Alors qu’il se dirigeait vers le Suiddock, Erik Von Vytern ne pouvait empêcher un sourire singulièrement amusé de se former sur ses lèves minces. Rien que le souvenir de la tête qu’avait faite l’ambassadeur Schmidt en entendant sa requête suffisait à le faire pouffer intérieurement, et il avait dû fournir un effort surhumain pour ne pas éclater de rire devant son air abasourdi et sa bouche qui avait formé une exclamation franchement comique. Voilà qui n’allait pas arranger la réputation de doux dingues aux lubies étranges qu’on prêtait aux magisters. Cela dit, entre passer pour un fou et obtenir un ingrédient vital pour ses sortilèges et devoir s’en tenir aux fondamentaux de la magie, il préférait largement que son employeur pensât qu’il avait une case en moins, ou des pratiques pyromanciennes incongrues.
De fait, l’objet donné était un joli miroir ornementé, petit et carré, parfait pour être transporté aisément dans sa besace sans risque de se briser et de répandre du verre partout. Ainsi, Erik l’avait enveloppé dans sa vieille couverture avant de caler son acquisition à la verticale, contre son dos, afin de minimiser tout choc possible. Evidemment, en cas de chute, cela ne serait sans doute pas suffisant, mais une telle disposition devrait normalement être suffisante pour prévenir les accidents du quotidien, à savoir les bousculades et autres coups de coude qui arrivaient immanquablement lorsque l’on marchait dans des cités surpeuplées comme Marienburg.
Le Suiddock était réellement impressionnant, une fois entré à l’intérieur. L’odeur de poissons flottait dans l’air, chose attendue, mais cette dernière était agrémentée, fait plus étonnant encore pour un non-initié aux mystères portuaires, par toutes sorteurs de senteurs inconnues qui répandaient leurs flagrances exotiques aux abords des bateaux transportant les marchandises en provenance des confins du Vieux Monde. Epices d’Arabie, huile de baleine de la Norsca, alcools bretonniens et nains… Il y en avait pour tous les odorats, et Erik ouvrait de grands yeux émerveillés, tentant de graver sur sa rétine toutes ces choses qui lui étaient tellement étrangères.
Il ne fallait pas s’étonner d’une telle réaction : pour le natif du Nordland, cette agitation portuaire remuait des souvenirs enfouis depuis longtemps, oubliés et qui ressurgissaient soudainement, à la faveur des cris des marins et de leurs jurons colorés. L’espace d’un instant, il se remémora les matins où, tout enfant, il accompagnait son père au village de pêcheur prêt de leur vieux château familial, et que le noble parlait ravaudage de filets et hauteur de marées avec ses sujets, qui étaient bien heureux d’avoir une oreille attentive à qui se plaindre du mauvais temps, de la colère de Manaan, du prix du pain et de la bière, ou de la lourdeur des impôts. Et si les grands de ce monde auraient pu crier leur effroi devant un tel brassage entre le petit peuple et ses gouvernants, pour les hobereaux des marches de l’Empire, là où le sang norse était tout aussi présent que celui des fils de Sigmar, ce n’était qu’un comportement naturel. Tous, du plus humble des paysans au comte électeur lui-même, devait un jour ou l’autre subir le courroux des dieux et prendre les armes pour défendre son lopin de terre. La Tempête du Chaos n’avait pas fait de différence entre nobles et petit peuple, rappelant à tous les conditions douloureuses de la vie loin d’Altdorf.
Or, dans le même temps, c’était précisément dans la capitale de l’Empire qu’Erik avait passé la majorité de son existence, et à vingt ans à peine, il avait plus connu les tours du Collège Flamboyant que les plaisirs simples d’une existence en bord de mer ou de fleuve. Aussi, maintenant qu’il était adulte, il goûtait au bonheur de quitter son existence de reclus et de retrouver une partie de la liberté perdue de son enfance. Bien sûr, il ne regrettait pas d’avoir rejoint les rangs des pyromanciens impériaux : il préférait nettement manier les flammes que brûler sur un bûcher. Cependant, la parcelle de jeunesse débridée en lui regrettait secrètement de ne pouvoir mener une vie normale, et en se promenant sur les quais de cette manière, il avait l’impression d’être un simple voyageur parmi tant d’autres.
Pour autant, les regards interloqués de ceux que lui et sa comparse croisaient se chargeaient de lui rappeler que ce n’était qu’une illusion, et qu’il ne serait jamais comme les autres. Il ne serait jamais un simple voyageur, tant ses cheveux rouges feu et son attirail improbable le désignait comme un magister aux yeux de tous. Quand bien même il eut décidé de porter des vêtements du commun et d’abandonner son bâton, il eut été impossible de cacher sa vraie nature : le contact prolongé avec Aqshy avait donné à sa pilosité une couleur étrange, presque carmin, et ses cheveux semblaient onduler tels un brasier permanent. Roux à la naissance, il avait pourtant eu tout le loisir de constater le changement en lui, certes moins brutal que pour certains de ses camarades bruns ou blonds qui se réveillaient un matin avec une nouvelle pigmentation, brutalement. Les arts de la sorcellerie prélevaient toujours leur dû sur leurs praticiens, quels qu’ils soient.
D’un autre côté, cette apparence étrange pouvait s’avérer être un avantage non négligeable dans la quête de réponses que le jeune homme allait entreprendre. En effet, on mentait nettement moins avec la peur au ventre, et à défaut de prendre plaisir dans l’intimidation de ses semblables, Erik reconnaissait que la vision singulière qu’était sa personne avait quelques avantages indéniables. Cependant, il ne suffisait pas de se reposer uniquement sur un tel facteur, au demeurant très aléatoire. Non, pour trouver le Lotus Doré, il fallait mettre toutes les chances de son côté, et donc faire appel aux Vents de magie pour parvenir à ses fins. En cela résidait l’intérêt de se procurer un miroir, car c’était un ingrédient essentiel pour ce qu’il allait tenter de faire.
Avisant un marin ayant l’air à peu près sobre qui fumait la pipe près de son navire sous les rayons d’un soleil qui avait décidé de se montrer agréable aux hommes ce jour-là, Erik s’avança vers lui, et tout en marchant, commença à attirer à lui Aqshy. Il s’arrêta un instant, ferma les yeux et se plongea dans les méandres de l’Aethyr pour lancer un sort qu’il venait de maîtriser quelques jours seulement avant son départ. L’idée était de tirer profit de la nature énergique, bienfaitrice du Vent rouge pour se constituer une aura familière, charismatique, propre à agir insidieusement sur les autres vivants pour leur paraître plus avenant qu’à l’accoutumé.
Néanmoins, il reprit sa marche rapidement, ne sachant pas encore si son sortilège avait réussi, afin de ne pas paraître encore plus étrange aux yeux des passants, à rester planté là comme un piquet récitant des paroles inconnues les yeux fermés. Il y avait une limite à la tolérance que les petites gens éprouvaient pour le surnaturel, et Erik ne tenait pas particulièrement à l’entamer dès à présent.
D’une voix qu’il voulait assurée, le magister déclara au marin qui se tenait à présent devant lui :
« Hola, mon brave, vous me semblez homme à connaître les endroits agréables du coin ! Un ami m’a recommandé un certain Lotus Doré, où je dois le retrouver. Vous devez le connaître, non ? »
Pas de question directe, mais une affirmation directe destinée à boursoufler un peu plus l’ego aviné de l’homme, avec l’espoir que se présenter comme un vieux loup de mer au courant de toutes les bonnes combines serait suffisant pour l’appâter et le convaincre de donner ses renseignements sans barguigner.
A force de traîner avec un expert en boniment, Erik avait appris quelques petits trucs sur la façon d’aborder les habitants de Marienburg…