Opinion d'un mercenaire tiléen sur la nature des femmes de Luccini après l'écrasante défaite des près de la Mattoria.
Trois nuits. Trois nuits depuis qu'on l'avait dépossédé de tout sauf de son titre et de ses habits. Khael cet enfant de catin asur... Trois nuits. Le ciel était couvert de ces impétueux nuages d'orage qui couvaient tout l'hiver au dessus de Naggaroth. Trois nuits. Trois nuits qu'elle respirait encore toutefois.
Une vague frappa la proue, envoyant bouler tout ce qui n'était pas solidement accroché sur leur coquille de noix.
Trois nuits. D'un temps exécrable comme Naggaroth en avait le secret. Trois nuits ballotée sur la mer traitresse comme la dernière prise d'une bande d'agioteurs au rabais.
L'avantage de la nuit des supplices, c'est que la moitié d'Har Ganeth patauge dans les entrailles pendant que les épouses de Khaine, les mégères d'Hellebron, ces grosses putes de Furies ricanent, repues de tous les vices. Dans ce chaos absolu, ce relâchement organique et putride où l'on se libère d'une année entière à ronger son frein, rien n'était plus facile que de disparaitre.
Avec presque rien, mais tout ce qui lui restait, la noble déchue avait traversé le spectacle macabre à en avoir du sang jusqu'aux cuisses. Pour fuir. Ou plutôt, anticiper sa revanche prochaine et implacable, comme on disait chez les elfes noirs. Heureusement, la parentèle de sa famille n'était pas encore au courant du changement de propriétaire. Et alors qu'une aube rouge se levait sur la cité des Exécuteurs, les Reavers étaient revenus à quais.
Vanthief était tout sauf un elfe respectable, c'était un vieux corsaire, un prolétaire à la trogne creusée par une vilaine blessure causée par les Mon-keighs. Mais il était dans les papiers de son père comme tout un tas de monde. Et il n'y avait pas eu besoin de beaucoup pour le convaincre de l'embarquer elle et ses affaires. Loin.
Jusqu'à Karond Kar.
Entre les flots déchainés qui retournaient l'estomac et la puanteur de son équipage de vieux planqués qui vivaient de liaisons entre les différentes cités, c'était tout sauf une sinécure. Mais elle était en vie. Et Lelith pouvait se tourner vers ses deux montures, entassés avec elle dans la cale.
Il y avait Artax, le coursier de ce connard de Khael. La bête piaffait à chaque secousse et menaçait de rompre son paddock. Mais un cheval coutait cher. Cela servirait. Günter lui, Günter était mutique.
Cette grosse trogne de Nordlander, race d'humains parmi les plus solidement bâtis, et elle ne parlait pas que de son tour d'épaule, qu'elle ait eu l'occasion de découvrir au cours de ses excursions maritimes, ne pipait pas mot depuis trois jours. C'était au détour d'une ruelle, accolée à sa maisonnée violentée, qu'elle l'avait trouvé, affalé dans un tas de corps tièdes. Les participants à l'orgie annuelle n'avaient pas manqué de prendre leurs aises. Mais l'esclave n'était pas de la trempe des petites servantes humaines et des prolétaires elfes aux boyaux sensibles. Il avait survécu.
Il fixait la flotte où les rats flottaient péniblement. Quel rafiot minable. En plus, devait-elle dire à cette bande de forbans crasseux la vérité ? Probablement pas. Une noble déchue ça valait une fortune. Surtout si Khael mettait une prime sur sa jolie frimousse. Il fallait rallier Karond Kar, et de là, on verrait. Le monde était grand. Et il se plierait à elle. C'était une druchii après tout. Faite pour régner.
"Bonsoir m'dame Dar'Khan. J'espère que la traversée est à votre gout !"
Ce connard de Vanthief rigolait sous son foulard encrouté de sel, c'était sûr.
"Si votre obligeance a l'élégance de m'accompagner sur l'pont. J'ai une bonne nouvelle pour elle."
Les matelots s'échinaient sur les cordages pour que la voilure se plie à leur volonté. Le vent avait gonflé le tissu noir avec une telle force que le navire donnait l'impression de décoller à chaque creux, pour atterrir encore plus lourdement l'instant d'après. Mais au loin de cette mer en furie, il y avait des lueurs. Au sommet de tours noires comme les cieux.
"La Porte des Esclavagistes, nous y seront à la matinée !"
Le reste de la nuit fut courte, froide, et trempée.
Au matin, du moins si on pouvait considérer la mélasse de grisaille qu'était le ciel comme le matin, la ville était devenue plus que des lueurs, l'elfe pouvait discerner les hautes tours, les murailles, les quais, les navires qui mouillaient. Et le ballet incessant des harpies.
Il y avait quelques colonies à Har Ganeth, mais aucune n'égalait le spectacle des nuées de Karond Kar. Le claquement des ailes de cuir sonnait comme le tonnerre, leurs cris stridents déchiraient l'air comme la foudre.
Un bruit sourd cogna contre le pont du Reaver, l'elfe se retourna, l'équipage fixait, goguenard, des harpies qui s'étaient posés sur la poupe. Elles fixaient les bipèdes de leurs grands yeux noirs avec une curiosité malsaine. Inclinant la tête sur le côté. La créature sacrée de la cité des Corsaires et des Parias.
"Pour les Corsaires, une harpie qui se pose sur un navire est un signe de bonne fortune. Il est temps que vous vous intronisiez à ces coutumes m'dame." Et d'ajouter en désignant le seau du coin de son œil torve. "Personne que vous pourriez r'gretter."
La vue de la pitance excita les bêtes ailées qui attrapaient goulument les morceaux que Lelith daigna leur lancer avant de les déchiqueter et de les avaler. Après leur casse-croûte, les harpies satisfaites s'envolèrent, non sans reprendre leurs chamailleries aériennes. Le Reaver quant à lui était dans la baie, surplombé par les tours jumelles qui gardaient l'entrée de la mer traitresse, la Porte des Esclavagistes. La première étape de son voyage prenait fin. Mais l'épopée de sa vengeance ne faisait que commencer.