d’un être humain recouvert d’acier, lancé à une vitesse de galop, concentré sur la minuscule pointe d’une lance d’arçon. Une charge de chevaliers Bretonniens a une énergie équivalente à une petite bombarde naine. Nous pulvérisons la première ligne de soldats, qui est projetée sur la deuxième, forçant la troisième à également être broyée. Imaginez ces corps enfoncés les uns dans les autres, brisant leurs os et leurs organes à l’intérieur, compressant subitement leurs poumons et les étouffant entre eux. Une vouge acérée me frôle, mais elle est déviée par les courbures savamment pensées du harnois et se retrouve à voler derrière moi après avoir projeté des éclats de métal. Je laisse tomber la lance, tire mon épée, la lève en l’air, et fend l’air et le crâne d’un pauvre garçon pieds-nus qui se lève avec un fauchon sous moi.
Un éclair déchire le ciel.
Sitôt la charge effectuée, nous nous retirons en bon ordre en nous dégageant à coup d’épées ou de haches de guerre. Derrière nous chargent les fantassins de la maison d’Elbiq. Hommes d’armes se lancent contre hommes d’armes, et alors que les premières gouttes de pluie commencent à tomber, les corps des roturiers se déchirent entre eux, se chevauchent, se tranchent et s’égorgent dans une monstrueuse mêlée. Je relève la visière de mon casque, les mains dégoulinantes de sang tremblantes, et je me saisi de la bouteille de whisky pour en prendre une rapide rasade du délicieux alcool alors que nous soufflons à bonne distance et nous reformons sous les ordres de sire Edmond.
Notre infanterie est étrillée. Les enfants maudits d’Armand se jettent sur eux en hululant. Toute une masse de faux-nobles, de déchus et de grognasses enragées qui les chargent de côté, les décapitent, et soutiennent l’infanterie qui est promptement remise en ordre malgré les pertes et les blessés à coup de fouets. Le sang se mélange à la vase et à la pluie tombante, la boue colle les sabots des chevaux, et petit à petit, le paysage tout entier se transforme en un spectacle atroce de centaines d’individus, d’êtres humains avec une âme qui se ruent mutuellement pour se faire du mal, et tout faire pour éviter d’eux-même souffrir. Edmond nous remet en rang, et nous renvoie charger les méchants cavaliers cuirassés.
« AQUITANIE ! AQUITANIE ! »
Et ils nous repèrent, ces vauriens, ces crapules, ces bâtards. Et eux aussi, ils se retournent et nous chargent, avec leur propre cri de guerre.
« PERFECTION ! PERFECTION ! »
La pluie ruisselle sur mon armure en quantité. J’en dégouline. Mon cheval rue, hennit, bouge dans tous les sens, alors que la mêlée se désarticule et il devient presque impossible de distinguer l’ami de l’ennemi. Bouclier dans une main, épée dans l’autre, je me tourne dans tous les sens, et tente de me défendre contre mes assaillants. J’en tranche un. Pare un autre. Et à un moment, j’entends mon cheval hurler. L’un des fantassins à terre a glissé sous moi et utilise un couteau pour donner une succession extrêmement rapide de coups de couteau dans ses jarrets. Mon destrier s’effondre et je dois me contorsionner dans tous les sens, sur ma selle, pour garder l’équilibre. Je m’écroule sur le côté et mon cheval s’effondre sur ma cuisse, ce qui me fait hurler de douleur.
Le vilain ayant occis mon cheval, il se rue sur moi en criant. Il se jette au-dessus de mon corps, soulève la visière de mon heaume, et se prépare à me lacérer le visage ; je le pare d’un gros coup de bouclier, en tentant de trouver autant d’amplitude que possible. Profitant qu’il soit étourdi, je pose ma jambe libre contre la croupe de mon cheval agonisant, et tire de toutes mes forces pour glisser sur la vase et me dégager. Des centaines de gouttelettes balayent ma face. Je me relève en titubant, en même temps que mon assaillant. J’encaisse le coup avec l’écu, contrôle, le pousse, et lui fend la gorge en encastrant mon épée dans son cou.
Je m’effondre. Ma jambe me fait atrocement souffrir. Je crois qu’elle a été broyée. Je regarde dans tous les sens, comme une poule de basse-cour, et je note qu’il devient maintenant impossible de distinguer les hommes qui s’entre-tuent et se foudroient avec leurs bruits de luttes et de chocs métalliques parasitant tout autour de moi. C’est comme si un brouillard infâme et incompréhensible s’était soudain soulevé au-dessus de moi.
Je lâche mon épée, car je ne parviens pas à la retirer du cou agonisant du jeune garçon que je viens de massacrer. À la place, je me tourne et me pose sur mon cheval, qui débat ses pattes dans tous les sens, soulevant des mottes de terre et de boue sous lui.
« Chuuut… Tout doux. Ch-chut ! Tout doux, je suis là. »
Je lui tapote l’encolure et trouve ma bouteille de whisky. Je la dévisse et m’en prend à nouveau une délicieuse rasade. Je ne sens plus ma blessure à ma jambe. Mais tout autour de moi, l’atmosphère devient encore plus grise. Une brume épaisse envahit le marais, qui n’est éclairé que lorsque la foudre s’abat sur la clairière.
Et j’entends des aboiements. Et des grognements de bêtes. Et je sens que les bruits de combats et de chocs métalliques sont maintenant suppléés par des hurlements sanglotants et des crachats gargouillés. Et j’aperçois, traversant la brume, le comte Armand de Lyrie.
Il est nu. Entièrement nu. Son corps est couvert de tatouage et de sang, et d’ailleurs, il s’est saisit d’un couteau avec lequel il s’arrache l’avant-bras. À ses pieds, autour de son cheval, approchent des lévriers au poil blanc comme de la neige, et aux yeux laiteux qui n’ont pas de pupille. Et avec un rire dément, Armand parodie la proclamation de sire Edmond :
« Soyez fidèles au Serpent ! Montrez-leur les vraies valeurs de la chevalerie !
Extase ! Plaisir ! Perfection ! »
Je me retourne, jette la bouteille, et attrape la garde de mon épée, et la tire de toutes mes forces du cou du gamin. Je m’élance vers mon frère.
Je fais trois pas, et m’effondre au sol, ayant perdu le contrôle non seulement de ma jambe écrabouillée, mais également de celle qui est saine. Armand me regarde, mais m’ignore vite. Il continue son chemin à travers la brume, suivi par Quentin et les chiens aux yeux blancs.
Un regard à ma droite me permet de découvrir Edmond d’Elbiq. Il se dégage, crie, hurle, alors que d’étranges mains nues et des pinces de crabes tentent de se saisir de lui. Il est désarçonné, et jeté au sol, par des êtres que j’ai énormément de mal à distinguer à travers le voile de fumée. Mais Armand se jette à terre, ses pieds nus dans la vase, et il s’approche de lui en criant.
« Laissez-le moi ! Cet homme m’a fait une promesse ! »
Je me retourne et rampe vers mon destrier, aidé uniquement de mes mains. J’entends les bruits de luttes, les cris, Edmond qui vocifère des insultes et des provocations, et Armand rire. Un combat long, de plusieurs minutes, minutes que je passe à gémir et à soupirer alors que je traîne ma carcasse loin d’ici.
Je rampe vers la bouteille. Je m’en saisi, me tourne et la descend. Je tente de la boire jusqu’au bout. De la vider jusqu’à la dernière goutte. Je perd la notion du temps, j’ai l’impression que le monde se dérobe sous mes yeux.
Il a tort. J’adore ça. J’adore.
Au-dessus de moi, des figures démoniaques se dressent. Des monstres avec des bras et des jambes, et des seins et des verges, et des pinces affûtées en guises d’avant-bras. Des corps nus où on ne fait la différence entre le magnifique et le monstrueux. Elles me glacent le sang, mais pas assez pour m’empêcher de continuer à vider la bouteille.
Jusqu’à. La. Dernière. Goutte.
Avant que je ne puisse finir. Une main de fer se tend et me l’arrache des mains. Le paladin Quentin se tient au-dessus de moi, et me lance un regard bien plus doux et bien moins noir que durant l’entrevue.
« Pitié ! Non, pitié ! Laissez-moi ! Laissez-moi la finir !
– C’est pour votre bien, sire Valère. Calmez-vous. »
Le démon à sa droite lui caresse la joue. Le démon à sa gauche tire une langue gigantesque et lui lèche l’oreille. Je m’effondre dans la vase et me met à pleurer. Je lèche mes lèvres, parce qu’elles ont encore le goût de l’alcool. Ça me donne une idée. Je me retourne sur le ventre, et me met à lécher la vase où j’ai jeté la bouteille pour tenter de tuer mon frère. Il y a encore un peu d’alcool qui s’est effondré. Quelques gouttes. Quelques minuscules gouttes qui doivent être bien cachées dans la boue, l’eau de pluie et le sang du gamin que j’ai décapité. Quelques gouttes. Une seule. Une. Une demi-goutte, si une telle mesure existe. Un quart de demi-goutte de ce whisky.
Je me répand en larmes quand je me rend compte, la bouche pleine de tas de choses qui ne sont pas du whisky, que je n’en ai plus à ma disposition. Un homme approche en haletant, alors que derrière moi j’entends des bruits salivaires, des lèvres qui s’embrassent, et des gémissements. Armand s’effondre à côté de moi, couvert de sang jusqu’au cou, deux profondes estafilades marquant son corps, son torse gonflant et se rétractant avec chacune de ses grandes bouffées d’air. Il tient entre ses mains la tête d’Edmond d’Elbiq, et il sourit énormément en la soulevant et en la regardant dans les yeux.
« Il… M’a… Pas… Déçu, me dit-il entre chacune de ses prises d’air.
C’était… Parfait... »
Je le regarde à travers mes yeux injectés de larmes. Puis j’enfonce ma tête dans le sol, et commence à sangloter.
« Chuuuut, Valère, chut…
Je te ramène chez toi, Valère.
Ce ne sera pas facile, mais je vais te libérer. »