Vouloir obtenir le nom d’un assassin, ou pire, du commanditaire, est sacrilège. S’amuser ainsi à reconnaître la patte d’un collègue, hasardeux.
Oui. Si Ahmès se trompait, il risquait d’en payer le prix. Et en tant qu’apprenti, Ahmès s’exposait à subir les plus affreuses punitions de la part de Masthel.
Un instant, un tout petit instant, son maître fronça bien de ses sourcils. Papillonna des cils. De minuscules signes qui prouvaient, c’était certain, qu’il semblait décontenancé par la courte tirade de son élève.
Mais cet instant fut bien trop fugace.
Le mentor retrouva bien vite son sourire narquois. Et il se pencha au-dessus d’Ahmès, et sa voix se fit plus rauque, et plus mesurée, tandis qu’il répondait aux suppositions bien aventureuses du jeune homme :
« C’est une hypothèse. Mais si cette hypothèse était vraie, ne devrait-elle pas t’inquiéter ?
Et si Lokhir n’avait engagé des assassins de Khaine que de manière à retrouver la lame qui a égorgé son père ? Et si tout ceci n’était qu’un piège immense ? »
Ses crocs pourraient presque briller. C’était un détail incroyable — l’âge avait touché son visage. Il était laid. Très ridé. Ses cheveux bien gris. Sa face, couverte de cicatrices, résultats de combats de rue forts violents durant lesquels il avait éprouvé sa vie. Ses vêtements étaient certes propres, à cause de la couverture de faux-nobles qu’Ahmès avait souhaité usurpé.
Mais de toute sa dégaine, c’étaient ses dents qui brillaient. Si blanches. Ça lui confiait une aura de prédateur.
« Pourquoi les Alethi ont-ils trahi les Drakilos ? Ça, ça c’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse… Mais tu vois, tu me parles d’ambition, d’appétit, de soif de pouvoir — tout ça ne m’impressionne pas. Tous les nobles en ont. Tous les roturiers en ont. Tous, du simple corsaire de fond de ruelle à Sa Majesté Malékith, ils vivent d’ambition.
Et si ce qui avait poussé les Alethi à trahir était plus personnel que ça ? Plus… minable ?
Les Druchiis se donnent des airs de créatures impassibles. Imperturbables. Mais ils restent, derrière leurs jolies parures et leurs visages fermés, des bêtes bien animales, et bien ridicules. Une histoire de coucherie. Une histoire de jalousie. Une fierté blessée. Il suffit de bien peu de choses pour te changer un Elfe.
Oui, Ahmès… Parfois les Druchiis s’attachent à des choses bien ridicules.
Tu en sais quelque chose. »
L’esclave.
Masthel lui avait offert l’esclave.
Elle était jolie. Trop humaine. Elle avait des défauts. Des taches de rousseur. Quelques cicatrices de petite vérole. Mais est-ce que ce n’étaient pas ces imperfections qui avaient attiré l’œil d’Ahmès ?
Il l’avait aimée.
Masthel l’avait saignée au-dessus de lui. Une mort rapide. L’artère fémorale, ça fait pas souffrir — et Masthel savait faire souffrir des êtres. Des fois, des commanditaires le demandaient expressément. Ils ne voulaient pas accorder à leur victime la délivrance d’un simple carreau d’arbalète dans la tête, qu’ils ne pourraient voir venir…
Mais il l’avait violée, aussi. Lentement. En prenant son temps.
Masthel aimait Ahmès. Il ne pouvait pas feindre ces sentiments-là. Il tenait à lui. Il le peignait, l’habillait. Lui avait apprit à lire, et à prier Khaine. L’avait protégé, nourri, logé, soigné, blanchi.
Mais il l’avait aussi torturé. Défoncé à coup de bottes. Et il avait violé et assassiné la femme qu’il avait aimée.
Oui. C’était d’elle qu’il parlait, lorsqu’il disait qu’Ahmès savait ce qu’étaient les sentiments minables.
Mais lui, est-ce qu’il savait ce qu’ils étaient ? Fut un temps où Masthel était jeune. Fut un temps où c’était lui, le loup juvénile qui grimpait sur les toits de Karond Kar, et qui décidait du sort des grandes familles. Elles étaient toujours là, ces grandes familles, aucune n’était tombée, peu importe le nombre de ses membres qui s’étaient vidés de leur sang dans le caniveau.
Ahmès décida de présenter ses hommages au chef de la pègre. C’était une voie comme une autre, et plus originale, il fallait l’admettre, que de se présenter à ses collègues et ses sœurs furies du culte de Khaine. Mais avant de partir, il décida discrètement d’aller gêner la Corsaire qui cherchait on-ne-sait-quoi au fond de son verre.
Il la bouscula, et présenta rapidement ses excuses. Il entendit un râle, et vit un poing se fermer. Et en se retournant, prête au combat, il aperçut mieux le visage de celle qui était prête à l’enfoncer contre le bar pour ronfler.
Elle était jolie. Plutôt jeune, aussi. De longs cheveux bien entretenus, noués dans son dos — rien que ça c’était assez parlant. Les Corsaires ne sont pas des soldats : alors même qu’ils doivent porter des casques, ils sont souvent assez extravagants pour entretenir de sacrées touffes de cheveux, sans trop prendre gare à la discipline militaire qui règne dans les Affrelances. Elle avait des joues bien dessinées, une peau lisse, et elle pourrait presque passer pour une servante bien désirable, si seulement elle n’avait pas une énorme taillade sous son œil gauche. Si seulement elle n’était pas vêtue d’une mode bien martiale, aussi. Avec son kheitan renforcé, du cuir bouilli épais partout aux endroits tendres où une lame risquerait de l’ouvrir, et un grand cimeterre au fourreau, il n’y avait pas de doute à avoir sur sa profession.
« Mais qu’est-ce tu me… »
Elle regarda Ahmès. L’observa de la tête aux pieds, bien rapidement, lui rendant le même regard qu’il lui avait prêté. Elle écouta bien ses mots, et, au final, se contenta d’un tic des lèvres dédaigneux.
Et un hochement de tête de haut en bas.
Elle approuvait ce qu’il venait de dire, et reprit son verre.
Masthel ne semblait pas avoir remarqué ce que son élève venait de faire. Ou, s’il l’avait remarqué, il choisit de ne pas en dire un mot. Les deux hommes marchèrent côtes-à-côtes, traversaient la grande salle remplie de parieurs débauchés. Ils bravaient ensemble les longs escaliers qui menaient aux étages. Bien rapidement, ils tombèrent nez-à-nez sur une armoire à glace. Un gros garde-du-corps, bien plus grand et corpulent qu’eux, ce qui était étonnant de la part d’un Elfe. On aurait dit la stature d’un Bourreau de Har Ganeth, les troupes de choc du culte de Khaine.
Bien poli, Ahmès se pencha et annonça ses intentions au semi-singe pour qu'il les laisses passer. Celui-ci ne leur répondit que d’un rire dédaigneux, et dans un druck eltharin bien laid, comme s’il était parlé par un humain, le gros costaud se contenta de les renvoyer en bas :
« Plein d’gens veulent parler aux Dents-Acérées. Mais si j’me remets pas d’vos têtes, c’est qu’vous valez pas l’coup.
R’venez quand j’aurai vos noms dans le crâne. »
Masthel se mordit la lèvre inférieure. Nul doute qu’il avait eu envie, un instant, de lui rétorquer une vacherie : du style, se demander s’il avait un cerveau suffisamment large pour avoir beaucoup de noms en mémoire…
Heureusement, le mentor resta dans son rôle. Il prit une petite voix, s’inclina légèrement, et renforça le propos d’Ahmès :
« Sauf votre respect, nous venons tout juste d’arriver à Karond Kar, et nous avons entendu dire que monsieur Malsydrior était un homme d’honneur à respecter en ville.
En tant que nouveaux arrivants, nous voulions donc présenter nos hommages, et notre respect. »
Le singe grogna. Il semblait vraiment un peu demeuré. Heureusement, Masthel avait appris à son élève comment mettre à terre quelqu’un de plus grand et plus costaud que lui : lui piétiner le pied, frapper sa rotule, annihiler son allonge le plus rapidement possible… Il y avait des endroits à frapper et écraser pour réduire son avantage à néant.
« Oué, oué, mais quand même, j’vais- »
Un sifflement l’arrêta.
Le gros Elfe se retourna. Malsydrior, l’Elfe avec un anneau dans le nez, s’était un peu élevé dans son divan. Il éloigna la singette peu habillée de ses genoux en lui faisant un signe de main. Et, avec la même nonchalance, désigna Thallan et Narbeth.
« Nutal, laisse-les se présenter. »
Nutal croisa des bras. Montra bien sa présence imposante.
« Zêtes armés ?
– Si nous ne l’étions pas, monsieur Malsydrior nous prendrait-il au sérieux ? »
Le chef de la pègre rit. Alors, Nutal s’écarta un tout petit peu et laissa les deux s’approcher.
D’ici, on dominait le Bréa. On pouvait voir tous les joueurs, tout le bar, toute l’estrade sur laquelle des danseurs ou des musiciens devaient endiabler les soirées. Sur une table devant son divan, on trouvait une pipe à opium, et deux verres d’alcool. La petite singe, une jolie chose rousse à la peau pâle, le cou cerné par un cercle de métal, papillonna de ses grands cils maquillés, et réclama quelque chose avec une voix de gamine dans sa langue de singe — du reikspiel, la langue des singes priant un homosexuel portant un marteau et annoncé par une comète, Sigmar. Malsydrior lui rétorqua quelque chose dans sa langue à elle, et, avec un grand sourire, elle posa la pipe à opium dans sa bouche, qu’elle alluma au nez des deux Elfes.
« Je vous en prie, installez-vous. C’est rare d’avoir des gens qui viennent me présenter leurs hommages… Mais t’as l’air d’avoir une sorte d’air de dandy, l’ancien. »
Masthel sourit et fit un signe de tête, en prenant place sur un bout du canapé. Il laissait à Ahmès le côté juste en face, tout près de la singette peu habillée.
« Pardonnez Nutal. Il fait ça à tout le monde. Pas très futé, mais il est très fort pour buter tous les gens qui s’approchent trop de moi.
Les nobles dans cette ville voyez-vous, ils me pissent à la raie depuis leur esplanade. Mais bizarrement, dès qu’il s’agit de calmer des corsaires, ou de retrouver des esclaves qui s’enfuient, là, ils me donnent du « Môsieur » Malsydrior… Ah là là, putains de Karond Karis…
J’ai l’droit d’insulter Karond Kar, vous venez donc pas d’ici ?
– Clar Karond, monsieur.
– Ah, ah… Faites en sorte que l’archontesse des arènes, cette bonasse de Kheldri, l’apprenne pas. Les gens de Clar Karond c’est ses grands rivaux. Trop de maîtres des bêtes excellents là-bas, vous voyez ? Encore qu'elle est du genre à être tellement en rogne contre ses ennemis, elle peut coucher avec. C'est ce genre de tarée.
Mais je vous en prie, je suis mauvais hôte. C’est quoi votre poison ? Alcool, opium, putes ?
– Verre d’eau pour moi-même. »
Malsydrior papillonna des cils, puis s’esclaffa.
« Ouais, un vrai dandy, bordel.
Et toi le jeune ? T’es son fils ?
Tu dis que tu peux vendre ta lame et que t’as des infos pour moi. Je t’en prie. Dis-moi tout sur toi. »