- Toi leur montreras la tienne blessure ; elles sauront s'occuper.
Suite à quoi, le contrebandier fut emmené derrière la grille et le gardien le fit descendre par l'escalier en colimaçon jusque dans une salle où deux autres sentinelles jouaient aux dés pour passer le temps. Les hommes ne levèrent même pas la tête à leur arrivée, trop habitués qu'ils étaient à ce va-et-vient entre l'antichambre au-dessus et les cellules au-delà de la pièce de garde. Tout juste si l'un des deux apostropha le cerbère de Surcouf. Les deux gardes échangèrent quelques mots et ricanements pour l'un contre grincements de dents pour l'autre. Surcouf comprit qu'il s'agissait de la partie en cours que l'un menait au détriment de l'autre. On lui fit traverser la salle qui ne comptait que deux accès : le premier vers l'escalier en colimaçon et le second vers un couloir sombre et humide, tous les deux barrés par une lourde porte à guichet. L'odeur âcre de la fumée des torchères et braseros prenait à la gorge et attestait du manque de ventilation des lieux. Tous les cinq pas, il y avait une grille de métal qui ouvrait sur une petite cellule sans fenêtre ; Surcouf fut poussé dans la deuxième cellule sur sa droite et la grille claqua derrière lui.
L'endroit n'était pas plus grand que la cabine du « Rouge-gorge ». C'était un carré de six pieds de côté avec une banquette de bois occupant presque la moitié de la surface. Un tout petit trou à peine plus grand que la main laissait passer un peu de lumière et d'air à l'angle du plafond et du mur opposé à la grille. En s'étirant de tout son long, Surcouf pouvait presque l'atteindre du bout des doigts. Evidemment, rien de plus gros qu'un chat ne pouvait se faufiler par une pareille ouverture. Quelques instants plus tard, on installa Fridi dans la cellule voisine à la sienne. Le contrebandier avait pu voir une forme roulée en boule en passant devant la grille de la première cellule, et il pouvait clairement voir un homme étendu sur la banquette dans la cellule de l'autre côté du couloir. En tout, en les comptant, Fridi et lui, pas plus de quatre ou cinq personnes devaient être détenues ici en attendant leur procès.
Les heures s'écoulèrent doucement... Très doucement. Et quand on apporta une petite boule de pain noir et une cruche d'eau à Surcouf pour son repas, il languissait depuis longtemps sa liberté perdue. Le contrebandier imaginait son sloop, quelque part, balloté doucement sur les vaguelettes d'un canal, attendant le retour de son capitaine. Surcouf était vide sans la mer. Même l'air marin, pourtant si proche, n'arrivait pas à trouver son chemin jusqu'à sa cellule dont l'étroitesse commençait à l'angoisser. Rien ne vint durant de longues heures encore troubler la monotonie de son enfermement forcé. Et les chansons mélancolique que Fridi entonnait de temps à autre n'aidaient pas à garder le moral.
Lorsque le grincement de la porte donnant accès au couloir le tira de sa nostalgie, Surcouf sauta sur ses pieds et se colla à la grille pour essayer d'apercevoir qui arrivait. Les autres détenus sans doute mieux habitués, ou plus résignés, à la situation que lui, n'avaient pas bougé. Même Fridi, qui n'avait plus chanté depuis un moment, se remit à l'œuvre, emplissant le couloir de sa voix rocailleuse. Un jeune homme à peine sorti de l'adolescence se présenta devant Surcouf. Il était accompagné d'une femme d'âge mûr enveloppée dans une longue robe de prêtresse. Il s'agissait sans doute de l'avoué dont avait parlé le secrétaire et d'une des sœurs de Shallya. Derrière eux se tenaient un homme de grande taille accoutré comme les gardes croisés jusqu'ici et un autre, plus râblé et courbé qui portait avec lui un nécessaire d'écriture et une bourse que Surcouf reconnut comme étant la sienne.
- Open de poort alstublieft, commanda le jeune homme d'un ton mal assuré. Open, die zus Abigaël kan deze man behandelen.
Il adressa un rapide et léger sourire au contrebandier alors que le gardien forçait le passage pour déverrouiller la grille.
- Ga slapen, laat je wond zien, demanda la prêtresse avec toute la douceur caractéristique du clergé de Shallya, la mère des miséricordes.
- Elle demande que tu t'allonges pour qu'elle examine ta blessure.
Quel soulagement de constater que l'avoué parlait parfaitement sa langue ! Surcouf s'exécuta et, immédiatement, la prêtresse défit le bandage de fortune. En découvrant la large plaie dans la cuisse de Surcouf, elle eut un pincement de lèvres et un soupir.
- Het komt wel goed, de wond is helder en ik denk niet dat ze tijd had om geïnfecteerd te raken. Ik ga schoonmaken en opnieuw verbinden.
- Tout ira bien, la plaie est claire et elle ne pense pas qu'elle ait eu le temps de s'infecter. Elle va nettoyer et faire un nouveau bandage, traduisit le jeune homme. Mijn zus, kan ik tijdens je tussenkomst met mijn cliënt chatten ? La prêtresse acquiesça d'un hochement de tête sans s'interrompre. Bien. Bediende, l'avoué interpella le petit homme qui dépliait un pupitre de bois et s'installait pour écrire. Houd er rekening mee dat : mes honoraires sont les suivants : quatre Guilders d'or pour les frais d'instruction et de tenue de votre dossier, à cela il faut ajouter un Guilder d'or pour la plaidoirie devant la chambre de Son Excellence le Maître du Port, cinq Guilders d'argent pour les faux-frais, déplacements, locations de diverses consignes, enquêtes complémentaires, L'avoué traduisait pour le greffier en Jutonestaal tout ce qu'il disait en Bretonnien pour Surcouf, mes frais de tenue et l'usure de mes robes d'avoué. Si tu fais appel, il y aura un surcroît de trois Guilders d'or pour porter l'affaire devant la Haute Cour. Tu peux aussi réclamer un traitement plus approprié au niveau des repas et de ton confort : pour un Guilder d'argent supplémentaire, tu auras de la viande, une potée de légumes et du vin en plus du pain et de l'eau de l'ordinaire, ainsi qu'une paillasse et une couverture à ajouter à ta banquette, jusqu'au procès. Tout ceci peut être retiré à l'instant et enregistré devant le notaire. Le reste de ta bourse sera mis sous scellé avec ton paquetage.
Fridi beugla une remarque qui poussa le gardien à frapper la grille de sa matraque pour le faire taire. Cela ne déstabilisa l'avoué qu'un court instant. Il secoua la tête et poursuivit :
- Venons-en maintenant à ton affaire. Tu es accusé de complicité de deux meurtres perpétrés sur un péager et un milicien de la Garde du Fleuve, et de l'enlèvement de la fille de Jan Bergsen, cousin par alliance de la maison de Léo van Haagen ; autant dire quelqu'un d'influent à Marienburg. Il n'y a pas de témoins directs pour l'exaction contre le péager, raison pour laquelle tu n'es cité que comme « complice ». Pour l'agression ayant entrainé la mort du milicien, les témoins ont déclaré que tu n'en étais pas l'auteur. L'homme en question se serait enfui et reste introuvable même s'il est activement recherché à cette heure. Si tu as des informations qui permettraient de l'appréhender, on peut essayer de les monnayer contre un allègement de peine. A cette heure, tu encours trente coups de fouets et une amende de deux-cents Guilders d'or à destination de la famille pour la tentative d'enlèvement, ainsi qu'une peine d'emprisonnement de huit ans à l'Île de Rijker pour les meurtres, quatre ans par tête. Alors qu'as-tu à me dire pour étayer ton dossier ?
L'avoué avait débité son laïus comme on récite une leçon apprise par cœur mais il était évident qu'il n'était pas le plus expérimenté. Maintenant qu'il avait à mener un interrogatoire moins formel avec Surcouf, il semblait encore moins à l'aise qu'à son arrivée. On aurait dit en le regardant qu'il essayait de faire le moins de remous possibles. Ses épaules étaient repliés sur son buste et il gardait les bras serrés sur ses côtes, les mains jointes. Il écouta le contrebandier répéter ce qu'il avait dit au secrétaire quelques heures auparavant en hochant la tête doucement puis, après avoir terminé la traduction pour le greffier, il reprit la parole :
- Bon, bon, bon... Il frotta son menton imberbe, l'air inquiet. Donc tu n'es pas le complice des malandrins qui t'ont engagé ? Ca va être difficile à prouver. Je vais devoir interroger les miliciens de la Garde du Fleuve à ce sujet mais je doute qu'ils aillent en ta faveur. Pour eux, il est évident que vous êtes tous de la même bande. Dans le Droit Jutone, il appartient à l'accusé de prouver son innocence et... j'avoue ne pas trop savoir comment trouver des témoignages et des preuves en ta faveur. Il se grattait le coin de l'œil en réfléchissant. Ta blessure à la cuisse est certes un élément, mais ça reste bien mince et l'accusation n'aura aucun mal à balayer cet argument, malheureusement. Le ministère de la chambre de Son Excellence le Maitre du Port dispose de bien plus de moyens que moi. Je ne suis qu'un novice, raison pour laquelle mes honoraires sont si peu élevés, soit dit en passant, et... Il se gratta vigoureusement le sourcil droit. Manifestement, la nervosité commençait à l'envahir. Il se frotta les yeux et se gratta l'oreille. On aurait dit que tout son corps le démangeait. Il se gratta le coude, le regard perdu sur le mur noir au fond de la cellule. Ils risquent de mettre ma crédibilité en porte-à-faux. Si c'est le cas, je ne pourrai plus jamais prétendre à une carrière dans quelque Cour de Justice que ce soit à Marienburg. Ils ont déjà détruit beaucoup de jeunes talents comme moi en un claquement de doigts.
Visiblement, le jeune avoué était plus inquiet pour sa carrière que pour les répercussions d'une condamnation pour Surcouf...