« Oh vous pouvez garder vos armes sans aucun souci, mademoiselle ; En revanche, au déplaisir de me trouver insistante… Ma maîtresse préférerait que l’entrée au reste du bâtiment demeure… Exclusive. »
Akisha insiste — elle dit que Nokhis peut être insistant, ce qui fait grimacier Vateci. Mais là, la réceptionniste garde le même petit sourire, qui devient petit à petit un peu plus figé. Alors, elle réfléchit un peu plus à la tournure de ses phrases, et paraît un peu plus gênée.
« Hmm, ceeertes… Néanmoins, au déplaisir de… Me trouver insistante… Il serait plus confortable pour vous de pénétrer dans les lieux seule… Maiis, je vous assure, votre domesticité sera bien à l’aise elle aussi, elle aura de quoi se détendre, et- »
-et en fait, la fille Drakilos commençait à comprendre ce qui se jouait avec des jolies politesses. Tout ceci n’avait rien à voir avec Nokhis ; on essayait, pour une raison ou une autre, de la séparer de ses gardes.
Pourtant, que son épée demeure au fourreau était là une chose un peu plus étrange. Au Bréa, le grand Malsydrior force tout le monde à remettre ses armes comme si son rade répugnant était un sanctuaire. Ici, le fait qu’on ne juge personne comme assez dangereux pour être désarmé relevait ou de l’excès de confiance, ou au contraire d’une arme cachée — on ne s’attendait pas à une résistance armée de la part des invités.
Plutôt que de faire un scandale et de rester campée sur ses positions, Akisha décida de brosser la petite Aimine dans le sens du poil. Elle congédia ses deux suivants ; alors, l’Elfe va-nu-pied donna quelques instructions en reikspiel à un singe, un ordre de préparer un divan pour deux et de faire remonter une bouteille de vin. La contre-maîtresse signifia son approbation d’un signe de tête, et voilà qu’ils pouvaient déguerpir, guidés par un humain mâle bien peu vêtu, et toujours avec ce même bandeau qui recouvrait ses yeux et entourait ses tempes.
« Il est fort dommage que vous m’annonciez votre intention de ne pas demeurer ici très longtemps ; Nous avions la chance d’avoir un chante-lune qui offrira une représentation ce soir, et avec les quelques troubles récents — vous avez vu la dégaine de notre bon maître d’hôtel, beau Firael, obligé de se vêtir tel un sombretrait ! — nous ne nous attendons pas à beaucoup d’invités.
Une de votre marque, vous seriez chouchoutée. Je ne peux m’empêcher d’entretenir l’espoir que vous acceptiez de déplacer très légèrement vos obligations familiales. »
« Entretenir l’espoir ». Aimine parlait d’une toute petite voix fluette, aussi doucereuse que le Firael qui avait servi de portier ; son vocabulaire relevait presque de l’amour courtois des singes de Bretonnie — copie plus grivoise des soporifiques poèmes de Lothern.
La mention d’un chante-lune présent dans le bâtiment, en revanche, avait tout de même de quoi sacrément surprendre Akisha. Les chantes-lunes sont des artistes de la voix, capables, par un mélange d’illusion, de travail et de talent, de raconter de grands récits classiques rimés, parlant des Dieux et de l’histoire du peuple Elfe.
Seul souci : Des chantes-lunes, il n’y en a pas chez les Druchii. Il y en a chez les Asurs, dans toutes les cours de leurs Rois, et il y en a probablement chez les Elfes Sylvains d’Elthin Arvan, mais certainement pas parmi les sujets de Malékith. Les chants appréciés à la cour du Roi-sorcier sont plutôt des chants de régiment, des chorales, certainement pas des scénettes individuelles.
Pas sûr qu’un Elfe Noir orthodoxe apprécie d’entendre que ce genre d’artistes pratiquait à Karond Kar.
Pas sûr non plus qu’il ne soit pas un peu curieux, malgré tout…
La réception dépassée, Akisha entra par une lourde double-porte à l’intérieur d’un immense hall qui ressemblait à celui d’un palais. Il y avait de la bonne pierre au sol, des escaliers en marbre partout, des fleurs roses, rouges et jaunes à l’intérieur de pots de bronze suspendus, et surtout, un plafond en ogive sur lequel on avait peint une fresque aussi somptueuse que disproportionnée ; on représentait une immense femme Elfe, nue, ses longs cheveux noirs tombant en tresses devant sa poitrine et jusqu’à ses genoux, toute entourée d’autres Dieux du panthéon qui l’entouraient et s’agenouillaient devant elle, contorsionnés des poses suggestives — Dame Atharti réduisait les hommes comme les femmes, divins soient-ils, à l’état de soupirants suppliants : Kurnous en peau-de-bête voyait sa pudeur dépasser de sa fourrure, Isha la pleureuse embrassait ses pieds, Lœc sa cuisse, Hekarti se trouvait dans son dos, une main contre le ventre de sa sœur jumelle, et ses lèvres dans son cou.
Le peintre n’était pas complètement suicidaire pour autant. Parce qu’alors que le regard d’Akisha se perdait au plafond, elle remarqua deux grands absents. Khaine et Asuryan ne faisaient pas partie du gynécée d’Atharti. Le second étant l’ancêtre revendiqué par Malékith, et le premier le Dieu absolu de Naggaroth, ça aurait été en effet fort peu prudent.
« L’Oisellerie est une église », dit Aimine d’une petite voix qui résonna pourtant dans un léger écho à cause de ce plafond beaucoup trop circulaire, après avoir aperçu la jeune noble en train de trop zieuter l’œuvre d’art. « C’est un Temple à la gloire de la Dame du Désir.
Je suis un peu une prêtresse, d’ailleurs, si vous souhaitez que je soulage votre âme tourmentée. »
Elle avait dit ça d’un ton taquin, avec, encore, ce satané sourire malin en coin.
Elle indiqua à Akisha de la suivre, et les deux empruntèrent un de ces grands escaliers de marbre qui allaient tous dans des directions différentes. L’ambiance fut alors plus feutrée, même si on entendait encore la musique lointaine qui se réverbérait trop bien avec une acoustique beaucoup trop bien pensée. Voilà qu’elles longeaient un couloir où on avait posé des tapis sur des parquets, et mit plein de broderies sur les murs — de longs pans de drap où on avait dessiné des animaux, terrestres, marins, volants, et des fruits et des plantes de tous les continents.
« Nous avons un restaurant — nous offrons une carte qui change régulièrement, selon l’esclave que nous avons comme cuisinier. Si vous désirez manger ici ce soir, sachez qu’on sert du paon. Nous avions prévu du zèbre, mais nous manquons d’invités.
Vous savez ce qu’est un zèbre ? C’est une sorte de cheval blanc et noir, tout rayé. C’est absolument adorable ! Vous voulez aller voir à quoi cela ressemble ? Nous avons même une panthère — ma maîtresse attend qu’il commence à l’ennuyer pour récupérer sa fourrure, elle gardera la moitié pour elle-même et l’autre sera offerte à l’épouse du Drachau. »
La réceptionniste semblait toute fière d’elle-même, assurée d’épater ainsi Akisha. Et qui aurait pu croire que telle richesse était cachée dans le quartier le plus répugnant de Karond Kar ? Même à Naggarond, on ne devait pas avoir une panthère à aller voir.
Probablement qu’en plus, Aimine cherchait à gagner du temps. Elle ne put s’empêcher de faire passer Akisha par le restaurant. C’était une petite pièce assez petite : il devait y avoir de quoi faire une vingtaine de couverts, mais l’endroit était très chic. Bien éclairé avec des lanternes partout, un candélabre servi de bijoux au plafond, et, le long des murs, tout un tas d’artefacts pillés aux quatre coins de la terre entière — il y avait un bouclier d’héraldique Bretonnien, un masque d’une tribu des terres du Sud, une tapisserie qui représentait un arbre généalogique d’une famille impériale, un casque de chevalier-dragon à la visière éclatée, son propriétaire ayant dû avoir la moitié de son visage arraché.
Finalement, la réceptionniste décida d’achever cette interminable visite, dans laquelle Akisha faisait un peu tâche — ses grosses bottes boueuses avaient cessé de laisser des empreintes derrière elle depuis un petit moment maintenant.
La toute petite Elfe toqua devant une petite porte. Quelqu’un l’ouvrit, et voilà que la fille Drakilos pouvait être enfin reçue par la maîtresse des lieux.
On ne la recevait ni dans un bureau, ni dans une étude, ni dans un salon. On la recevait dans une chambre, un vrai endroit où on pouvait dormir — la preuve, il y avait un grand lit, dans lequel une femme était avachie, vêtue seulement d’une robe de chambre violette entrouverte, un tas de papiers partout à côté d’elle, un esclave agenouillé par terre à côté qui soulevait au-dessus de lui une tablette sur laquelle on avait posé des plumes et un encrier.
Vyrin la marâtre était en train d’écrire, à toute vitesse, tout en se prélassant d’un air bien relâché.
« Vous savez que vous auriez pu vous annoncer avant — je vous aurais reçue de manière plus protocolaire », dit Vyrin alors même que les deux venaient d’entrer, à toute vitesse, et sans même lever les yeux de sa paperasse. « Mais enfin ; Aimine n’a pas manqué de vous faire son petit tour ? Vous trouvez ça joli ? Elle est belle ma panthère, pas vrai ?
– Heu… Maîtresse Akisha a décliné l’offre…
– Aw. »
Vyrin leva les yeux à cette nouvelle, les sourcils obliques et en faisant la moue. Elle avait l’air triste et déçue. Mais pas de façon sarcastique — c’est comme si elle avait vraiment souhaité qu’Akisha aille jeter un œil à sa ménagerie.
« Mais allez-y ; je suis occupée présentement, mais ne restez pas là !
Venez vous allonger ! »
Un esclave, un garçon blond et dodu, attrapa les papiers qui étaient à côté de la marâtre. On offrait pas un siège ou un fauteuil à Akisha ; on lui offrait d’aller se prélasser comme ça à côté de la propriétaire.
Aimine, en tout cas, ne se gêna pas. Elle arriva au bord du lit, Vyrin leva ses jambes, et lorsqu’elle les reposa, ce fut sur les genoux de la réceptionniste.
« Vous avez bu ? Vous avez faim ? Bon sang, mais vous avez l’air toute pâle ! Vous êtes malade ? Oh, ma pauvre petite fille… Je vais faire monter un peu de cognac — Helmut ! Cognac ! Ou alors non — non non non, vous préférez autre chose peut-être ? Qu’est-ce que vous aimez boire, qu’est-ce que vous aimez manger ?
Ici, je réponds aux désirs de tout le monde. N’importe lesquels. »