Cette marche aveugle aurait pu durer dix minutes ou dix siècles, l’elfe avait perdu toute notion du temps, suite à son caractère rendu confus par la précipitation des évènements, ainsi que le sentiments d’enfermement et de cécité auquel les elfes sylvains n’étaient guère habitués, accoutumés qu’ils étaient à se mouvoir à travers les forêts, à la lueur des luminaires célestes. Toujours est-t-il qu’au bout d’un certain tant, elle perçut une vague rumeur, qui ressemblait à des rires et des chants.
La rumeur enfla au fur et à mesure, et Miria finit par identifier clairement les bruits caractéristiques des établissements mal famés : les dés qui roulent, les minauderies et les gémissements des filles de joie, le son clinquant des pièces qui circulent, les paroles paillardes, gueulées ou fredonnées, les chopes qu’on trinque, la boisson qui coule, les rires gras… L’elfe se demanda un instant si ses énigmatiques guides ne lui avaient pas imposé tous ces mystères pour une banale auberge de mauvais goût.
Lorsque les bruits furent tous proches, plusieurs sifflements amusés fusèrent autour d’elle, ainsi que divers quolibets :
-Mais qu’est-ce que tu nous ramènes, Ülmer ?
-Sympa, les oreilles !
-Joli minois ! J’aimerais bien voir ses yeux !
-Et pas que les yeux d’ailleurs !
Finalement, on ôta brusquement son bandeau à l’elfe, qui contempla alors une scène incroyable. Elle se trouvait dans une vaste salle souterraine, de la taille d’une grande église, aux murs couverts d’une gigantesque mosaïque. Bien que d’un style antique, celle-ci était aussi bien conservée que si elle avait été réalisée la veille ; sur un fond doré, elle représentait diverses scènes où apparaissait toujours un même personnage, un jeune humain à l’air roublard, armé d’un simple bâton de voyage, il était accompagné d’une pie et d’un chat, et sa main gauche, perpétuellement dissimulée dans son dos, arborait deux doigts croisés.
Dans ce décor prodigieux, digne des plus beaux temples du Vieux Monde, semblait s’être installé un campement de tous les gredins de Marienburg ; la salle entière ressemblait à un gigantesque tripot, où cohabitaient de manière anarchique lits, tables, chaises, meubles, et même plusieurs tentes. Un vacarme impressionnant occupait l’espace sonore de la salle, les quelques deux cent individus présents s’adonnant à leurs activités sans le moindre souci de leurs voisins.
Ces troglodytes avaient pour la plupart des allures de voyous : tire-laine, catins, joueurs, mendiants… Miria remarqua cependant qu’aucun se semblait arborer d’arme à proprement parler, même si quelques dagues étaient visibles ça et là. Etrangement, malgré l’apparence de ces habitants, ce lieu semblait étrangement serein, sérénité renforcée par les puissants enchantements que l’elfe parvenait à ressentir : il régnait en ce temple débauché une magie sourde et puissante, aux allures protectrices, et qui rappelait étrangement les puissances aethyriques qui protégeaient Athel Loren.
Alors que Miria nourrissait ces curieuses réflexions, elle se retrouva brusquement en face d’un homme, manquant de se cogner à lui. L’incident était très étrange : un instant, nul ne barrait le chemin de l’elfe, et un instant après, c’était comme si l’homme avait toujours été là et que Miria lui avait proprement foncé dessus. L’humain possédait des traits des plus séduisants, ainsi qu’une troublante ressemblance avec l’individu qui figurait sur les mosaïques ; vêtu d’habits sombres qui alliaient commodité et élégance, il avait un sourire aventureux et des manières qui semblaient des parodies d’étiquettes.
Ainsi, après être subitement apparu dans le champ de vision de Miria, il s’inclina en une pompeuse révérence et, de ses mains lestes, attrapa rapidement les doigts de l’elfe pour les effleurer de ses lèvres ciselées.
-Madame, murmura-t-il d’un ton charismatique. Que nous vaut l’honneur de votre présence en la Maison Dorée ?
Un instant, l’elfe s’imagina que les hommes qui l’accompagnaient allaient tout expliquer, mais elle s’aperçut qu’Ülmer et ses mystérieux complices s’étaient respectueusement inclinés devant l’homme, et restaient tête baissée. De toute évidence, si le séduisant humain s’adressait à Miria, alors c’était à Miria de répondre.