Aucun Druchii ne vit à Naggaroth par choix. Si autour de la planète, les Elfes, les Nains et les Humains se battent et se sacrifient bien volontiers pour défendre leur patrie, le sol qui les a vu naître et qui assure leur subsistance, les sujets du Roi-Sorcier ont appris à haïr leur terre d’exil — ils détestent la flore et la faune avec lesquelles ils doivent composer. Presque tous les fruits sont toxiques, et les grains et cépages ramenés d’Ulthuan peinent à produire assez de nutriments pour eux tous. Tous les animaux sont une variété de prédateur féroce ou de proie vénéneuse. La mer est parcourue d’icebergs et de banquises acérées la moitié de l’année, et l’autre, les nuages sont noirs et grondent de tonnerre. Une belle journée, à Naggaroth, c’est une journée grise où il n’y a ni averse, ni tempête, ni grêlons.
Karond Kar est bâtie sur une île. Ses esclaves ne sont pas gardés par des murs d’enceintes ou du fil de fer — même s’ils s’enfuyaient, où iraient-ils ? Il n’y a que du vide pour des jours et des jours de marche, et le ciel, il appartient aux Harpies.
Il n’était donc que justice qu’Ahmès ait à subir l’ignominie que son espèce réserve aux singes.
Les humains lui avaient sauvé sa vie. Il se souvenait qu’à six, ils l’avaient porté dehors, puis dans un autre gros bloc de tôle et de bois surpeuplé, et on l’avait entraîné dans un escalier jusque dans un sous-sol fort sombre. On l’avait attaché au lit avec des cordes en chanvre, puis, on l’avait recouvert in extremis de bandages.
Une vieille femme était arrivée. Une humaine fort ancienne, laide, ridée, aux cheveux gris ébouriffés. Elle avait posé ses mains sur ses plaies, répété d’inquiétantes phrases dans un dialecte qu’il ne reconnaissait pas du tout, puis, elle s’était agenouillée et lui avait embrassé ses blessures — le contact de sa bouche calma immédiatement et la douleur, et l’hémorragie. Et c’est par miracle, et surtout leur intervention, qu’il parvint à survivre.
Il avait eu deux journées à profiter d’une convalescence. On l’avait transféré dans une pièce fermée à clé, où il avait été jeté, nu. Un pot pour faire ses besoins, de la paille pour dormir, et une assiette d’un gruau épais et fade deux fois par jour pour se requinquer — à boire et à manger, juste assez pour survivre. Personne n’avait pu lui expliquer qui ils étaient, ni ce qu’on lui avait fait, ni même dans quel but. Il avait juste vaguement entendu un nom à travers les phrases en reikspiel, de celui qu’il devinait être le prêtre de Manaan dirigeant la bande armée de bâtons : Falberg.
Puis, on avait ouvert la porte, ils étaient entrés à quatre, et on l’avait recouvert d’un sac en toile sur la tête, et recouvert son corps d’une toile épaisse et pelucheuse, comme de la laine qui n’avait même pas été grattée. On l’avait trimballé un peu partout, à pied, puis sur une charrette où il avait pu être ballotté de droite à gauche par le roulis des essieux.
Quand on lui retirait le sac, on le jetait à l’intérieur d’une cage en fer oxydé de rouille brune, au milieu de nulle part. À l’intérieur de la cage, il y avait un abreuvoir pour chevaux rempli d’eau, et une petite caisse puante qui contenait du poisson saumuré.
Un gros costaud chauve avec un insigne de Manaan autour du cou expliqua que quelqu’un allait passer, et lui souhaita bon courage. Ils refermèrent la cage, remontèrent sur la charrette tractée par un âne, et voilà qu’Ahmès avait pu passer une nuit entière, dans le froid, à regarder au loin les harpies danser autour du donjon de Karond Kar. Et rien d’autre.
Pour l’heure, les monstres ne l’avaient pas encore remarqué.
Le lendemain, vers la fin de matinée (Comment avoir l’heure exacte quand on ne voit même pas le soleil ?) , quelqu’un arriva bien d’une de ces routes abandonnées qui menaient à Karond Kar. Ahmès ne l’entendit pas vraiment arriver ; la personne ne marcha même pas sur un bout de bois à faire craquer sous ses pattes, une erreur commise par trop de proies.
Étonnamment, la silhouette était seule. C’était fort suicidaire de sa part — les Harpies sont charognardes, et lâches. Elles aiment attaquer les êtres esseulés plutôt que de se risquer à se mesurer à un groupe. Mais non, ne craignant ni leurs serres ni leurs dents, la voilà qui se dirigeait tout droit vers la cage, tandis que l’assassin découvrait un peu plus de détails sur elle.
C’était une humaine, de petite taille, avec de longs cheveux noirs un peu sales. Un visage plutôt jeune, fin de la vingtaine, qui était couvert de cicatrices et d’hématomes récents. Habits sombres, légèrement déchirés, mais avec de gros gants en coton et en cuir tanné qui semblaient eux bien entretenus.
Le plus étonnant, c’est quand elle ouvrit la bouche :
Elle parlait parfaitement le druhir. Elle maniait cette langue étrange et complexe comme si c’était son parler maternel.
« En voilà un Elfe chanceux. Il est rare que nous permettions à ceux qui errent n’importe où de s’envoler avec toutes leurs plumes. Même s’il faut admettre que Falberg a le chic pour l’hospitalité. »
Et ayant dit ça, elle toqua sur un des barreaux de la cage.
« Le Maananite m’a dit que tu avais prononcé un mot important. Assassin. Est-ce vrai ?
Depuis quand une lame de Khaine implore des singes pour sa vie ? »
Et elle offrit un grand sourire goguenard en attendant l’explication du tueur.