Durant sa promenade entre les cabines closes et les balcons aménagés, Amon eut tout le loisir d'observer discrètement le comportement des gardes de la compagnie. Ces derniers semblaient patrouiller calmement, marchant d'un pas lent, les mains parfois croisées dans le dos, et s'arrêtant quelques instants pour discuter lorsqu'ils se croisaient. Ils saluaient les clients en inclinant la tête et en s'écartant de leur chemin, ayant visiblement reçu l'ordre de se faire aussi invisibles que possible pour les passagers. Le Ramier en dénombra moins d'une vingtaine, ce qui pouvait déjà paraître disproportionné. Il est vrai que, parfois, des bandits arrêtent les navires sur le fleuve pour les cambrioler ou en rançonner les occupants, mais le Reik était sillonné sur tout son cours par les bateaux de la Patrouille Fluviale Impériale, véritable institution chargée d'assurer la sécurité du trafic de la frontière du Pays Perdu jusqu'aux contreforts des Montagnes Noires, et qui en faisaient un lieu relativement sûr, notamment comparé aux routes forestières qui sillonnent l'Empire. Les officiers de la Patrouille Fluviale arrêtaient parfois les navires marchands aux écluses pour en contrôler la cargaison et s'assurer qu'il ne s'y trouvaient pas de biens de contrebande. Mais malgré cette assurance, les Lignes Hindelin avaient préféré engager des hommes armés supplémentaire pour escorter leur riche clientèle. Peut-être que la présence de ces gardes rassurait-elle simplement les bourgeois qui, moins anxieux, se révélaient plus enclins à dépenser leur or à bord ?
Les gardes semblaient avoir d'itinéraire plus ou moins précis pour leurs patrouilles. Généralement, deux d'entre eux marchaient le long des coursives, un dans chaque sens, et faisaient donc le tour du bateau en se croisant à intervalles réguliers. Il en était ainsi pour les deux ponts à cabine et sur le pont de la Grande Salle. Deux autres surveillaient discrètement la Promenade et un dernier descendait et remontait inlassablement les couloirs qui passaient entre les cabines et les suites. Les autres gardes, pendant ce temps, restaient dans leurs quartiers qui se trouvaient dans la cale, probablement en train de jouer aux dés ou de fumer la pipe. Toutes les quatre heures environ, un roulement s'opérait et les patrouilleurs descendaient à leur tour dans la cale tandis que les joueurs de dés prenaient leur poste. C'est ainsi que se déroulaient les tours de garde, de jour du moins. Peut-être la procédure de nuit était-elle différente.
Ils ne semblaient pas porter d'uniforme. Leur équipement variait de la simple tunique en lin beige à de fines cottes de maille passées sous un veston en cuir. En revanche, ils portaient invariablement des bottes de cavalerie parfaitement cirées et une rapière qui pendait dans sa gaine contre leur cuisse. Certains avaient également le fourreau d'une dague pendue au ceinturon.
- "... et je pèse mes mots ! Ces foutus bourgeois et leur foutu pognon ..." lâcha l'un d'eux, la main nonchalamment posé sur le manche de sa rapière, l'autre sur la rambarde. "Ceci dit, certaines d'ces ribaudes sont plutôt alléchantes. Vous avez vu la matronne tiléenne, sergent ? Des nibards qu'j'y foutrait bien mon nez dedans !" dit-il en mimant la scène rêvée.
Son interlocuteur lui colla une beigne derrière la tête.
- "Tiens ta langue, imbécile ! N'oublie pas que ces gens sont pour la plupart assez riches et puissants pour te faire disparaître d'un claquement de doigt." lui lança-t-il d'un ton exaspéré.
Ils reprirent donc leur discussion à voix basse et celui qui avait été appelé "sergent" se retourna pour s'adosser à la rambarde quand il sursauta en apercevant Amon à quelques pas d'eux. Une fois son expression de surprise passée, il s'empressa de retirer son béret noir et d'incliner la tête avant de pousser l'autre du pied, qui se retourna vivement et fit de même.
- "La bonne journée, noble sire. J'espère que votre voyage démarre pour le mieux." dit-il poliment.
Il était mieux équipé que les autres : sa veste au col ouvert dévoilait un haubert de métal et il portait des épaulières en acier. A sa ceinture pendaient une rapière, une dague et la gaine ouvragée d'un pistolet à la crosse gravée d'un petit marteau. Une cicatrice barrait son visage barbu. Il remit prestement son béret et fit signe à son collègue de reprendre la patrouille, avant de disposer à son tour.
Une fois son tour des ponts exécuté, Amon remonta les marches qui le menaient à la Grande Salle. Comme il l'avait prévu, la plupart des clients l'avaient déjà quittée et seuls restaient quelques groupes discutant autour d'un verre de vin, le ventre plein et une pipe ou une cigarette arabienne à la main. Les employés desservaient les tables vides et l'un d'eux vint s'enquérir de la commande tardive du Ramier lorsque celui-ci prit place. Peu de temps après, un ragoût d'écrevisses fumant et une panière de pain aux graines de sésame noir apparurent devant lui, ainsi qu'un gobelet en étain finement martelé et qu'une carafe d'eau claire. La lumière filtrait à travers les grandes verrières et retombait en un rideau lumineux sur les murs peints de scènes de danse et de banquet. Les discussions encore en cours étaient à peine murmurées entre les clients restants et une atmosphère de calme et de lassitude planait sur cette salle fastueuse et désormais vide.