Cependant, pour les simples humains aux capacités visuelles bien moins développées que celles des elfes, l’aide d’une lampe était nécessaire pour se déplacer dans la pénombre du crépuscule, sous un ciel lourdement voilé par d’inquiétants nuages. Si la pluie avait jusqu’ici épargné Koliipulo tout au long de la journée, le vent qui soufflait par rafales désagréables et froides et les bruits lointains de tonnerre qui se rapprochaient auguraient un déluge prochain. Par chance la ville avait été conçue de manière à ne pas avoir à craindre de crue de la rivière Kolipuura, dont elle était suffisamment éloignée.
L’activité en cette fin de soirée était normale pour le village forestier. La petite communauté était très pauvre et ne disposait que de deux ressources principales, que se partageaient les deux moindres maisonnées présentes, à savoir le bois pour la maisonnée Elina et les produits de la chasse, telles que les fourrures, les peaux et la viande pour la maisonnée Rol’mes. Les revenus de ces deux activités étaient très faibles, tout juste suffisants pour permettre aux elfes noirs du village de vivoter, mais en aucun cas assez élevés pour leur donner une importance quelconque. A vrai dire, pour de la plupart de leurs congénères citadins, les seuls vrais nobles étaient ceux des grandes cités. A leurs yeux, le premier Noble venu pouvait facilement se tailler un fief sur le territoire accidenté et largement inexploité de Naggaroth, mais cela était un signe de faiblesse, de refus de la concurrence présente dans les grandes villes. Pourtant, en réalité, le village de Koliipulo n’était pas un nouveau fief créé par un nobliau avide de pouvoir, mais datait de la Déchirure, et de l’établissement des deux maisonnées moindres dans cet endroit.
Que les druchiis des villes aient ou non raison, la vie forestière des maisonnées mineures Rol’mes et Elina n’était pas simple, et leur influence au mieux très limitée. Si, contrairement à leurs collègues citadins, ils ne risquaient pas grand-chose des assassins ou des intrigues politiciennes dont ils étaient relativement à l’écart, leurs conditions de vie étaient précaires. Entre elles, et bien qu’elles s’envient respectivement, les deux maisonnées nobles de Koliipulo ne s’étaient plus affrontées depuis des siècles. L’entente n’avait pas toujours été cordiale entre les deux maisonnées, chacune espérant secrètement faire main basse sur le commerce de l’autre pour espérer regagner un peu de puissance et de prestige. Mais chacune savait également que même si elle parvenait à prendre le contrôle de la totalité du village, cela ne changerait pas beaucoup les choses. Pire, un affrontement avait plus de chance d’affaiblir les deux maisonnées et de les déchoir définitivement. Au final, il avait paru plus sage et plus intéressant à tous de coopérer pour tenter maintenir le peu de pouvoir qui leur restait.
Dans cette société forestière relativement isolée, les esclaves étaient une denrée essentielle, encore plus vitale qu’en ville. Pour survivre à Koliipulo, les druchiis autochtones devaient maintenir un niveau de production. Et pour cela, tant les tanneries des Rol’mes que la scierie des Elina avait besoin d’esclaves en nombre suffisant. Sans compter les esclaves domestiques que tout noble digne de ce nom se devait de posséder. Malheureusement, loin des villes, le cours de cette marchandise vivante était élevé, car les approvisionnements étaient plus rares, et généralement de moindre qualité. A cela il fallait ajouter la pauvreté relative du village, qui excluait pour ses habitants la possibilité de toute dépense somptuaire. En conséquence, la gestion des esclaves était la clef du pouvoir. Il fallait se montrer ferme et cruel avec eux, pour être digne de son rang de maître naturel et s’assurer qu’ils travaillent bien, mais il fallait également veiller à ne pas stupidement les massacrer ni les faire mourir au travail. Ainsi, depuis longtemps, un système ingénieux de groupes de nuit et de jour qui travaillaient en alternance assurait que la scierie et les tanneries fonctionnent bien vingt-quatre heures sur vingt-quatre et chaque jour de l’année, sans user trop vite les esclaves, qui pouvaient se reposer pendant que l’autre groupe travaillait.
En cette fin de soirée, justement, un esclave humain, lanterne à la main, courait dans les rues, descendant depuis les riches demeures des maisons nobles vers la caserne Sydon au Sud-Ouest du village, la plus proche du fleuve. Arrivé à l’entrée du long bâtiment aux murs de pierre, et bien qu’essoufflé, il adressa quelques mots à un garde qui le toisait d’un air méprisant. Ce dernier ne répondit pas, mais le laissa pénétrer à l’intérieur, puis ressortir dans la très grande cour intérieure du bâtiment, qui s’étendait sur plusieurs centaines de mètres de terrain plat au moins. Là se réunissait les combattants, plusieurs fois par semaine. Le minimum réglementaire imposé était de quatre fois par semaine, la nuit, mais nombreux étaient ceux qui fréquentaient le bâtiment plus fréquemment. Il y avait plusieurs groupes de combattants qui s’entraînaient à divers endroits. Sur les champs de tir, des arbalétriers lâchaient des volées de carreaux en direction de cibles ou de mannequins, sous la stricte direction d’un vieux vétéran à l’œil affuté. Plus loin, d’autres groupes s’entraînaient au maniement des armes, épées ou lances, individuellement ou au sein d’un détachement. Enfin, tout au bout du champ d’entraînement, un petit groupe de nobles à l’écart semblait bénéficier d’un accompagnement et d’une formation plus personnalisés. C’est vers ce dernier groupe que l’esclave de dirigea résolument, en faisant bien attention à ne déranger personne en chemin.
Par chance pour lui, la plupart des druchiis l’ignorèrent complètement, et les rares qui lui prêtèrent attention furent vite rappelés à l’ordre par leurs instructeurs qui ne toléraient aucune distraction pendant leur entraînement. L’esclave humain parvint donc à atteindre sa destination sans incident. Il dût néanmoins encore attendre plusieurs minutes avant que les précepteurs qui encadraient les jeunes nobles du village ne daignent interrompre leurs cours particuliers et laisser le messager transmettre son message.
L’homme, barbu et blond, approchait la quarantaine et paraissait bien bâti, il avait autrefois été un fier guerrier norse écumant les mers sur son drakkar avant de croiser la route d’un vaisseau corsaire elfe noir. C’était un esclave domestique de la maison Elina, comme la rune imprimée au fer rouge sur sa poitrine nue par-dessus ses nombreux tatouages le laissait deviner. Il portait pour seuls vêtements un collier d’esclave et un pagne. Regardant fixement les pieds de ses maîtres, comme il y était habitué, il s’adressa d’un ton respectueux aux deux fils de la famille qui le possédait, en reikspiel –langue qui était utilisée pour communiquer avec les esclaves- :
-Maîtres Maxkrin et Hyuo, votre père le chef de famille réclame votre présence dans la demeure familiale. Il a des affaires urgentes dont il doit vous entretenir. Je n’en sais pas plus.
L’aîné des frères Elina se tourna vers Hyuo et lui fit signe. Puisqu’ils étaient convoqués par le chef de la maisonnée, leur père, autant ne pas le faire attendre. Quand aux nobles de la maisonnée Rol’mes qui s’entraînaient à quelques pas d’eux et qui n’avaient pas manqué une miette de la conversation, ils avaient l’air intrigués. Assurément, ils auraient aimé en savoir plus sur cette réunion de famille des Elina, mais ils ne pouvaient pas espérer en apprendre plus pour l’instant et retournèrent donc bien vite à leur entraînement tandis que les deux frères rejoignaient leur maison, suivis respectueusement par l’esclave messager.
Une fois arrivés dans la salle à manger, les deux fils purent constater que la totalité des leurs étaient présents autour de la grande table, soit une vingtaine de druchiis en tout, pour la plupart des cousins et cousines. Leur père trônait en bout de table, à la place du chef de maisonnée, sa femme à ses côtés, directement à sa gauche. Le siège à sa droite était réservé à celui dans lequel tous les espoirs de la famille reposaient, Maxkrin. Hyuo, lui, devait se contenter d’un siège aux côtés de sa « mère », soit à la cinquième place dans l’ordre d’influence, derrière un de ses oncles en plus de sa famille proche. En effet, Hyuo était très jeune et il n’avait encore rien prouvé, ce qui expliquait sa position.
Le chef de la maisonnée Elina prit alors la parole :
-Bien, maintenant que nous sommes tous réunis, nous pouvons commencer. Je ne reviendrais pas sur la situation de notre maisonnée, chacun ici en est très conscient. Par chance, il s’est présenté récemment une série d’opportunités qui nous permettrons peut-être de nous renforcer, si nous parvenons à les saisir et à les exploiter correctement.
D’une part, la Grande Maisonnée Likthonen exige de nous un petit contingent dirigé par un fein. Comme vous le savez, notre situation géographique est le fruit d’une dispute entre maisonnées majeures, et deux Grandes Maisonnées de Clar Karond, celle des maîtres des bêtes et celle des dirigeants de la flotte, convoitent notre fief. Par chance jusqu’ici ils n’ont pas agi, considérant sûrement les enjeux trop faibles pour valoir la chandelle. Les Likthonen n’ont pas précisé pourquoi ils avaient besoin de nous, mais il y a une forte chance que leur mission soit liée à cela.
D’autre part, la Moindre Maisonnée Soume qui est notre alliée a récemment subi un terrible revers. Pour des raisons que je ne détaillerai pas, elle a fait appel à nous et réclame une aide. Je pense leur envoyer un fein* pour s’en charger.
Enfin, et c’est non moins important que ce qui précède, depuis quelques temps des problèmes d’approvisionnement importants ont plombé nos relations commerciales. Or le commerce du bois nous est vital. Il nous faut à tout prix régler ce problème, et là encore je compte envoyer un fein pour s’en occuper. En effet, la famille qui est notre partenaire commerciale n’est pas noble, c’est donc à nous de nous occuper de cela si nous ne voulons perdre à la fois nos revenus et la face aux yeux de tous en étalant notre incapacité à protéger nos partenaires commerciaux.
Je donnerai individuellement et ultérieurement les détails supplémentaires aux fain qui seront chargés des différentes missions. Pour l’instant, y a-t-il des volontaires, et pour quelle mission ?
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