« Ah… Donc en fait, si j’ai bien tout compris, tu souhaites prendre à ton crédit mes meurtres. »
Il resta un petit instant à observer son garçon droit dans les yeux, avec son sourire bien condescendant.
Mais il ricana, et s’arrêta tout de suite après.
« Soit — tu es le maître à bord. Tu ne souhaites plus de mon aide en personne ; c’est là quelque chose que j’approuve, et que je respecte.
Je resterai dans cet appartement, je te servirai de médecin et je vais aiguiser tes lames et préparer tes poisons. Entendons-nous bien ; si tu terminais cette mission, je serai fier de toi, et tu deviendras mon pair. Mais si tu échoues, et que tu m’as dit refuser mon aide, je ne viendrai pas te sortir du cachot, ou te tirer d’un mauvais pas. Tu pourras souffrir des conséquences que tu connais.
Accepter ce risque, c’est prouver que tu es un homme. Mais il n’y aurait pas de mal à demeurer un simple garçon. C’est un moment important de ta vie. Tu as des choix à faire. »
Et il posa une main sur la tête de son élève, et lui ébouriffa les cheveux au sommet de son crâne.
La petite Elfe Cyssa garda son air stoïque et impavide, et à la demande d’Ahmès, trouva le courage de hocher négativement de la tête, en tournant son menton à droite puis à gauche.
« Ce genre de requête n’est pas de mon ressort. Dame Trathil pourrait le faire, mais il est nécessaire que vous lui demandiez et qu’elle approuve.
Rayth Uroxis est une des seigneuresses les plus puissantes de la principauté. On ne la fait pas danser comme on fait danser les Lucari. »
Trois jours étaient passés depuis la nuit de jeu. Trois jours à rester terré dans l’appartement, chouchouté par Masthel qui lui préparait les repas et lui raccommodait ses grosses blessures.
L’assassin était dans un mauvais état ; œil au beurre noir, hématomes sur le corps, grosse fatigue, il avait malgré tout, dans sa fuite, échappé au pire. Il n’avait ni lacérations, ni entailles vraiment profondes. Il avait connu des punitions pires. Son ego était plus touché que sa carcasse.
Mais il avait juré à son maître de se rattraper, et le maître était disposé à le croire. Alors, pendant trois jours, Ahmès avait pu librement faire de l’exercice, s’entretenir avec des échauffements du corps, se rééduquer en exerçant ses cuisses et son cœur.
Aux dires de Masthel, qui sortait dehors, l’ambiance s’était dégradée dans le Placître. Des dizaines de rumeurs inextricables abondaient dans les débits de boissons et au milieu des esclaves. Des choses assez loufoques et difficiles à comprendre ; des histoires comme quoi Akisha Drakilos était devenue l’amante de l’archontesse des arènes, ou que Lokhir Fellheart souhaitait raser une grosse partie du bidonville où les esclaves vivent en semi-liberté pour construire une grosse statue de Mathlann dessus. Le vieil assassin avait croisé des dizaines de groupes de corsaires qui se promenaient avec des armes, et entendu parler de quelques règlements de compte, sans pour autant savoir qui était en train de trucider qui.
L’attaque de l’entrepôt Lucari avait bel et bien provoqué quelque chose en ville — mais quoi ? Ça, c’était impossible de le savoir.
Cyssa parvint à fixer un rendez-vous entre Ahmès et dame Trathil. Un lieu avait été choisi : un coin pourri au milieu du pire quartier de la ville, peut-être plus discret que se rendre chez elle ou son grand-frère. Ahmès devait s’y rendre seul, et il n’était pas conseillé de faire attendre une fille de grande maison dans un cloaque pareil…
L’assassin quitta l’appartement qui lui servait d’abri aux aurores. Il traversa une grande partie du Placître, qu’il commençait un peu à connaître, et arriva en début de matinée au milieu de la cité aux esclaves.
À Karond Kar, il y a tellement de singes et de serfs, qu’il est impossible, et même néfaste pour les propriétaires de tous les surveiller et les enchaîner. Karond Kar était une île, au ciel couvert de harpies de surcroît, il n’est de toute façon pas nécessaire de les parquer dans des entrepôts — où iraient-ils s’enfuir ?
Dans n’importe quelle ville Druchii, on se débarrasserait des esclaves trop faibles, trop idiots ou trop laids pour avoir une fonction en les sacrifiant ou en les égorgeant. À Karond Kar, ville dont l’unique export est l’esclave, ça serait un gâchis. Il est plus profitable de juste lâcher les esclaves au milieu de nulle part et les laisser se débrouiller. Quand un agioteur négocie une grosse commande, des Elfes débarquent et en raflent au hasard, avant de partir prestement. Autrement, ces serfs sont étrangement libres.
Ahmès se mit à découvrir, petit à petit, un lieu comme il n’en avait jamais connu. Des humains sans chaînes qui, oisifs, attendaient sur des bancs, et le dévisageaient de loin en le surveillant. Des bâtiments fait de bric et de broc, de maisons en bois coupé de façon sauvage et arrangé à la va-vite. Combien il y avait de singes et d’autres races, dans cette ruche ? On racontait que les esclaves avaient leurs propres petits-chefs, leurs propres chapelles — où trouvaient-ils la nourriture et les médicaments pour survivre ainsi ? Qui tolérait telle façon de faire ? Plus étonnant encore, Ahmès découvrait, en levant les yeux, des toits avancés où il découvrait des lances dardées liées à des chaînes rouillées.
C’était des armes contre les Harpies. Les esclaves s’étaient discrètement militarisés, sans provoquer immédiatement la terrible réaction des Surveillants-des-Chaînes, cette milice locale que le Khainite avait pu découvrir à l’œuvre au Colisée…
L’adresse que lui avait donnée Cyssa était une sorte d’auberge. Ahmès eut le réflexe d’en faire le tour ; il vit un attelage au loin, gardé par un simple Druchii les bras croisés, le dos contre un essieu de la voiture : probablement le véhicule avec lequel la noble était arrivée. Il ne vit rien d’autre qui pouvait lui faire craindre une embuscade.
Il entra à l’intérieur.
L’auberge était une rade assez insalubre. Pas de fenêtres, et pas de bougies pour éclairer, la cire coûtant probablement bien trop cher. On voyait que dalle, et il régnait dans l’air un parfum très fort de viande en train de cuir et d’alcool qui prenait aux narines. Presque aucun client à cette heure-là, mais il y avait une table avec un humain au visage de couleur jaunâtre et aux yeux bridés qui discutait avec un Nain ; les deux cessèrent leur conversation sans se retourner alors qu’Ahmès pénétrait à l’intérieur.
Le taulier se présenta alors en quittant la porte de la cuisine.
En fait, Ahmès l’entendit arriver avant de le voir. Parce que le parquet fait en planches de bois craqua et vibra un peu.
L’aubergiste était un putain d’Ogre.
Énorme, avec de grosses moustaches bien coupées et un costume bizarrement « bourgeois », coloré, même si ses manches étaient taillées pour présenter ses gros bras de bonhomme. Il était aussi grand que large, gras et costaud à la fois, et nul doute qu’il pourrait sécher le Druchii en face de lui juste avec une claque.
Il renifla du nez, et grogna.
« V’là un autre longue-oreilles ; C’est toi qu’est attendu ?
Tu vas par là, tu t’assois, tu dis ce que t’as à dire et tu te casses. Hop hop hop. »
Il pointa une autre partie de la salle avec son gros doigt boudiné. Puis sitôt Ahmès l’ayant dépassé, il cogna une éponge sur le bar et commença à récurer.
Au fond de la-dite salle, il y avait effectivement une table, avec trois silhouettes encapuchonnées. L’une d’elle lui tournait le dos ; elle se retourna en découvrant Ahmès, se leva, et alla poser ses fesses contre une porte qui menait vers une autre pièce, peut-être des toilettes ou une remise. Une autre des silhouettes indiqua au nouvel arrivé de s’asseoir sur le tabouret maintenant dégagé.
Sitôt assis, Ahmès entendit un « clic ». La silhouette en face de lui, à droite, leva sa tête, et on découvrit alors un visage d’Elfe caché dessous.
« Garde tes mains sur la table à chaque instant. Les deux bien en évidence.
Tu cherches un truc dans ton manteau, tu te lèves sans qu’on t’en donne l’ordre, ou même tu te grattes simplement le nez, et je te transforme en femelle. Compris ? »
La silhouette en face, mais à gauche, leva également sa tête — et Ahmès reconnut une Trathil Alethi bien différente. Elle avait toujours son air altier, ses joues creuses et ses cheveux blancs, mais elle n’était pas maquillée, et vêtue comme un garçon.
Elle était en train de fumer, exhala l’air de ses poumons en plein dans le visage de l’assassin, et elle se mit à grogner d’un air acerbe.
« J’ignorais qu’il était dans l’habitude des enfants de Khaine de décevoir les clauses de leur contrat, surtout quand elles étaient fort simples comme les miennes…
Espèce de sale petit con. Je vous avais dis de ne pas vous faire repérer, et surtout, de ne pas laisser de putain de message. Maintenant, Lhunara Lucari est enfermée dans le palais du Drachau et d’après mon agent en place à la cour princière, elle va être envoyée à travers les mers pour servir d’amirale. Et moi, je dois gérer un putain de bordel tandis que Skaris et Lokhir se doutent de quelque chose à mon encontre.
Vous avez intérêt à me trouver une putain de bonne raison de pas vous buter et d’offrir votre cadavre aux Lucari comme rançon pour avoir la paix. »