– Anna Karénine, sorcière de glace du Kislev.
C’est une nuit claire à Karond Kar. Pour une fois, les nuages se sont dégagés, permettant de montrer l’éclat brillant de la lune grise, et un firmament d’étoiles qui tapissent la voûte céleste ; et même, comble de l’inquiétude, le petit scintillement lointain d’un croissant verdâtre. La lune magique est ici, facétieuse et annonçant de bien sombres présages. Ce genre de nuit est inhabituelle, dans un continent où le temps est constamment merdique — c’est une nuit où les plus superstitieux des Druchii demeurent chez eux, et où les militaires craignent de prendre leur tour de garde.
Sighi Drakilos, matriarche de l’une des plus grandes familles de la cité, a-t-elle prévu la météo pour cette nuit ? Ça aurait été un joli coup de bonneteau de sa part — car c’est ce soir et pas un autre qu’elle a prévu l’ouverture du Conseil de Famille, le tribunal dynastique qui lui permettra de raffermir son contrôle sur ses descendants, et remettre dans le rang ceux qui ont profité de leur nom de famille pour se vautrer dans le stupre pendant la décennie passée ; à moins que la réunion solennelle ne se retourne contre elle, et que les jeunes ne décident d’abattre la vieille afin de se débarrasser d’une dame au contrôle trop étouffant. Intrigues et rebondissements ; c’est pour ça que les Druchii vivent. Non par goût, mais par obligation. Ceux qui ne jouent pas à ce jeu meurent plus vite que ceux qui entrent dans la partie.
Des humains serviles s’activent dans l’immense jardin du manoir Drakilos — jardin est un terme tout à fait impropre d’ailleurs, c’est un terrain de plusieurs acres, la majeure partie n’étant qu’un sol stérile ne servant ni à faire pousser des plantes, ni nourrir des bêtes. Seule une petite partie du terrain permet de faire pousser des fruits et des fleurs exotiques, tandis que des pommiers arrachés à Ulthuan vivotent encore le long du long chemin pavé qui mène jusqu’au portail principal du domaine ; abreuver quotidiennement de tels arbres sur un terroir affamé est un effort coûteux, pour un rendement minuscule. Mais ces arbres représentent bien les Elfes Noirs — accrochés au passé, ils tentent de prospérer, quand bien même ils ne le pourront jamais. Quelques minuscules pommes trop acides sont nées sur les branches, et des esclaves ont trimé tout l’après-midi pour arracher celles les plus comestibles — elles seront dégueulasses, petites et dures, et pourtant, les Drakilos vont les manger avec le sourire. Ils ont mangé un fruit qui vient de leur terre promise. Ce sera plus sucré que tout le miel pillé à l’étranger.
Des serfs portent d’immenses fagots de bois. Ils forment des tas, depuis la matinée. Les tas de bois étaient devenues des colonnes. Et les colonnes devinrent des effigies. Quatre grands Elfes de paille, que l’on décore d’immenses colliers, de draps fins armoriés, de couronnes de fleur, de bijoux de toutes sortes — et sur ces statues de brindilles, on marque le nom des royaumes traîtres.
Avelorn porte une robe blanche de soie à taille de géant, et sur sa tête de fagots, on a placé un long tapis de chevelure d’or, faite de cheveux d’esclaves humaines qui ont été rasées régulièrement pendant des années, et liés bout à bout dans une confection de longue haleine.
Eataine porte des ailes, faites de plumes de Harpies — l’animal étant sacré à Karond Kar, il n’est pas chassé, et seules les créatures mortes naturellement peuvent être ponctionnées pour ensuite être rachetées et servir à cette décoration ; on imagine donc l’immense dépense que ce costume a représenté.
Ellyrion dégouline de sang. Tout le long des fagots, on avait levé par des poulies des têtes tranchées de chevaux — de magnifiques poneys Kislévites, décapités à la chaîne par des soldats qui s’improvisèrent bouchers. Ainsi, une vingtaine de ces bêtes voyaient leurs têtes aux yeux vides suspendus au-dessus du sol.
Et le pire, c’était Tiranoc. L’Elfe de paille représentant l’ancien allié de Malékith avait été décoré de marguerites. Des petites fleurs blanches. À côté des trois autres, on se serait dit que ce n’était pas si incroyable que ça. Ce serait se tromper. Quiconque connaissait l’histoire des Elfes savait que, fut un temps, Tiranoc était le royaume le plus fertile et le plus fleuri de tout Ulthuan ; la Déchirure l’avait ruinée, moins à cause des combats que des archimages de Saphery, qui avaient pratiqué une politique de la terre brûlée pour anéantir les vivres de l’immense armée de Malékith. Tiranoc avait payé sa trahison plus chèrement que tous les autres. Ils étaient déjà une cause perdue. On se remémorait leur souvenir, en moquant leur état actuel : Tiranoc était aussi désolée que l’était Naggaroth. Ainsi sont récompensés ceux qui avaient reconnus Bel-Shanaar comme monarque.
Ces Elfes de paille avaient dû requérir des centaines de milliers de souverains d’or à bâtir. Peut-être même que ça chiffrait dans les millions — les Druchii n’ont pas réellement de comptabilité, ils payent presque tout en nature, ils évaluent leur fortune en esclaves, en têtes de bétail, en nombre de navires, en cargaisons dans les entrepôts. Et il valait mieux ne pas trop chiffrer son pécule — ça attirait les jalousies, et les Elfes Noirs sont paranoïaques.
Il n’empêche. C’était une décadence absolue. Une preuve du fric immense que possédait Sighi. La richesse des Elfes de paille était à la hauteur de sa richesse à elle. C’était un spectacle pour impressionner ses invités et ses proches.
Et qu’allaient-ils faire, de tout ça ?
Ils allaient les brûler. Tout détruire, et les répandres en poussières vers les Cieux. Ils allaient les offrir aux Dieux. Car dans une société où il n’y a aucune confiance, il ne peut y avoir aucune valeur fiduciaire — alors seuls les Dieux méritent vraiment la richesse.
Il y avait une femme qui n’avait pas la conscience tranquille, quant aux Dieux. Et peut-être pas qu’envers eux.
Cela faisait une semaine complète — huit jours — depuis que Rekhilve avait quitté Akisha Drakilos. Depuis, l’ancienne seconde-en-rang pour hériter de la dynastie Drakilos avait été transférée discrètement au palais, pour retrouver sa chambre vide. Et il n’y avait plus eut qu’à attendre, enfermée dans ce grand boudoir désespérément calme. Akisha n’était pas une dame qui aimait trop la fête et le luxe, mais même pour elle, ce calme était devenu oppressant. La pneumonie contractée en Norsca avait refait surface — comme si son esprit blessé endolorissait également son corps. Tromper l’ennui avec des esclaves humains était une solution, mais pas pérenne ; même la plus belle singe du sérail des Drakilos n’avait pas les yeux de son Ombre.
Elle avait vu des têtes familières passer présenter brièvement leurs hommages. Ils ne s’attardaient jamais trop longtemps. Kecer, Aeman, Harun, Lirva… Des Elfes qui avaient refait leurs vies aux quatre coins du continent, obligés de revenir un par un à Karond Kar, forcés sous peine d’être mis au ban et considérés exclus de la dynastie. Ça ne faisait plaisir à aucun d’entre eux d’être là. Ils craignaient de tout perdre, de voir leurs péchés livrés en plein jour. Mais la carotte et le bâton faisaient le travail — personne n’avait envie de perdre la faveur de Sighi, et à l’inverse, chacun pouvait espérer la gagner dans les prochains jours. Être investi de nouveaux pouvoirs. Recevoir des récompenses, peut-être le commandement de l’Arche Noire familiale, l’Augure des Larmes d’Isha. Chacun occupa une chambre, ou juste une pièce transformée en chambre quand ils n’étaient pas assez hauts dans l’organigramme familial. Pour certains, ces vacances à Karond Kar allaient rappeler les baraquements du service militaire…
Akisha avait également vu passer des têtes nouvelles. Des militaires portant la livrée blanche dynastique, mais dont les visages ne lui disaient rien. La guerre civile dans laquelle s’était lancée Sighi avait été coûteuse en troupes — beaucoup des gardes habituels de la famille avaient été tués ou blessés dans différentes actions coup-de-poing. Sighi doubla bien les effectifs de la garde, et engagea de nombreux corsaires et ex-soldats désargentés de toutes sortes, mais leur loyauté était fortement questionnable. Le manoir Drakilos ne ressemblait plus tellement à un palais royal, il ressemblait maintenant à une garnison militaire. Les esclaves étaient les plus inquiets du changement. On ne les entendait presque plus jouer de la musique, et ils s’attelaient plutôt à barricader des fenêtres et renforcer des portes avec des cerclages de fer. On se préparait à un siège, et il fallait transformer le manoir en château-fort.
Ce soir, le conseil s’ouvrirait avec une grande cérémonie. Les quelques retardataires avaient intérêt à se dépêcher — une fois le grand portail verrouillé, plus personne ne serait autorisé à rentrer ou sortir avant que le conseil ait tranché toutes les questions qui auront été soumises à son consensus. On ouvrirait la soirée par un sacrifice et une messe. Puis on engagerait un immense banquet, dans lequel boire serait une obligation ; quel est l’intérêt de se dire au-delà des tentations si on n’y est jamais soumis ?
Akisha avait eut l’après-midi pour se faire belle. Prendre un bain de lait d’ânesse, se revêtir d’une robe avec des bijoux, être coiffée par ses esclaves avec une chevelure impeccable. Il fallait qu’elle fasse bonne impression. Pour quoi ? Pour rien. Elle n’avait rien à gagner ce soir. Elle avait préparé cette soirée dans le dos de tout le monde, avec sa petite sœur. Devant le conseil, elle assumerait l’échec de l’opération en Norsca, et proclamerait que c’est la petite Megeth qui a sauvé les meubles et permit de ramener et des dizaines d’esclaves, et la bague dynastique qui marquait la famille comme une dynastie nobiliaire par la volonté du Roi-Sorcier. Megeth serait auréolée d’un nouveau prestige, alors qu’Akisha deviendrait le mouton noir de la famille.
Au moins pouvait-elle profiter de ce soir, puisqu’elle n’avait rien à gagner.
L’Isaltau, c’est-à-dire le maître d’hôtel de la famille Drakilos, vint toquer à la porte d’Akisha tard dans la nuit. Gilerien annonça à Akisha qu’elle était attendue devant le jardin — ils allaient pouvoir assister à l’incendie des Elfes de paille. Et elle allait pouvoir se mêler à tout le reste de la famille.
Une fois Gilerien partit, Akisha put sortir, et suivre une longue allée qu’elle connaissait par cœur — elle jouait ici quand elle était gamine. Escortée de serfs, elle put remettre aux esclaves les effets personnels dont elle pourrait éventuellement avoir besoin — sa drogue et ses remontants offerts par ce taré de Magnouvac, par exemple.
Un jeune Elfe, du moins de son âge, se tenait devant un balcon, les mains dressées sur la rambarde. Il était beau. Élégant. Vêtu d’un grand doublet violacé bien feutré. Il avait changé…
C’était Aeman Drakilos. L’actuel chouchou de Sighi. C’était un cousin d’Akisha, le petit-fils d’un des dynastes tués par Lokhir Fellheart, durant une vieille guerre civile.
Enfants, Aeman et Akisha étaient inséparables — ils n’arrêtaient pas de ruer ensemble. Aeman s’en fichait qu’Akisha soit une fille ; il salissait toujours sa robe en la poussant par terre ou en la frappant. C’est pour ça qu’elle l’adorait, il l’avait toujours traitée comme une égale, comme une corsaire.
Il était devenu bête. Irascible. Violent et irréfléchi. Un véritable indépendant, Aeman avait décidé de s’engager dans l’armée volontairement, alors que Sighi avait prévu que cette obligation saute, après un pot-de-vin à Naggarond. Mis à la tête de la fabrication d’arbalètes, un commerce que détenait la dynastie, il n’avait jamais pris son travail au sérieux et avait failli provoquer la faillite de l’affaire, avant que dame Mesani ne vienne en urgence sauver les meubles.
Le rêve d’Aeman était d’intégrer la garde noire de Malékith. On le lui avait interdit. Alors il était devenu corsaire.
Et maintenant il était là, à regarder les Elfes de paille. Il attendit qu’Akisha vienne naturellement à côté de lui pour engager la conversation, sans même la saluer. Réflexe de quand ils étaient gosses, sûrement.
« Mamie a mit les petits plats dans les grands. »
Mamie. Sighi pouvait l’égorger si elle l’entendait l’appeler comme ça.
« Je fais un pari avec les autres, chacun mise un esclave : on se demande quel prêtre de quel Dieu la Sighi a choisi d’inviter.
Presque tout le monde dit Khaine, histoire de pas être trop original. Moi, je ne sais pas pourquoi, mais je sens bien Mathlann ; elle a toujours été très tournée vers la mer et l’aventure, notre matriarche.
Tu joues avec nous ? »